Notre société est aujourd’hui plus éclatée, les solidarités anciennes sont mises à mal tandis que de nouvelles commencent juste à émerger dans une économie mondialisée. Dans bien des domaines le pire côtoie le meilleur : les énergies renouvelables et le nucléaire mortifère de Fukushima ou l’espace de liberté d’internet et la surveillance massive de la NSA, les financements solidaires et les mafias des banques offshores.
Ce monde à venir est profondément révolutionné par la troisième mutation des échanges entre les hommes et les femmes ; celle du numérique après l’invention de l’écriture puis de l’imprimerie. [2]
Cet article présente, à travers une expérience locale, l’apprentissage d’une gouvernance contributive, à même de favoriser l’implication, le développement local, l’innovation sociale et le partage. Il se veut une ouverture à une discussion plus large, celle du sens à donner, de cette république à l’heure du numérique qui transforme profondément la société. Comment inventer sous l’angle du territoire local, là ou nous habitons et travaillons, un mode de gouvernance contributive qui implique, relie avec un souci du partage et d’une planète aux ressources limitées.
Une suite qui reste à écrire ….
Politique publique du numérique et démarche contributive
Elu local à la citoyenneté, la démocratie locale et internet à Brest en 1995, le volet numérique était au départ un axe secondaire que j’ai sollicité parce que sensibilisé par mon travail à la Direction de la Formation à Telecom Bretagne aux mutations de société qu’allait entraîner le numérique [3]. C’est l’implication des acteurs locaux au sein du groupe « Citoyenneté et Nouvelles Technologies » qui a permis d’enclencher, avec des moyens réduits, un mouvement d’appropriation sociale de cette révolution naissante du numérique.
Un réseau en proximité des ’PAPI’ points d’accès public à internet et l’apprentissage du « faire avec »
A la fin des années 90, pour faciliter une découverte de ce nouveau monde de l’internet, nous avons proposé la création de « PAPI » dans les lieux qui accueillent des publics, en proximité des habitants. En s’appuyant sur les bibliothèques et équipements de quartier, facilité par le dispositif « emploi-jeunes », un réseau de plusieurs dizaines de lieux d’accès s’est rapidement développé. Chaque année 5 à 10 nouveaux « PAPI » ont rejoint le réseau assurant une couverture complète de la ville en 2011 dans les centres sociaux, maisons pour tous et patronages laïques.
Le choix de proposer un accès public accompagné dans les lieux ordinaires fréquentés par différents publics est fondateur. Chaque structure avance à son rythme et rejoint le réseau quand elle en voit l’intérêt. Cet accès public dans les lieux existants favorise la diffusion des usages d’internet parmi les acteurs de la médiation sociale dans le tissu associatif et les services publics.
Aujourd’hui le réseau compte 108 « PAPI » [4] dont beaucoup de lieux de l’action sociale qui accueillent des personnes en situation de précarité ou d’isolement, tels les Restau du coeur, des structures d’hébergement (FJT, maisons de retraite). Deux projets « internet pour tous » [5] ont permis de toucher les personnes éloignées du numérique en alliant accès à 1€ par mois, mise à disposition d’ordinateurs, de multiples ateliers et visas de compétences numériques.
Le projet « internet pour tous » [6] en habitat social permet de toucher dans les quartiers les personnes éloignées du numérique en alliant un accès à 1€ par mois (5Mb/s) avec une mise à disposition d’ordinateurs, un accompagnement des premiers pas, de multiples ateliers dans le quartier et la possibilité de passer des visas de compétences numériques. Ce prix très bas est obtenu par le biais d’un contrat collectif soumis à un vote des habitants qui va concerner 4 autres quartiers en 2014.
Dans cet accès accompagné de proximité, nous avons appris l’efficacité du « Faire avec » qui touche l’ensemble des acteurs avec un budget modeste et enclenche une appropriation du numérique par les acteurs associatifs, futurs porteurs de projets. Dans les projets « internet de quartier,internet de rue » en partenariat avec ATD Quart monde, les animateur-ice-s nous ont appris l’importance de la médiation numérique en attention aux personnes, l’usage d’internet et du multimédia pour la reconquête de l’estime de soi.
L’appel à projet ou l’accompagnement des envies de faire
Second volet de cette démarche, un appel à projet épaule chaque année la réalisation de dizaines d’initiatives (49 en 2013) ; toutes retenues dès lors qu’elles s’inscrivent dans lesaxes proposés. L’apport de la ville est modeste (limité à 2300 € par projet) mais cela suffit pour que l’envie de faire se concrétise. Des dizaines d’innovations voient le jour tel le projet inter-générations qui met des élèves des dispositifs relais en situation d’être professeurs auprès de personnes très âgées et de leur tenir la main dans la manipulation de la souris, eux qui étaient en échec à l’école et ne tenaient pas en place.
Un bilan réalisé en 2007 nous a appris que la mise en réseau des acteurs est aussi importante que la subvention. Les rencontres autour de projets de webradio, de médiation auprès des personnes isolées, de la constitution de biens communs (photothèque collaborative), de fermes de services (chacun peut y disposer d’un service de mel, de listes de diffusion, de sites web multimédia) diffusent dans la ville une culture commune de l’innovation sociale numérique et de la coopération.
Cette abondance de projets (près de 500 depuis le début) a été facilitée par ces dizaines d’ateliers [7] autour de l’écrit public et de l’usage des nouveaux outils, de l’expression audio et vidéo, des logiciels libres.
L’importance du "donner à voir"
Un autre trait de cet appel à projet réside dans le parti pris du « donner à voir » : chaque projet est publié sur le magazine participatif a-brest. Une mise en place qui n’a pas été simple ! Car les porteurs d’initiatives ne sont pas habitués à expliquer leur projet, le raconter et le partager en le publiant. Les financeurs n’ont pas conscience de la richesse de l’innovation « donnée à voir » qui valorise les personnes, reconnaît ceux qui font et favorise de nombreuses rencontres.
Ce souci du « donner à voir » et de l’écriture ouverte est aussi celui des sites participatifs brestois, initiés par « @-brest » qui publie une vingtaine d’articles par semaine et diffuse une lettre hebdomadaire à 1500 abonnés. En 10 ans plus de 10 000 articles ont été publiés par plus d’une centaine de rédacteurs, sans rencontrer de difficultés autre que celle d’inviter à publier ! Et petit à petit ce changement culturel d’un site de la collectivité ouvert en écriture, s’est diffusé avec l’envie de participation d’élus et services dans un réseau qui compte aujourd’hui 10 sites participatifs sur l’action sociale, la citoyenneté, l’égalité femme-hommes, la solidarité internationale ou l’économie sociale et solidaire.
Cette démarche participative est un succès local tant du point de vue du lectorat que dans l’écriture. Malgré l’absence de problème dans la modération (moins d’un article sur 1 000 pose question) cette écriture ouverte ne s’est guère diffusée au delà de quelques délégations à Brest. Ouvrir l’écriture sans « maître du web » représente un saut culturel pour les collectivités locales. Comme nous l’avons appris la diffusion d’une culture du « donner à voir » et du « faire avec » en attention aux initiatives, du travail en réseau ouvert et du partage est un long chemin dans une société marquée par la compétition et l’organisation hiérarchique où l’école nous apprend à « cacher notre copie » et travailler seul.
Un apprentissage du libre et des pratiques collaboratives
La société du numérique nous confronte pour la première fois de notre histoire à l’abondance. Copier un logiciel, une œuvre numérisée ne coûte presque rien et ne prive pas celui qui la possède. Les développeurs du logiciel libre, les contributeurs de wikipedia ou les profs de Sesamath qui font le choix du libre et de la coopération ont inventé de nouvelles pratiques et méthodologies qui permettent de gérer l’abondance. Ces pratiques collaboratives ne sont pas nouvelles, elles sont vivantes au sein des principes de solidarité, de la coopération en recherche. Avec la diffusion du numérique dans la société elles constituent aujourd’hui une méthodologie efficace6 pour gérer cette abondance amenée par les technologies du numérique.
C’est à travers le CD bureau libre, compilation de logiciels de bureautique que nous avons fait à Brest la première expérience collective de coopération Plusieurs dizaines de personnes se sont impliquées pour choisir les outils, créer le graphisme, collecter les tutoriaux, réaliser l’installateur. Un gros travail pour parvenir en 3 mois à un produit simple d’installation, diffusé sur plusieurs années à 300 000 exemplaires en Bretagne et ailleurs. Et comme l’exprime Laurent Marsault d’Outils Réseaux ce fut pour beaucoup d’entre nous une expérience irréversible de coopération.
C’est sur ce terreau des réseaux de l’accès public de proximité, des projets et du choix partagé du logiciel libre qu’est né le second projet collaboratif structurant : wiki-brest. A l’image de wikipedia nous avons voulu ouvrir un espace d’écriture collaborative portant sur le patrimoine et le vivre ensemble au pays de Brest.
Histoires de lieux, de personnes, de travail, géographie, tranches de vie, chansons, articles encyclopédiques, Wiki - Brest c’est une écriture qui relie habitant-e-s, journaux de quartiers, associations, artistes, bibliothécaires, enseignants... et vous invite à écrire
Partis d’une page vide, nous avons collecté quelques dizaines d’articles avec le souci d’une écriture ouverte à tous : recettes de cuisine, petites anecdotes.. Un an plus tard, après des dizaines d’ateliers d’initiation, les centaines d’articles ont été organisés autour d’une première structuration thématique du wiki. Nous avons appris de wikipedia les techniques du portail qui ont permis de proposer des espaces pour les équipements de quartier qui y racontent leur histoire, les journaux de quartier qui en font leur mémoire publique rendant visible des dizaines de numéros anciens.
Cette écriture collaborative ne va pas de soi et le succès de wiki-brest tient beaucoup au travail d’animation par les centaines d’ateliers, les wiki-journées, les wiki-contoirs où les auteur-e-s présentent leurs écrits. En janvier 2014, wiki-brest compte 4 008 articles, 12 068 fichiers multimédia, 1128 utilisateurs enregistrés, 17 administrateurs et 18 millions de pages vues avec des dizaines de portails thématiques créés au fil des collectes.
Le projet a servi de support à une large information sur les droits d’auteur et l’élargissement des libertés d’usage. Que peut-on mettre en ligne ? Sous quelle licence ? Tout cela est loin d’être évident. De cette sensibilisation sont nées les semaines « Brest en biens communs » organisées depuis octobre 2009, 2011 et qui associent un nombre croissant de partenaires concernés par ces questions de droit d’usage et soucieux d’élargir les communs. Un petit événement devenu cette année « Villes en biens communs » avec la participation d’acteur-ice-s d’une trentaine de villes.
Avec wiki-brest nous avons aussi appris et diffusé l’usage des wikis. Pour chaque projet, chaque rencontre, nous ouvrons une page écrite en direct lors des réunions et construite de manière ouverte qu’il s’agisse du « Forum des usages coopératifs », du « Centre de ressources de l’accès public au pays de Brest » ou des études de l’économie sociale et solidaire. Un wiki recense aussi tous les textes publiés par le service, les bilans, évaluations, rapports d’activité, études et rencontres auxquels nous participons.
Un apprentissage des pratiques collaboratives
Le travail en réseau, la coopération ne sont pas des habiletés apprises à l’école, transmises par la famille ou mises en œuvre dans l’activité associative ou professionnelle. Les formations-action « animacoop » d’une centaine d’heures sur 15 semaines, réalisées avec l’association Outils Réseaux apportent l’outil méthodologique qui outille les acteurs de l’innovation sociale au pays de Brest. Et même si former une centaine de personnes est petit, cela maille déjà le territoire avec des acteur-ice-s ayant une culture commune de la coopération et du partage.
Cela facilite l’émergence de réseaux contributifs tel « doc@brest » qui regroupe plus de 120 documentalistes brestoises et auto-organise ateliers de formation, copy-party ou biblioremix. Un peu comme pour les sites participatifs, cette culture de la coopération, de l’expression ouverte et du partage diffuse lentement dans la collectivité à travers des projets transversaux comme la semaine des droits de l’enfant, le médiablog coopératif le portail des savoirs, ou les cartes ouvertes L’appropriation par des associations comme l’hébergeur associatif Infini, la ferme de service libranet de la Maison du Libre le wikidébrouillard
des p’tits deb’ de Bretagne ou la cantine numérique et collaborative marquent une avancée de cette culture de la coopération et du partage.
L’exemple du « Tyfab » et du « Telefab » ateliers de fabrication d’objets sont exemplaires de cette émergence d’une culture du partage et de la coopération avec par exemple cesOpen Bidouille Camp qui accueillent plus d’ un millier de personnes dans une foire du faire soi-même entièrement auto organisée, rendant compte d’un mouvement de société autour du Do It Youself, des circuits courts et de la consommation collaborative.
C’est dans une politique publique du numérique que nous avons appris ces jalons du « faire avec », de l’attention aux initiatives, du « donner à voir », de la coopération et du partage. Et c’est un vrai plaisir de constater aujourd’hui cette émergence d’initiatives non plus proposées mais accompagnées par la collectivité.
Mais le numérique transforme toute la société et il est intéressant de se poser la question de la transférabilité de ces démarches dans une société plus horizontale, où le numérique ouvre de multiples espaces d’initiatives et de travail en réseau.
Une innovation sociale abondante mais peu reconnue
En parallèle dans notre société confrontée à de multiples crises sociales, économique et écologique, les initiatives se multiplient autour des circuits courts, des territoires en transition, de la réutilisation, du bricolage, de monnaies locales.Libres, solidaires et durables, tout autour de nous des centaines de personnes s’impliquent dans des innovations sociales qui ont à cœur de mieux rendre un service au public, de prendre en compte des besoins non satisfaits, de faire vivre de nouvelles solidarités, de faire plus avec moins de consommation, moins de gaspillage, d’élargir les biens communs.
Des exemples comme les jardins partagés, les compost collectifs au pied d’immeubles mettent en mouvement des centaines de personnes des quartiers populaires brestois.. De façon massive la jeunesse s’approprie le partage de musique, le co-voiturage, inventant de nouveaux modes de consommation basée sur l’usage et non plus la possession. Des dizaines d’initiatives maillent la cité pour relier au plus court, producteur et consommateur, s’initier au faire soi-même, organiser des recyclages, développer les énergies renouvelables ..
Et cette innovation sociale est abondante, dans les services publics, les quartiers, la culture, les solidarités, la santé, l’habitat participatif, l’économie sociale et solidaire, l’éducation. Rien que dans les domaines de la citoyenneté, des usages du numériques et de l’économie sociale et solidaire nous en avons déjà collecté et publié une soixantaine. Sur un territoire comme le pays de Brest, des centaines d’innovations restent encore locales, cloisonnées et gagneraient à être mises en réseau. C’est le but du projet Bretagne Creative que nous avons initié en lien avec les associations Collporterre et Tiriadet en partenariat avec Imagination for People pour collecter et accompagner les démarches collaboratives en Bretagne.
Le numérique rend possible une démultiplication de l’’expression, de la mise en relation, des échanges de communication, du travail en réseau, du partage . Il peut faciliter une évolution vers une société contributive qui relie, inclue et augmente la capacité d’agir de chacun-e. L’efficience des pratiques collaboratives apprises du logiciel libre, ou de dizaines de projets comme wikipedia, les cartes ouvertes, Sesamath peut ouvrir de nouveaux possibles dans la mise en réseau des innovations sociales ouvertes, clé d’une transition vers une société plus solidaire et durable.
De la participation à la contribution
Depuis une quinzaine d’années les municipalités ont mis en place des espaces d’information - consultation pour réduire la distance entre les gestionnaires du territoire local et les administrés. Ces lieux ont leur utilité telles les visites de quartier qui ont appris aux services à prendre en compte l’expertise d’usage des habitants en amont des travaux ou les processus de concertation sur les aménagements qui permettent un débat public. Autour des conseils de quartier c’est toute une palette de participations qui se sont développées : information, consultation, concertation et parfois co-production. Mais les villes se sont vite trouvées confrontées aux limites de ces formes de consultation-concertations où les jeunes et les personnes en difficultés sociales sont peu présentes.
La ville c’est tout un tissu d’associations qui crée du lien dans l’éducation, la culture ou les loisirs et les formes participatives restent d’actualité dans le fonctionnement des structures de quartier et de nombres d’associations.
Mais la ville est aussi riche de myriades d’envies de faire, de personnes qui s’impliquent pour une économie sociale et solidaire, les territoires en transition, ou plus de solidarité. Et ces premieres éléments d’une gouvernance contributive appris dans cette politique publique du numérique peuvent enrichir la démocratie à l’heure du numérique, comme la participation a pu enrichir la démocratie représentative.
Articuler le « faire avec », « l’attention aux initiatives », le « donner à voir », outiller aux pratiques collaboratives et au partage peut développer de nouvelles solidarités qui renforcent la capacité d’agir des personnes.
Mais passer d’une attitude de prescription des élus à celle d’animation de réseau soucieux est un changement culturel long au rythme de l’évolution des personnes qu’il nous faut accompagner. La culture contributive est encore peu répandue dans un mode de gestion qui reste vertical et cloisonné.
Si nous voulons voir développer l’apport contributif des acteur-ice-s de la cité , il nous faut nous interroger-s sur les freins et facilitations. L’envie de partage et de coopération sont essentiels mais aussi une estime de soi qui réduit l’appréhension à l’ouverture et facilite la co-construction.
Après cet article qui retrace un cheminement local, il reste à agréger d’autres expériences, analyser les forces et faiblesse de cette gouvernance contributive, mieux la définir et en comprendre les ressorts et les effets. Et comme le numérique transforme l’ensemble de la société, c’est aussi autour de la compréhension de la société contributive qu’il faudra nous tourner qu’il s’agisse d’économie, de culture, de citoyenneté ou ou d’éducation.
Merci de vos remarques, liens, expériences pour faire avancer cette réflexion.
Michel Briand, élu local à Brest et acteur des réseaux coopératifs