Zéro pointé pour YouTube à l’école du droit d’auteur ?

YouTube a défrayé la chronique cette semaine en retirant à la demande de TF1 pour violation du droit d’auteur le montage « Pernaut au pays des merveilles », réalisé par le journaliste Bastien Hugues pour critiquer le caractère lénifiant et manipulateur du style du présentateur phare du JT de la première chaîne.

Malgré une contestation du retrait de la part de l’auteur de ce remix, invoquant le bénéfice de l’exception de caricature prévue par le droit français, YouTube a choisi de ne pas remettre en ligne la vidéo, alors que celle-ci reste visible sur DailyMotion.

Droit d’auteur : 1 , Liberté d’expression : 0… : pourquoi ce déséquilibre dans le droit français ?

Ce n’est pas la première fois que TF1 est accusée d’instrumentaliser son droit d’auteur pour censurer des vidéos susceptibles de nuire à son image. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est de cerner par quels mécanismes juridiques le droit d’auteur est parvenu à prévaloir sur la liberté d’expression, alors qu’il s’agit théoriquement de deux principes d’égale valeur, reconnus par notre droit.

La manière dont YouTube procède au retrait des vidéos à la demande des titulaires de droits a pu susciter des critiques, notamment aux Etats-Unis, où plusieurs associations de défense des libertés ont décidé de renvoyer YouTube à l’école du copyright pour qu’il révise les fondamentaux.

Mais en France hélas, je crains que le mal ne soit plus profond et que ce soit en raison d’une dérive du régime de responsabilité des hébergeurs que la liberté d’expression perde peu à peu du terrain au profit d’une conception dévoyée du droit d’auteur.
Renvoyer YouTube à l’école du droit d’auteur ?

YouTube a parfois une manière un peu particulière d’interpréter les lois sur le droit d’auteur…

En avril dernier, sous la pression des titulaires de droits américains l’incitant à plus de fermeté, YouTube avait publié une vidéo (YouTube’s Copyright School) pour rappeler à ses utilisateurs les règles essentielles de la propriété intellectuelle. La vidéo reprenait les personnages du cartoon Happy Tree Friends et YouTube avait annoncé que tout utilisateur recevant une notification de violation du droit d’auteur serait obligé de la visionner et de passer un test pour vérifier si les notions de base étaient bien assimilées (!). Pour les cancres, au bout de trois Copyright Strikes, suppression du compte YouTube !

L’initiative aurait pu être intéressante dans l’absolu, mais plusieurs commentateurs, et en particulier l’association Public Knowledge, firent remarquer que si cette vidéo présentait de manière efficace les interdictions liées au copyright, elle était beaucoup plus contestable à propos des mécanismes d’équilibre permettant de faire un usage légal des oeuvres protégées. C’est le cas en particulier du fair use (usage équitable), dont la vidéo donne une image caricaturale qui laisse entendre que cette disposition légale est quasiment inutile pour se dégager d’une accusation de contrefaçon. La conclusion de la vidéo en particulier indique que pour respecter le copyright, il faudrait poster des créations entièrement originales, dont l’utilisateur est l’auteur (chanson qu’il aurait écrite et vidéo qu’il aurait tournée lui-même). Or de telles directives sont trop restrictives en regard du droit américain et du fair use, qui admet assez largement la réutilisation de contenus protégées au nom de la liberté d’expression.

Pour contrer le message véhiculé par cette vidéo, Public Knowledge a eu l’idée de lancer un concours (Copyright School Vidéo Challenge) pour la création d’un nouveau spot qui présenterait les règles du droit d’auteur d’une manière plus objective et équilibrée. Le gagnant du concours a produit cette Fair Use School : Response to YouTube’s Copyright School, particulièrement intéressante à visionner pour mieux saisir les contours de l’usage équitable américain (mais j’aimais bien celle-là aussi !).

Cette vidéo montre en particulier comment le fair use permet de faire un usage transformatif des œuvres protégées et comment les utilisateurs américains de YouTube peuvent faire valoir leurs droits en opposant à un retrait d’une de leurs vidéos une counter-notice, qui force YouTube à remettre en ligne la vidéo et oblige les titulaires de droits à saisir un juge pour continuer à exiger le retrait (voyez ici).

Garder bien cela à l’esprit et retournons au cas « Pernaut au pays des merveilles » en France.
Par le trou de souris des exceptions françaises ?

Comme on peut le lire sur Rue89, Bastien Hughes, l’auteur de la vidéo retirée, a bien rempli un formulaire pour indiquer à YouTube qu’il contestait le retrait, mais la vidéo n’a pas pour autant été remise en ligne, ni TF1 forcée d’aller devant un juge.

Le journaliste faisait pourtant valoir deux exceptions au droit d’auteur, admises par la loi française (Art. L. 122.5 du CPI) : la courte citation et l’exception de caricature. Voyons ce qu’il en est sur le fond.

L’article de Rue89 nous indique ceci :

« [...]ma vidéo est un montage journalistique, au contenu critique et pédagogique. Ce qui lui permet aussi d’échapper aux droits d’auteurs. « 

Le L211-3 précise en effet que « les bénéficiaires des droits […] ne peuvent interdire […] les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées ».

Selon [l’avocate contactée par Rue89] Audrey Lefevre, son évocation est possible, étant donné que la vidéo est une succession de petites citations de Jean-Pierre Pernaut.

Je serais beaucoup plus réservé, car même si la vidéo de Bastien Hughes est bien constituée de plus d’une centaine de très courts extraits de JT de TF1 mis bout à bout, elle ne respecte pas les conditions fixées par la jurisprudence pour bénéficier de la courte citation (voyez ici). Les juges exigent en effet que les courtes citations audiovisuelles soient insérées dans des « oeuvres citantes » qui doivent rester autonomes par rapport aux emprunts à des oeuvres protégées et garder un sens même si l’on retire les extraits. Or ici, ce n’est pas le cas, l’oeuvre étant entièrement constituées d’extraits : elle ne peut donc bénéficier de la courte citation (j’aimerais qu’il en soit autrement, mais dura lex, sed lex… ;-).

Les exceptions au droit d'auteur laissent un tout petit trou de souris pour les usages d'oeuvres protégées, et particulièrement en ligne (Par GreatBeyond. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr)

Reste alors l’exception prévue pour permettre « la parodie, le pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre« . Il est vrai que la manière dont le montage fait répéter en boucle à Jean-Pierre Pernaut les mêmes mots produit un effet comique et ressemble beaucoup à une sorte d’auto-caricature. Mais si vous allez lire cet article sur Jurispédia, qui fait la synthèse de la jurisprudence relative à cette exception, vous vous rendrez compte que cette vidéo rentre mal dans les définitions que les juges retiennent pour la caricature, le pastiche ou la parodie. Tout simplement parce que l’article L. 122-5 du Code dont la rédaction remonte à 1957 n’a pas été pensé pour des objets comme des mashups vidéo.

Pour autant, les juges peuvent admettre au nom de la liberté d’expression et du droit à l’humour des réutilisations assez larges d’oeuvres protégées, comme l’a montré la récente conclusion de l’affaire Saint-Tin, dans laquelle les ayants droit d’Hergé ont été déboutés face un éditeur qui réalisait des parodies des albums de Tintin, relativement proches des originaux.

Il n’en reste pas moins que dans le cas présent, il est très difficile de dire si un juge admettrait ou non l’exception de parodie. Dès lors, YouTube a-t-il eu raison ou non de retirer cette vidéo et de ne pas la remettre en ligne malgré les protestations de son auteur ?
Remettre la liberté d’expression sur ses pieds et le droit d’auteur à sa place

Pour trouver la réponse, il faut aller voir du côté du régime de responsabilité des hébergeurs, qui diffère quelque peu en France et aux Etats-Unis.

La loi LCEN de 2004 prévoit en effet que les hébergeurs de contenus (ce qu’est YouTube) ne peuvent voir leur responsabilité engagée que s’ils ne retirent pas promptement les contenus illégaux qu’on leur signale par voie de notification (pour faire vite). Néanmoins, une disposition a été prévue pour empêcher les demandes de retrait abusives :

Le fait, pour toute personne, de présenter aux personnes mentionnées au 2 un contenu ou une activité comme étant illicite dans le but d’en obtenir le retrait ou d’en faire cesser la diffusion, alors qu’elle sait cette information inexacte, est puni d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.

Par ailleurs, le Conseil Constitutionnel lorsqu’il a examiné la validité de cette loi, a précisé que la responsabilité des hébergeurs ne pouvait être engagée que s’ils ne retirent pas des contenus « manifestement » (c’est-à-dire évidemment) illicites.

Or dans notre cas, comme je l’ai montré plus haut, l’illégalité n’est pas évidente et il est très difficile de dire si oui ou non l’exception de parodie est applicable à cette vidéo. Si on s’en tient à ce que j’ai écrit ci-dessus, YouTube aurait pu laisser en ligne la vidéo.

Mais Benoît Tabaka a écrit récemment sur son blog un billet lumineux (Les hébergeurs protègent-ils encore la liberté d’expression sur Internet ?) qui montre que le régime de responsabilité prévu par la loi de 2004 a graduellement dérivé au fil de la jurisprudence, jusqu’à rendre le retrait quasiment systématique, sans examen par les hébergeurs du bien fondé des notifications :

Au gré des contentieux, il semble que l’appréciation du caractère manifestement illicite d’un contenu ait disparu et clairement, il est de moins en moins dans l’intérêt d’un intermédiaire de remettre en cause ce caractère manifeste dans ses échanges avec les tiers. La boîte de Pandore a été difficile à refermer, elle ne l’est pas totalement. Rare sont ceux qui voudront se relancer dans de tels débats.

Se pose alors une question : ne faudra-t-il pas instaurer dans le droit français un nouveau garde-fou protecteur des libertés ? Dans les couloirs sombres des lobbyistes de l’internet, une question sérieuse se pose : celle de l’instauration d’une procédure de contre-notification à l’américaine. Ainsi, il ne sera plus demandé à l’intermédiaire de se faire juge de l’illicite ou même du manifestement illicite. Il reviendra à l’auteur du contenu, objet de la notification, de la contester. Et si l’auteur de la notification le désire, il lui reviendra le soin de saisir le juge afin d’en obtenir le retrait.

Même si elle paraît choquante, la réaction de YouTube est donc assez logique en France et elle résulte avant tout d’un déséquilibre dans la manière dont est sanctionnée par les juges la responsabilité des intermédiaires techniques que sont les hébergeurs. Aux Etats-Unis, la liberté d’expression en ligne est mieux protégée par la procédure de contre-notification que rappelle Benoît Tabaka et qui est expliquée dans la Fair use Copyright School que j’ai postée plus haut.

Plutôt que de s’en prendre à YouTube, il me semble que c’est le système français qu’il faut dénoncer, dans la mesure où il aboutit de manière mécanique à conférer au droit d’auteur une valeur supérieure à la liberté d’expression, alors qu’il s’agit de deux principes fondamentaux.

Dans un autre billet, j’ai indiqué que si l’on voulait sortir de cette situation de déséquilibre, la voie la plus indiquée était de procéder à une réforme de la constitution, de manière à remettre notre hiérarchie des normes en ordre et à redonner à la liberté d’expression la dignité qui devrait être la sienne en démocratie.

Filed under : A propos des libertés numériques, Quel Droit pour le Web 2.0 ? Tagged : censure, hébergeurs, LCEN, liberté d’expression, mashup, remix, responsabilité, vidéos, youtube

L’adresse originale de cet article est http://www.revue-reseau-tic.net/Zer...

Via un article de calimaq, publié le 2 août 2011

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