Je suis d’accord avec cette trilogie et
l’analyse a le mérite de faire ressortir clairement des données
contenues de façon éparses dans divers études et rapports. Le
rapport complet (120 p.) ne se contente pas d’exploiter les données
des enquêtes INSEE et des analyses du CREDOC. Il accorde aussi une
part intéressante à des études moins connues (G. Valenduc, P. Mallein,
… voir références en fin d’article) et à des retours d’expériences menées à l’étranger.
Mais dans la note de synthèse (12 p.),
qui sera sans doute le seul document que liront les décideurs et
leurs conseillers, ce qui ressort est nettement moins riche de
nuances. Au point qu’on se demande si cet executive summary
n’a pas été écrit avant le rapport, ou ce qui revient au même, par
une personne qui n’a pas vraiment lu ou pas compris les données du
rapport ...
D’abord l’introduction frappe fort :
« La France est en retard ». La preuve, « environ
un tiers de la population ne possède pas d’ordinateur et n’utilise
pas internet ». Le triple fossé apparaît comme autant de
défis à relever pour « entrer de plain pied dans la
société du numérique et disposer des compétences nécessaires à
la compétitivité de nos entreprises ».
Donc rien de nouveau sous les
cocotiers, on a beau avoir enfin sous la main un travail de
vulgarisation des analyses sociologiques les plus fines du moment, y
compris avec des éléments de comparaison internationale, voilà que
lorsqu’il s’agit de passer à l’action, on nous ressert depuis 15 ans
les mêmes clichés !
Le mythe du retard français a encore frappé
Lorsque deux-tiers des foyers français
n’étaient pas connectés à internet, on pouvait comprendre cette
inquiétude d’un « retard français » dans le
concert économique mondial. Aujourd’hui, il est grand temps de
changer de lunettes et d’adopter d’autres instruments de mesure que
les taux d’équipement des ménages en ordinateurs et internet.
Ce dont il est question dans les études
citées dans le rapport détaillé, c’est de l’évolution rapide des
usages qui amène le fossé générationnel à se creuser davantage.
La question des compétences numériques minimales à maîtriser pour
être citoyen de plein droit dans la Société de l’information se
trouve encore reléguée au second plan par rapport aux intérêts
économiques des acteurs industriels du numérique.
Les décalages de générations
constatées dans les pratiques culturelles et les usages du numérique
s’observent aujourd’hui sur des décades et non plus des générations
démographiques de 25 ans. (Voir les travaux du BIPE repris notamment par Olivier DONNAT et Florence LEVY dans Culture & Prospective 2007-3. Approche
générationnelle des pratiques culturelles et
médiatiques. 16 p., mai 2007).
Les pratiques
communicationnelles qui se développent rapidement chez les
adolescents (tendance à être connectés en permanence via téléphone
mobile, l’usage de Facebook en lieu et place de la messagerie
électronique, ...) bouleversent déjà les échanges et relations
interpersonnelles au sein des familles. Cela conduit à une perte de
repères de la part de pas mal de parents et contribue à éloigner
les personnes âgées de leur propre famille.
Il n’est donc déjà plus question
d’ordinateurs et d’internet, mais bien de culture numérique en
général, celle-ci incluant la maîtrise de la téléphonie mobile
par les seniors, l’accès internet depuis des périphériques autres
qu’un ordinateur (tablettes, consoles de jeux, télévision, …), la
dématérialisation des supports (musique, vidéo, presse en ligne,
livre numérique …) ...
De tout ça, point n’est question dans
les trois propositions servies aux parlementaires.
Les 3 propositions du rapport
1-
Accorder, dans le cadre du “Plan de développement des usages du
numérique à l’école(”,
une attention particulière aux jeunes (15-24 ans) à l’écart du
numérique en leur proposant des formations adaptées (y compris en
dehors du cursus scolaire) et en mettant à leur disposition des
ordinateurs et des abonnements à tarif réduit.
Cette proposition reprend les
principaux éléments du Plan présenté par Luc Chatel, Ministre de
l’Education nationale, de la Jeunesse et de la Vie associative en
novembre 2010, dans la lignée des conclusions du rapport Fourgous "Réussir l’école numérique".
Nouveauté, elle insiste sur la fraction des jeunes de 15 à 24 ans
les moins diplômés (un tiers d’entre eux), qui même s’ils ont les
compétences instrumentales pour manipuler les outils numérique, ne
maîtrisent pas les compétences informationnelles et stratégiques
permettant de chercher, d’évaluer et de comprendre l’information qui
leur sera utile au sein de la masse d’informations disponibles.
Encore une fois, dès qu’il est
question du numérique, les décideurs sont obnubilés par la
jeunesse, là où la priorité devrait être donnée aux seniors,
lorsqu’on se préoccupe de risques d’exclusion.
Par ordre d’importance significative
dans les écarts observés au niveau des usages des TIC, c’est le
fossé générationnel qui sort en tête. Pourtant, lorsqu’il s’agit
de plan d’action, c’est la dimension fossé culturel qui est mise en
avant, mais pas en évoquant la nécessité de former les chômeurs de longue durée, les ouvriers du bâtiment ou les femmes peu qualifiées élevant seules leurs enfants
…
En effet, il est préférable de
recommander une action qui est déjà prévue et décidée, comme
cela on est sûr de ne pas se tromper et de ne pas engager de
dépenses supplémentaires.
Je serais curieux de comprendre comment
l’Education nationale dans son « Plan de développement des
usages du numérique à l’école » pourrait toucher les 15-24
ans les moins diplômés, c’est à dire justement ceux qui sont déjà
sortis du système scolaire !
Ceci étant dit, leur « mettre
à disposition des ordinateurs » ne coûtera pas trop
cher : il existe déjà les Points-Cyb du réseau
Information-Jeunesse, dont les financements sont essentiellement
assurés par les collectivités territoriales …et pour les
« abonnements à tarif réduit », il y a des
chances que l’on se dirige vers des opérations de communication
autour de forfaits internet pour les jeunes, sur lesquelles l’Etat
apposera son logo, mais qui seront uniquement des opérations de
marketing des opérateurs, qui rattraperont le manque à gagner
initial sur des engagements de durée et des services annexes
facturés au prix fort.
2-
Permettre un accès haut débit à bas coût pour les plus démunis
par un abaissement des tarifs d’accès à Internet résultant soit
d’un renforcement de la concurrence, soit de la mise en place d’un
tarif social de l’Internet, ainsi que par le déploiement du réseau
d’espaces numériques publics et la mise à disposition
d’ordinateurs.
Il est vrai que pour un certain nombre
de familles modestes, le budget téléphonie-Internet-AbonnementsTV
pèse lourd. Beaucoup de ces familles ont renoncé à la téléphonie
fixe pour se contenter de téléphones mobiles à carte prépayées.
Cependant, le gouvernement de François Fillon a déjà tenté de
berner l’opinion publique en annonçant début 2010 la nécessité
d’un tarif social sur des abonnements triple Play à 20 € …
formules qui existaient déjà chez les opérateurs !
Descendre encore en dessous, risque de
se traduire par un service limité à l’internet : pas de TV,
pas de téléphonie vers les mobiles, alors que ce sont justement les
services plébiscités par les ménages à faible revenus.
Cette deuxième mesure, comme déjà vu
précédemment, présente l’avantage de ne rien coûter puisque
qu’elle devrait résulter mécaniquement de la mise en concurrence
des opérateurs... Bon évidemment l’application de la TVA à 18,6 %
fin 2010 sur les abonnements triple play vient un peu perturber ce
bel exemple de credo libéral. Sans compter que l’inexorable montée
de la demande de débits plus élevés pour satisfaire la
consommation de vidéos à la demande, risque de venir renforcer les
écarts existants entre les accès bas de gamme à caractère social
et les accès en fibre optique, accessibles aux ménages les plus
aisés des grandes villes.
Le « déploiement du réseau
d’espaces publics numériques » semble dans le rapport
devoir s’appuyer essentiellement sur le réseau Cyber-base. Quand on
connait le désengagement progressif de la Caisse des Dépôts sur ce
dossier, on est en droit d’être inquiets pour l’avenir de ces lieux
...
3-
Familiariser les personnes âgées aux outils numériques par un
accompagnement personnalisé et des logiciels, voire des matériels,
adaptés. Cela leur permettrait de correspondre plus aisément avec
leurs proches, de bénéficier d’un suivi médical à distance, et
ainsi de rester chez elles plus longtemps.
Les personnes âgées sont à mon avis
LE public prioritaire sur lequel tous les efforts devraient être
concentrés. C’est donc une bonne chose qu’il figure parmi les 3
préconisations de ce rapport.
Cependant, je crains que le rapport
insiste trop sur une vision déjà obsolète : pour accéder à
internet, il faut s’initier à l’informatique et à la maîtrise d’un
ordinateur.
Il manque singulièrement d’une vision
prospective intégrant la place prise par les terminaux mobiles
(smartphones, tablettes numériques), par les consoles vidéo
familiales (Wii, Xbox Kinect, …), par les appareils photos et
caméras numériques.
Il n’anticipe pas le bouleversement que
représente pour ces personnes la dématérialisation des supports de
conservation de la mémoire, ainsi que les changements profonds dans
le domaine de l’édition et la diffusion de la musique, de la presse,
de vidéos, etc.