The Power of Open : innover et réussir avec les licences Creative Commons 2/2

Suite de l’analyse de l’ouvrage The Power of Open, publié la semaine dernière par Creative Commons International (voir ici pour la première partie du compte-rendu que j’ai postée dimanche).

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The Power of Open. CC-BY

Ce livre présente un panorama stimulant de projets ayant trouvé le chemin de la réussite en utilisant les licences Creative Commons.

J’examine aujourd’hui la manière dont les projets décrits montrent que l’on peut bâtir des modèles économiques innovants avec les licences libres et comment les Creative Commons peuvent aider à garantir la pérennité de projets.

Je terminerai avec quelques réflexions sur la situation en France, en matière d’adoption des licences Creative Commons.

Expérimenter des modèles économiques innovants

C’est la question qui revient le plus souvent à propos des Creative Commons : très bien, mais comment faire pour vivre de sa création quand on permet la distribution gratuite ? Contrairement aux idées reçues, le livre montre que l’on peut tout à fait construire des modèles économiques avec des licences libres, à condition de savoir s’affranchir des schémas traditionnels pour innover.

La première stratégie consiste à jouer sur la réservation de l’usage commercial offerte par les licences NC. Le site de musique libre Jamendo a ainsi pu bâtir un modèle de freemium, en proposant des licences payantes à plus de 5000 clients professionnels, afin qu’ils puissent utiliser des morceaux pour sonoriser des espaces ou illustrer des films ou des émissions de télévision. Dans le même temps, les mêmes morceaux restent en accès libre pour les internautes, dans le cadre d’une utilisation non commerciale. On retrouve un peu cette même logique avec le producteur indépendant espagnol Riot Cinema, dont les films sont proposés sous licence CC-BY-NC-SA en haute résolution et CC-BY en basse résolution, afin de se ménager une possibilité d’exploitation commerciale :

« Nous pensons que si vous êtes une salle de cinéma, une plateforme à la demande, un journal ou une chaîne de TV, vous aurez besoin d’une version haute-qualité et d’un accord, » déclare le fondateur Nicolás Alcalá. « Mais si vous êtes un petit cinéclub amateur ou une salle de cinéma d’un pays du tiers monde, et si vous n’avez pas les moyens de diffuser le film, vous pouvez le faire avec une version basse-qualité à des fins commerciales. »

Une autre stratégie payante consiste à utiliser l’ouverture des licences Creative Commons pour assurer la promotion des contenus à moindre coût, voire mieux : mobiliser une communauté d’enthousiastes pour promouvoir les contenus à votre place. La dessinatrice Nina Paley témoigne de l’efficacité de ce procédé, à partir de l’expérience de la distribution libre de ses films d’animation, associée à des opérations de crowdfunding et de vente de produits dérivés :

Je n’ai jamais gagné autant d’argent que depuis que j’utilise la licence Creative Commons BY-SA. Je suis plus reconnue. Je n’ai aucune dépense de promotion. Mes fans le font pour moi et ils achètent des produits dérivés. Le partage m’a fait connaître [...] J’ai réalisé que le merchandising et le soutien bénévole constituaient les nouvelles source de revenus.

L’artiste australienne Yunyu utilise également les licences NC à des fins promotionnelles, en diffusant des clips de ses morceaux avant la sortie de ses albums, afin de mobiliser une communauté de fans qui pourra assurer un marketing viral en faisant connaître les oeuvres à travers remix et réutilisations (exemple ci-dessous). Une manière intelligente de collaborer avec son public, plutôt que de partir en guerre contre lui, en brandissant son copyright !

Une autre chose qui m’a (agréablement !) frappée, c’est la présence de plusieurs projets qui expérimentent des modèles économiques sous CC dans le domaine du livre et de l’édition, assez frileux généralement en matière d’innovation juridique.

Jusqu’à présent, on citait le plus souvent l‘exemple de Cory Doctorow, qui a su diffuser avec succès ses romans de SF sous licence Creative Commons, en ligne gratuitement, tout en assurant des ventes élevées de livres physiques. Mais la personnalité particulière de Doctorow et sa capacité à mettre en scène son propre personnage d’auteur pouvait faire douter du caractère reproductible de ce modèle. Or plusieurs écrivains se sont visiblement engagés avec réussite dans cette même voie. L’essayiste Dan Gillmor a fait l’expérience de distribuer en ligne gratuitement ses ouvrages We The Media et Mediactive sous licence CC-BY-NC-SA. Ce mode de diffusion a contribué à rendre populaire ses écrits et à lui assurer ensuite des ventes satisfaisantes de copies imprimées. Suivant les traces de Doctorow, l’auteur James Patrick Kelly a choisi de diffuser gratuitement les chapitres de ses ouvrages sous forme de lectures en podcast sous CC. Avec son roman Burn, il réussit ainsi à remporter en 2007 le prestigieux prix Nebula, une première pour une oeuvre sous licence libre !

L’auteur Robin Sloan montre peut-être encore mieux la manière dont les écrivains peuvent tirer profit de l’ouverture des licences et des interactions avec leur lectorat. Il réussit en effet à financer son premier roman, Annabel Scheme, par un appel aux dons sur la plateforme de crowdfunding Kickstarter, en promettant en échange de placer son livre sous licence Creative Commons. L’opération fut un tel succès qu’elle se vit décerner le titre de meilleur projet Kickstarter en 2009, avec plus de 13 000 dollars rassemblés ! L’auteur tint ensuite parole et choisit d’utiliser tout le potentiel créatif de la licence ouverte, en appelant par le biais de son blog ses lecteurs à participer à un concours de remix de son roman. Le résultat : un véritable livre augmenté avant l’heure, avec des bandes son interprétant des musiques imaginaires décrites dans le livre, des vues en 3D des lieux du roman, des podcasts pour revivre l’histoire en marchant dans les rues de San Francisco…

Et comme par hasard, les ventes sont au beau fixe pour la version Kindle du roman !

Vue en 3D de l’univers du roman Annabelle Scheme. Par Emily Cooper. CC-BY

Pour se convaincre du potentiel des Creative Commons dans le domaine de l’édition, on peut enfin aller voir du côté de Bloomsberry Academic, l’éditeur scientifique anglais, qui a choisi de permettre le téléchargement gratuit de certains de ses ouvrages, notamment une série « Science, Ethics et Innovation » dirigée par le prix Nobel John Sulton :

Les éditeurs sont inquiets car ils pensent que mettre gratuitement à disposition des contenus gratuits risque de cannibaliser les ventes papier, mais nous pensons que, pour certains types de livres, la gratuité soutient les versions papier.

Garantir la pérennité des projets

Voilà un aspect des bénéfices des licences Creative Commons que je n’avais jamais entrevu jusqu’à présent et qui revient assez souvent dans les témoignages du livre. Il est vrai que le copyright peut paradoxalement conduire à fragiliser la pérennité des oeuvres et des projets. Les durées de protection de plus en plus longues du droit d’auteur favorisent l’apparition d’oeuvres orphelines, pour lesquelles on ne peut plus retrouver les titulaires de droits et qui sombrent dans l’oubli, faute de pouvoir être exploitées. Par ailleurs, en cas de faillite d’une entreprise, il peut être difficile de savoir qui devient titulaire des droits sur une oeuvre, en l’absence de règlement formel de la question.

L’histoire du projet Ficly montre comment les Creative Commons peuvent permettre de surmonter ces difficultés. En 2007, Kevin Lawver réussit à convaincre son employeur AOL d’ouvrir un site de storytelling collaboratif, Ficlet, en le plaçant sous licence Creative Commons CC-BY-SA. Les utilisateurs étaient invités à raconter des histoires et à créer des séquelles et des préquelles à partir des histoires des autres contributeurs. Le succès fut au rendez-vous avec plus de 48 000 histoires produites, mais en 2009, AOL décida brusquement de fermer le site, en se débarrassant de son contenu. Grâce à la licence Creative Commons, Kevin Lawver put copier le contenu du site avant sa disparition et le republier en toute légalité sur une autre plateforme : Ficlets Memorial. Depuis, il a réussi à ouvrir un nouveau site collaboratif, Ficly, qui permet à cette aventure de se poursuivre, alors qu’elle aurait certainement disparu de la toile si elle était née sous un régime de copyright.

On retrouve une histoire assez similaire avec le projet de design informatique Arduino de Massimo Banzi, consistant à placer des éléments de hardware sous licence CC :

Banzi avait choisi au départ de placer les fondations d’Arduino en open souce lorsque l’école de design où il enseignait à perdu tous ses financements. Voyant l’apocalypse imminente, Banzi a chargé ses schémas de circuits sur Berlios, un site Internet allemand similaire à Google Code, diffusant le logiciel sous licence GPU et le concept hardware sous licence CC BY-SA [...] « Quoi qu’il nous arrive, le projet survivra toujours ».

Pour l’éditeur de livres pour enfants, Pratham Books, déjà cité plus haut, la dissémination sur des plateformes multiples, ainsi que la possibilité pour d’autres communautés de prolonger le projet est également une garantie de pérennité, malgré les moyens limités de l’organisation :

Plus les communautés réutilisent les contenus de Pratham, moins il importe que l’organisation soit directement impliquée ou non. Grâce à la licence CC et son travail sur Flickr et d’autres plateformes, Pratham Books garantit l’accès à ses livres, quoi qu’il arrive à l’organisation : « Nos livres sont désormais hébergés dans de nombreux répertoires. Il existe donc plusieurs sources. Leur accessibilité ne dépend pas de notre existence future, ce qui permet aux communautés de travailler sur nos contenus sans avoir besoin d’attendre notre accord, » précise John.

Les livres produits sont offerts au téléchargement sur Scribd, et leurs illustrations chargées dans Flickr, de manière à pouvoir réutilisées dans d’autres contextes.

Du point de vue de la pérennité des projets, le témoignage le plus illustrant est peut-être celui de Salman Khan, le créateur de la plateforme de contenus éducatifs ouverts Khan Academy :

Si je suis heurté demain par un bus, je peux continuer à enseigner à un million de personnes par an. Il est possible de se projeter dans le présent et l’avenir, même si vous n’êtes pas là.

Voilà qui montre que le lien personnel entre le créateur et son oeuvre peut exister dans le cadre des licences libres, et peut-être d’une manière plus forte encore que dans celui du droit moral à la française. Car grâce aux prolongements des réutilisateurs, l’oeuvre peut rester vivante malgré la disparition de son auteur.
Et en France ?

Vous l’aurez compris, la lecture de cet ouvrage est particulièrement stimulante et instructive, mais on déplore une absence de taille : pas un projet français n’est mentionné (Jamendo nous vient du Luxembourg).

Pourtant, certaines initiatives françaises auraient sans doute mérité de figurer parmi ces récits de success stories. On peut penser par exemple à l’encyclopédie locale Wikibrest et à toute la constellation de projets sous licences libres lancés par la municipalité brestoise, qui constituent un modèle de démocratie participative et de co-création des contenus. Dans le domaine du journalisme numérique, comment ne pas songer à notre soucoupe nationale – OWNI - dont l’un des ressorts repose sur la réutilisation et la production de contenus sous Creative Commons. Manolo Sanctis pour l’édition collaborative de BD numérique ; In Libro Veritas pour l’édition équitable ; Yooook pour le financement de projets par crowdfunding ; Le Livre scolaire.fr dans le domaine des manuels d’enseignement ; le livre L’organisation pirate et les projets associés ; les podcasts d’Arte Radio et pourquoi pas Cyberthèses, la plateforme de diffusion des thèses électroniques de l’Université Lyon 2 ; MediaHAL, l’archive ouverte d’images du CNRS ou les archives sonores de la BPI.

J’en oublie sans doute, mais il y aurait eu matière à ce qu’un projet français figure dans cet ouvrage. A vrai dire, aucun n’est non plus mentionné dans le wiki Case Studies de CC International, qui permet aux porteurs de projets de décrire leurs initiatives. J’y vois le signe de la difficulté pour les licences libres de se développer en France, le pays des droits d’auteur et d’Hadopi, mais aussi sans doute, les retombées de la faiblesse de Creative Commons France, atone et inconsistante depuis des années (la France sera-t-elle le dernier pays où les licences 3.0 seront traduites ? Ce serait triste…).

Je vous laisse avec cette phrase du réalisateur Vincent Moon, que j’ai trouvée remarquable :

 Je vis un peu ma vie sous licence Creative Commons.

Homme heureux…

Filed under : Alternatives : Copyleft et Culture Libre Tagged : Creative Commons, licences libres, modèles économiques

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Via un article de calimaq, publié le 6 juillet 2011

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