Appel à projets Numérisation des contenus culturels : zone rouge intégrale ? #grandemprunt

Le Ministère de la Culture et le Ministre de l’Economie numérique ont lancé la semaine dernière un appel à projets portant sur la « numération et valorisation des contenus culturels, scientifiques et éducatifs ». Cet appel s’inscrit dans le cadre des Investissements d’Avenir, c’est-à-dire de l’Emprunt national (ou grand Emprunt), annoncé il y a un peu plus d’un an par le Gouvernement.

On se souvient qu’une enveloppe de 750 millions d’euros devait être allouée pour la numérisation des contenus culturels et qu’une consultation avait été lancée par l’ancien Secrétariat à l’économie numérique en juin dernier à propos des « contenus et usages numériques », qui englobait la question de la numérisation.

Très peu de commentaires de fond ont été écrits à propos de ces questions, effroyablement complexes (et opaques…), il est vrai. Je vous recommande cependant d’aller lire deux billets rédigés par Christian Fauré cet été sur son blog Hypomnemata, qui donnent certaines clés essentielles de compréhension :

Grand Emprunt, développement du « machin numérique », 14/06/2010
Quelle filière industrielle pour la numérisation du patrimoine ?, 30/06/10

J’ai pour ma part écrit, il y a deux semaines, un billet pour défendre l’idée que la numérisation des contenus culturels ne devait pas tendre à les faire passer en bloc dans ce que j’appelle la « zone rouge » (la commercialisation pure et dure), mais viser à constituer une « zone verte », où un nouvel équilibre entre l’exploitation et l’accès serait instauré.

C’est à travers ce prisme que je vous invite à lire le texte de cet appel à projets, et vous allez vous rendre compte comment on peut craindre qu’il nous plonge dans le rouge intégral, sans ménager aucune possibilité d’accès ouvert aux contenus qu’il entend porter en ligne.

Par dope !. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr.

Cet appel s’adresse au secteur privé (PME, Entreprises de Taille Intermédiaire, Grandes Entreprises) et à la marge à d’autres types d’acteurs (établissements de recherche, associations). Les types de projets qui peuvent être proposés doivent porter : 1) sur la production de contenus numériques (numérisation proprement dite ou métadonnées, 2) Le traitement et la gestion de contenus numériques (stockage, indexation, thésaurus, outils de recherche), 3) La mise à disposition des contenus aux utilisateurs (système de commercialisation, gestion des droits).

Je vais me concentrer dans un premier temps sur l’aspect numérisation et production de contenus. L’appel nous dit que ce qui est visé, c’est la numérisation du patrimoine :

La France dispose d’atouts importants dans le domaine de la numérisation des contenus, avec notamment un patrimoine culturel, scientifique et éducatif, majeur, avec des programmes de numérisation significatifs engagés depuis des années.

Et plus loin, il est dit que la production de contenus numériques pourrait porter sur :

La numérisation du patrimoine existant par acquisition de données optiques ou sonores, la reconnaissance automatique d’écriture manuscrite, la captation d’un objet et « virtualisation de ce dernier ».

Soit.

Mais l’appel comporte une lacune béante, énorme, presque inimaginable… A aucun moment, il ne précise où les partenaires privés vont trouver ce fameux patrimoine. Ils ne vont certainement pas le fabriquer, ni le trouver dans les arbres, et jusqu’à preuve du contraire, le patrimoine français est conservé par les institutions culturelles : archives, bibliothèques et musées. A aucun moment, ces trois mots ne sont employés. Étrange quand même…

Continuons dans les bizarreries. Nulle part il n’est défini ce que l’on doit entendre par patrimoine. S’agit-il d’oeuvres appartenant au domaine public, pour lesquelles le droit d’auteur est éteint, ou au contraire d’oeuvres toujours protégées ? La distinction est très importante, car les répercussions en termes d’accès ne sont pas du tout les mêmes. On verra plus loin que cela peut avoir des conséquences assez fâcheuses.

Passons maintenant au modèle économique qui sous-tend cet appel. Il est clairement affirmé que l’objectif visé est la rentabilité financière et le retour sur investissement pour l’Etat :

L’intéressement de l’Etat aux résultats du projet sous la forme d’un retour financier constitue un objectif important du présent appel. Les entreprises partenaires du projet sont invitées à présenter des propositions en ce sens.

Les sommes versées sont constituées par des « subventions, ou le cas échéant, avances remboursables« . C’est une différence notable par rapport au dispositif général de financement des projets dans le cadre du Grand Emprunt, qui consiste plutôt en des prêts remboursables avec intérêt. Néanmoins, la part entre véritables subventions et avances remboursables est difficile à déterminer à la lecture de l’appel. Parmi les critères d’évaluation des projets soumis, figurent en premier les retombées économiques attendues, ainsi que le niveau du retour financier proposé à l’Etat.

Je vous renvoie à la lecture des billets de Christian Fauré cités plus haut pour juger de la pertinence d’un tel modèle appliqué à des contenus culturels. J’apprécie particulièrement ce passage :

Retour à la case départ : comment valoriser la numérisation du patrimoine ? Songeons y un instant, si l’on se donne tant de mal pour imaginer un modèle d’affaire viable pour une filière industrielle de numérisation, c’est peut-être parce que le numérique, de manière tendancielle, ne vaut rien. Le numérique a un coût, surtout lorsqu’on doit numériser, mais, une fois l’investissement réalisé, financièrement et en tant que tel, il ne vaut plus rien. Soyons plus précis : un fichier numérique ne vaut rien. Et c’est bien la raison pour laquelle le monde de l’édition freine des quatre fers lorsqu’il s’agit de faire circuler un fichier numérique existant (même pour en donner une copie pour archive à une institution, la plupart refusent). Un fichier numérique en circulation, c’est de la nitroglycérine pour celui qui en attend une source de revenu.

Le décor étant planté, observons à présent ce qui ne figure pas, de manière criante, dans cet appel à projets.

Nous parlons bien de numérisation de contenus culturels, scientifiques ou éducatifs. Or je ne vois nulle part inscrit que les contenus produits devront pouvoir servir dans le cadre de l’enseignement et de la recherche. Surprenant quand même, non ? On aurait pu s’attendre à ce qu’une numérisation financée grâce à des crédits publics se donne pour objectif de développer les ressources pédagogiques et de recherche. Mais cela ne figure, ni dans les critères d’évaluation, ni nulle part dans les objectifs annoncés.

Cette omission est relativement surprenante, car en relisant bien le rapport Zelnik, paru en janvier dernier, on se rend compte qu’il proposait justement que les livres et les films numérisés grâce aux crédits du Grand Emprunt puissent faire l’objet d’usages élargis dans l’Education nationale ou en médiathèque (j’avais écrit un billet dans S.I.Lex à ce sujet). On remarquera par contre que l’idée – bancale – de la fameuse Taxe Google est restée de ce rapport Zelnik, mais que celle de faciliter les usages pédagogiques a comme mystérieusement disparu…

Il y a plus grave au chapitre des omissions. Nulle part, il n’est indiqué que les partenaires privés devront apporter certaines garanties en terme d’accès aux corpus numérisés, notamment quand ceux-ci sont constitués par des oeuvres appartenant au domaine public. Et c’est là qu’on peut voir surgir le risque de dérives dangereuses. La numérisation n’est pas une opération qui peut faire renaître des droits sur une oeuvre du domaine public (c’est marqué ici en toutes lettres sur le site du Ministère de la Culture). Mais avec un tel modèle économique, comment les partenaires privés pourront-ils proposer un retour financier à l’Etat s’ils n’exploitent pas les oeuvres d’une manière ou d’une autre ? Et comment pourront-ils le faire s’ils n’exigent pas des formes d’exclusivités ou de restriction d’accès plus ou moins larges sur le patrimoine numérisé ?

C’est là qu’il est peut-être bon de rappeler qu’à l’origine la numérisation des contenus culturels n’était pas prévue dans le champ du Grand Emprunt, mais que c’est afin de développer une alternative aux projets de numérisation de Google qu’un volet numérisation a été ajouté aux Investissements d’avenir. On trouve trace de cet objectif très clairement dans le rapport Tessier sur la numérisation du patrimoine écrit, remis en janvier 2010 (voyez ici).

Ce rapport critique les exclusivités et restrictions d’usage imposées par Google (exclusivité d’indexation, exclusivité commerciale, etc) et propose comme une des solutions possibles de recourir au Grand Emprunt pour numériser notamment les oeuvres épuisées.

Mais avec le dispositif du Grand Emprunt, ne court-on pas le risque de faire pire que les restrictions de Google ? Car en matière d’exclusivité, les petits poissons sont peut-être plus à redouter que les gros. Ils croquent de moins gros morceaux, mais ils ont besoin de mordre plus fort pour survivre.

On dispose déjà d’exemples de partenariats public/privé étrangers qui donnent une idée des contreparties exigées par des firmes privées pour rendre rentables leurs projets de numérisation. Ainsi au Danemark, Proquest a noué un partenariat avec la Bibliothèque royale pour la numérisation de livres anciens. Les ouvrages sont librement accessibles sur place dans les établissements d’enseignement et de recherche, ainsi que dans les bibliothèques publiques. Mais l’accès est réservé aux seuls résidents du Danemark et il devient payant pour le reste du monde. En Angleterre, la British Library est en partenariat avec la firme Gale-Cengage, pour la numérisation de la presse ancienne notamment, avec le soutien du consortium JISC. Les contenus numérisés sont accessibles gratuitement au sein des universités anglaises, mais elles sont en accès pay-per-view à partir d’internet pour le citoyen lambda.

On le voit, dans les deux cas, on aboutit à des modèles bien plus fermés en définitive que celui de Google. Les oeuvres du domaine public numérisées par Google font l’objet de certaines formes d’exclusivités, mais elles sont accessibles gratuitement par tous depuis Internet. Ce n’est pas le cas des deux exemples cités plus haut.

L’appel à projet numérisation des contenus culturels ne fixe aucune contrepartie en termes d’accès public, ni garanties d’aucune sorte en matière d’exclusivité. A aucun moment, cela ne figure dans les critères de choix des projets…

Voilà qui me fait dire que nous nous acheminons vers un passage dans la zone rouge intégrale, celle de la commercialisation des contenus, au lieu de rechercher un nouveau point d’équilibre dans une zone verte, au sein de laquelle les contenus pourraient faire l’objet de formes d’accès public élargis. Et pour ce qui est des contenus appartenant au domaine public, la logique économique de l’appel pourrait tout bonnement les y soustraire.

Une dernière remarque concernant les ambiguïtés de cet appel. Il y a tout lieu de penser que c’est dans ce cadre que devraient être numérisées les ouvrages indisponibles du XXème siècle, projet qui a été réaffirmé par le Ministère de la Culture, malgré la signature d’un accord entre Google et Hachette pour la numérisation du fonds d’épuisés de l’éditeur (voyez ce discours datant d’il y a trois jours). On ne peut d’ailleurs s’empêcher de voir un certain lien de proximité entre le lancement de cet appel et l’accord Hachette/Google, signé trois semaines plus tôt.

Si c’est bien le cas, on s’étonnera que l’appel soit lancé avant même qu’un texte de loi ne soit intervenu pour régler les questions de droits très profondes qui se posent à propos de la numérisation des oeuvres épuisées, et notamment celle du respect des droits des auteurs. La nécessité d’un tel projet de loi avait été affirmée par le ministère (ici notamment), de même que l’éventualité de mettre en place un système de gestion collective. C’est quelque part complètement mettre la charrue avant les boeufs que de lancer un tel appel sans que la question légale sous-jacente ne soit résolue. L’appel est d’ailleurs très laconique en général sur les questions de droits, pourtant centrales en matière de numérisation.

Je vais laisser le mot de la fin à Christian Fauré qui me semble avoir vu juste dès cet été :

Ma crainte est que, dans cette configuration, ce soit les versants « économie politique » et « politique culturelle » [...] qui passent à la trappe, avec une forme de privatisation de l’accès au patrimoine numérique.

Filed under : Bibliothèques, musées et autres établissemerents culturels, Domaine public, patrimoine commun Tagged : Domaine public, exclusivités, grand emprunt, Numérisation

L’adresse originale de cet article est http://www.revue-reseau-tic.net/App...

Via un article de calimaq, publié le 24 février 2011

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