Les enjeux de l’édition électronique scientifique

Reprise du dossier sur l’édition électronique de la lettre de la Fing
par Hubert Guillaud

Depuis les débuts de l’internet, les revues scientifiques électroniques cristallisent beaucoup d’espérances. La forme courte des articles, la volonté fréquente de s’abstraire des enjeux économiques, font que beaucoup ont voulu voir en elles les précurseurs d’un changement radical dans lequel s’engouffrerait toute l’édition papier traditionnelle.

Il n’en a rien été. Gros plan sur les enjeux de l’édition électronique pour mieux comprendre comment ce petit secteur, emblématique de la conversion du monde de l’édition au format électronique, est tiraillé deux tendances : se limiter à développer un nouveau mode de diffusion, ou inventer un nouveau mode de production qui mettrait l’électronique au coeur de l’ensemble du dispositif.

L’édition électronique scientifique : de quoi parle-t-on ?

Pour le béotien, l’édition électronique scientifique désigne des revues scientifiques disponibles via l’internet. Il faudrait pourtant ajouter que la production scientifique en question peut être plus variée que des articles en revues : on peut également publier des rapports, des thèses, des commentaires, des bases de données, des programmes, de la "littérature grise", des comptes rendus d’expérimentations en cours, etc.

Cette production se scinde en au moins deux grandes entités disciplinaires : Sciences humaines et sociales (SHS) et Sciences, techniques et médecine (STM). Leur distinction est d’importance car elle marque à la fois des réactivités, des habitudes éditoriales et des économies foncièrement différentes. Les STM s’adressent à des publics très spécialisés et ont largement franchis le pas de l’électronique. Les SHS, elles, peuvent être accessibles à des publics plus larges et sont encore beaucoup plus attachées au papier. Mais ne nous leurrons pas, les distinguos disciplinaires masquent surtout des habitudes et des solutions commerciales différentes, plus que des oppositions de principes.

En revanche, et ce n’est pas le moins important, une éthique commune regroupe toutes les disciplines de l’édition électronique scientifique. Cette éthique repose sur des notions qui légitiment la validité scientifique des travaux publiés. A savoir : évaluation par les pairs, processus de validation, niveaux d’excellences, etc. Et l’édition électronique doit pouvoir jouer les fonctions de toute édition scientifique en la matière, même si elle distingue les posts-prints (articles corrigés par leurs auteurs après publication) et les pré-prints (articles mis en ligne avant publication, non validés par les "pairs") des "prints" eux-mêmes...

On met aussi, souvent, dans cet ensemble, d’autres types de publications, comme des bases de données bibliographiques, de périodiques, de tables de matières, etc. Cependant, même si certains de leurs processus de production sont communs avec ceux des revues électroniques, ces outils bibliographiques ont pour vocation de répertorier plutôt que de qualifier et mettre en valeur. En outre, ils ne donnent généralement pas accès aux textes intégraux. Ainsi, l’initiative Open Archive (http://www.openarchives.org), le "protocole" qui fonde le mouvement des archives ouvertes, porte uniquement sur les métadonnées qui composent un article : ce qui est rendu disponible dans un format d’échange, que tout un chacun peut interroger, ce sont les métadonnées d’indexation et non le contenu de l’article...

Bref, considérer le travail bibliographique en ligne comme de l’édition électronique relève de l’abus de langage. L’édition électronique est bien avant tout une technique mise au service de l’acte d’éditer, avec des préoccupations scientifiques et pratiques majeures telles que la pérennité des adresses et des formats, la citabilité, etc. Faut-il le rappeler, outre ses avantages financiers, les atouts de l’édition électronique sont nombreux : meilleure visibilité de la production (surtout à l’international), facilité des recherches (et plus encore sur le texte intégral), possibilités éditoriales nouvelles (glossaires, images, hyperliens...)... L’édition électronique est cette façon de rendre vivante, sous forme électronique, le texte d’un auteur. L’enjeu est bien dans l’accès à un contenu scientifiquement validé et pas seulement l’accès à la description de ce contenu.

Edition électronique : nouveau mode de diffusion ou nouveau mode de production ?

Comme le soulignait en 1999 l’historien Robert Darnton, dans un article resté célèbre "The new age of books",, l’idée qui a motivé le passage à l’électronique de la production scientifique était que, via les réseaux, les circuits de diffusion étaient moins coûteux que par le biais d’une production et d’une diffusion manufacturée traditionnelle (publication papier, cédérom, etc.).

Du fait de leur fragilité, les revues réfléchissaient en terme d’économie, d’allègement des coûts... Et en effet, l’édition électronique a pour premier avantage de permettre de réaliser des économies sur le circuit de distribution et sur le circuit de fabrication : les coûts sont très faibles par rapport aux coûts de diffusion traditionnels qui nécessitent une fabrication à l’unité, une gestion de stocks, une expédition, du transport, un circuit commercial de détaillants, etc.

Autre enjeu, celui de la diffusion. Pour la plupart des revues, qui rémunèrent rarement leurs auteurs et ont pour seul objectif de couvrir leurs frais de fabrication et de diffusion, le Net semblait pouvoir résoudre le problème de leur diffusion et de leur visibilité.

La question économique allait donc au-delà de celle des coûts : face à l’explosion du nombre d’articles et de revues, et à la faiblesse du lectorat, il s’agissait de montrer qu’il y avait un modèle économique sur l’internet adapté à la diffusion scientifique. Et ce d’autant plus que la publication scientifique disposait souvent de publics très identifiables, numériquement réduits et géographiquement dispersés.

Ce qui était plus difficile à évaluer était de savoir si les scientifiques accompagneraient cette transformation. S’adressant à des catégories socioprofessionnelles supérieures, très fréquemment équipées en matériel informatique, connectées, familiarisées avec d’autres procédés électroniques (comme l’e-mail), il semblait légitime de penser que ce serait le cas. Pourtant, il en a été différemment, en grande partie parce que l’appropriation de nouveaux modes de communication demeure lente et parce que les changements de mentalités sont encore plus lents. Les processus de rédaction établis n’ont pas intégré l’électronique, sinon au travers de l’échange de documents via l’e-mail. D’autre part, une publication électronique est moins "valorisée" ou "valorisante" sur un CV de chercheur qu’une publication dans une revue papier établie. Le manque de sensibilisation à cette question tient donc autant à des questions de représentations que de formation.

Surtout, l’enjeu est vite devenu commercial. Sous l’impulsion des grands éditeurs "anglo-saxons", les revues au format électronique sont rapidement devenues un nouveau mode de diffusion du savoir aux modalités financières précises. Les bibliothèques se sont vues proposer, dans un premier temps, des abonnements aux formats électroniques des revues papiers qu’elles recevaient déjà : c’était pour elles l’occasion de trouver à la fois de nouveaux publics et des solutions innovantes à leurs problématiques traditionnelles de conservation. Depuis le début de cette "révolution", le prix des abonnements aux versions électroniques des revues n’a cessé de grimper : les éditeurs vendant à des consortiums de bibliothèques des paquets d’abonnements à des revues de plus en plus nombreuses mettant en danger l’économie de nombreuses revues techniquement dépassées. Autrement dit, les grands éditeurs ont profité de l’ électronique pour renforcer la concentration du marché.

La transformation des conditions de diffusion a donc modifié les conditions d’accès à l’information. Stevan Harnad, dans un article au titre un peu alambiqué ("Lecture et écriture scientifique “dans le ciel” : Une anomalie post - gutenbergienne et comment la résoudre"), a bien posé ce problème d’accès en donnant, entre autres exemples, celui d’un jeune doctorant qui arrive plus facilement à télécharger de la musique qu’à accéder à son article publié dans une revue scientifique.

La mise en place par les éditeurs privés voire par des éditeurs universitaires de barrières de péage commerciales de plus en plus prohibitives sur l’économie de la connaissance a eu pour effet contraire de faire réagir les scientifiques et de donner naissance au mouvement des archives ouvertes. Les initiatives d’accès ouvert aux informations scientifiques - Déclaration de Budapest (février 2002) ou de Berlin (octobre 2003)- , ont ainsi reçu un fort soutien de la communauté des chercheurs favorables à ouvrir au plus grand nombre la consultation de leurs productions.

Dans le même temps, ce sont constituées les premières revues en accès libre, dont les premiers titres de la Public Library of Science" (PLoS ) sont l’exemple emblématique (voir aussi L’actualité médicale pour tous ? et

Les revues scientifiques en accès libre : quel impact ?

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Posté le 15 juillet 2004

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