Atelier Communia "Les institutions de mémoire et le domaine public" - Barcelone 1 & 2 oct. 2009 (Compte-rendu et impressions)

Au début du mois, j’ai eu l’occasion de participer, grâce à l’invitation du CERSA et de Creative Commons France (merci encore à eux !) au 6ème Worshop Communia, organisé à l’Université de Barcelone.

Communia est un réseau thématique, co-financé par la Commission européenne dans le cadre du programme eContentplus, qui a pour but de réfléchir à la thématique du domaine public numérique (Digital Public Domain) et de formuler des recommandations en direction des pouvoirs publics européens, ayant vocation à s’intégrer dans la stratégie i2010 de l’Union pour la société de l’information.

Actif depuis près de deux ans, le réseau se rassemble périodiquement au cours d’ateliers et de conférences et présente l’intérêt de regrouper des acteurs très divers venus des quatre coins de l’Europe : institutions culturelles, universités, groupes de recherche, mais aussi titulaires de droits, entreprises, représentants de la société civile, promoteurs du logiciel libre et de la Culture libre, etc.

[voir ici le site de Communia, avec les buts du réseau et la liste de ses membres ... et il y a même un groupe Facebook à rejoindre]

L'Université de Barcelone, un lieu de mémoire et de savoir : cadre idéal pour évoquer la question du domaine public numérique (Universitat de Barcelona par jcorrius. CC-BY-NC. Source Flickr)

L’atelier de Barcelone portait sur la thème “les institutions de mémoire et le domaine public” et voici quelques notes et impressions qui pourront vous donner une idée des travaux particulièrement stimulants de Communia (voir ici pour le programme complet de l’atelier, avec les présentations des différents intervenants).

I) Une conception large et dynamique du domaine public à l’heure du numérique :

Traditionnellement la notion de domaine public renvoie au statut sous lequel sont placées les oeuvres pour lesquelles les droits de propriété intellectuelle des auteurs et autres ayants droit sont arrivés à leur terme (vie de l’auteur plus 70 ans en principe en Europe), et qui peuvent théoriquement être réutilisées librement sans avoir à solliciter une autorisation.

Ainsi conçu, le domaine public constitue un moyen de garantir l’accès à l’information et à la connaissance qui vient équilibrer le monopole reconnu temporairement sur leurs oeuvres par la loi au profit des créateurs. Cet équilibre est cependant de plus en plus menacé ces dernières années par l’extension continue de la durée des droits de propriété intellectuelle qui réduit l’étendue du domaine public (dernière manifestation en date de cette tendance, l‘allongement de la durée des droits voisins des interprètes votée par le Parlement européen), ainsi que l’intervention de textes qui permettent de faire renaître des droits sur une oeuvre appartenant au domaine public (par exemple le droit des bases de données).

Le domaine public devrait s'accroître avec le temps et former une sorte de "sanctuaire juridique". Mais on constate que comme la banquise, il se réduit sans cesse, fragilisé par des dérives législatives permettant de faire renaître des couches de droits nouveaux sur ce qui devrait rester libre (Banquise flottante au printemps par Géologue. CC-BY-NC. Source Flickr)

L’un des objectifs de Communia consiste justement à réfléchir aux moyens de garantir l’accès ouvert au domaine public, particulièrement dans l’environnement numérique. Pour ce faire, le réseau a effectué un important travail théorique sur la notion, qui permet de distinguer deux facettes différentes du domaine public :

1) Le domaine public structurel : qui comporte classiquement les oeuvres tombées dont les droits ont expirés, mais aussi d’autres éléments qui ne peuvent pas par nature faire l’objet d’une protection par le droit d’auteur comme les informations, les idées et les données brutes ou encore les oeuvres qui n’atteignent pas un degré suffisant d’originalité ou de mise en forme.

2) Le domaine public fonctionnel : correspond aux oeuvres que leurs auteurs ont choisi volontairement de faire tomber par anticipation dans le domaine public, ainsi qu’aux usages couverts par les exceptions législatives de type fair use ou fair dealing, copie privée, exception pédagogique et de recherche, exceptions ouvertes aux établissements culturels pour assurer la conservation des oeuvres, etc.

Ce second versant constitue un apport important à la notion de domaine public, car il permet de sortir d’une conception purement passive, dans laquelle le domaine public s’accroît simplement du fait de l’expiration des droits, pour passer à une conception active dans laquelle les individus peuvent participer volontairement à sa formation.

Les gouvernements et les institutions publiques peuvent aussi jouer un rôle décisif dans l’extension de ce domaine public fonctionnel, en édictant des lois étendant les usages couverts par des exceptions au droit d’auteur, mais aussi en plaçant les oeuvres et données qu’ils produisent sous des régimes d’Open Access [voir ici un exemple en Australie et là dans la ville de Portland]

Augmenté de son versant fonctionnel, le domaine public cesse d’être seulement un concept juridique pour devenir un véritable programme politique en puissance, interpellant à la fois les individus et les pouvoirs publics pour contribuer activement à la promotion de l’accès à l’information et à la connaissance. C’est à mon sens l’apport majeur des travaux de Communia : le domaine public n’est plus seulement une chose à défendre, mais aussi un projet à construire et à promouvoir !

Cette manière de concevoir la notion doit beaucoup aux travaux du juriste américain James Boyle, dont le nom a été évoqué à de nombreuses reprises lors de l’atelier de Barcelone, auteur de l’ouvrage “The Public Domain : Enclosing the Commons of the Mind“.

James Boyle a redéfini la notion de domaine public pour la rapprocher de celle de Bien Communs (Commons en anglais) et lui donner un nouveau souffle.

[Vous pouvez trouver ce livre téléchargeable en ligne gratuitement sous licence Creative Commons sur le site de James Boyle, qui anime aussi un blog et qu’on peut suivre aussi sur Twitter]

2) Des institutions culturelles plongées dans le dilemme numérique

Par le biais de leur action en matière de numérisation, les institutions culturelles européennes (Archives, Musées, Bibliothèques, Cinémathèques, Instituts audiovisuels, etc) contribuent au premier chef à faire renaître le domaine public sous forme numérique et à en promouvoir l’accès. Mais leur position au sein de Communia est loin d’être simple dès lors que l’on aborde la question sous l’angle de la réutilisation et de la dissémination des contenus sur Internet en dehors de leurs propres sites.

Je vous renvoie aux présentations faites par Ben White de la British Library et Milagros Del Coral de la Bibliothèque nationale d’Espagne, qui illustrent très bien cette ambiguïté.

D’un côté, les institutions culturelles jouent un rôle actif au niveau européen en faveur de la promotion de l’accès au savoir et à l’information, notamment par le biais de leur action de lobbying auprès des institutions communautaires. Les intervenants cités ci-dessus ont rappelé les contributions importantes des établissements culturels suite la parution du Livre vert : “Le Droit d’Auteur dans l’Economie de la Connaissance”, qui vise à redessiner les contours de la propriété intellectuelle en Europe pour atteindre d’un meilleur équilibre.

Mais d’un autre côté, les établissements engagés dans des processus de numérisation doivent faire face à des coûts qui les retiennent d’ouvrir complètement les oeuvres à la réutilisation, afin de préserver la possibilité de les valoriser commercialement. Il existe en réalité très peu d’établissements culturels en Europe qui acceptent de placer le produit de la numérisation dans le domaine public, sans restriction [je ne connais en fait aucun exemple comparable à la Library of Congress]. Beaucoup utilisent des procédés juridiques (copyright, droit des bases de données, droit de réutilisation des données publiques, etc) pour faire renaître des droits sur les oeuvres, attitude que dénonce par ailleurs le réseau Communia comme une forme d’atteinte au domaine public structurel.

Un des slides de la présentation de Ben White de la British Library qui illustre toute l'ambiguïté de la position des institutions culturelles. Diaporama sous CC-BY-SA

Et l’on aboutit au paradoxe qu’il faut se tourner vers des projets privés pour trouver sur Internet le domaine public “à l’état pur” : sur Wikimédia Commons par exemple, ou sur Flickr The Commons, programme associant un acteur privé et des institutions publiques.

Derrière cette forme de “schizophrénie” institutionnelle se cache en réalité la question du financement public de la numérisation et des modèles économiques à mettre en place pour garantir la pérennité de la numérisation et de la conservation des données.

3) Stratégies innovantes de valorisation numérique en ligne :

L’atelier Communia de Barcelone a heureusement permis de montrer que cette contradiction pouvait peut-être se résoudre en empruntant des stratégies différenciées de valorisation numérique des documents.

Je vous renvoie en particulier à l’exemple du projet Images for the Future, développé par six institutions culturelles hollandaises (Archives nationales, Institut du Film, Bibliothèques, etc) qui ont su mettre en place à la fois une stratégie performante d’exploitation commerciale des contenus numériques et une politique d’Open Access audacieuse (résumé et diaporama à consulter ici).

Ce projet portant sur la numérisation d’archives audiovisuelles comporte deux versants : l’un est clairement commercial (Images for the Future) et ressemble à ce que pratique l’INA en matière de diffusion et de commercialisation des documents. A la différence que le modèle économique de l’opération est très original : le gouvernement a avancé des fonds considérables (154 millions d’euros) destinées à permettre aux six institutions de numériser en masse leurs collections, à charge pour elles de rembourser progressivement sur plusieurs années en reversant le produit de l’exploitation commerciale des documents.

Mais parallèlement à cette politique de valorisation commerciale, le consortium a lancé une initiative d’Open Access à un sous-ensemble de son corpus d’archives audiovisuelles : OpenImages. Sur un site distinct, des milliers de documents ont été placés sous licence Creative Commons BY (Paternité) autorisant toute forme de réutilisation, y compris à des fins commerciales. Pour renforcer la cohérence de la démarche, cette plateforme utilise uniquement des briques en Open Source, des formats ouverts et une API pour la récupération des données. Le but est de permettre aux internautes de réutiliser le plus largement possible les documents à des fins créatives et dans d’autres contextes. Le fait d’avoir volontairement fait tomber les obstacles juridiques permet de disséminer largement les documents en dehors du site (sur Youtube et Flickr, ainsi que sur de sites spécialisés dans le remix vidéo) ou encore de nouer des ententes avec Wikipédia. Une telle démarche proactive ne peut que favoriser la visibilité des contenus et inaugurer de nouveaux types de relations avec les internautes, toutes choses difficiles si l’on garde le documents enfermés à l’intérieur d’un site.

La plateforme proposera aussi bientôt aux usagers eux-mêmes de déposer leurs vidéos sur le site en acceptant les mêmes conditions ouvertes de réutilisation, et l’on rejoint alors l’idée de domaine public fonctionnel, développé ici par l’interaction entre les individus et une institution publique.

Open Images : un exemple concluant de diffusion en Open Access de documents numérisés par des institutions culturelles.

4) L’intérêt des licences Creative Commons : de la libération à la conservation des données

L’exemple ci-dessus montre qu’une infrastructure juridique adaptée est déterminante pour organiser la diffusion des oeuvres en ligne dans des conditions fluides. Les Creatives Commons offrent un outil souple et progressif pour favoriser la circulation des oeuvres sur Internet et leur réutilisation.

En outre, les licences Creative Commons propose depuis peu une nouvelle déclinaison qui permettra peut-être de donner corps à la notion de domaine public fonctionnel, en autorisant les créateurs à abandonner volontairement leur droits sur une oeuvre. Il s’agit de la nouvelle licence CC 0 (Créative Commons Zéro) dont j’ai déjà eu l’occasion de parler dans S.I.Lex lors de son lancement. Il existait déjà une licence dite Public Domain Dedication élaborée aux Etats-Unis, mais qui posait des problèmes de compatibilité avec le droit français (notamment au niveau du droit moral, auquel on ne peut normalement pas renoncer par contrat). La nouvelle licence CC Zéro devrait contourner cet obstacle et permettre effectivement à un auteur de faire entrer par anticipation une de ses oeuvres dans le domaine public. Elle peut également être utilisée par un tiers, comme un établissement public, pour certifier l’appartenance d’une oeuvre au domaine public et joue alors le rôle d’une métadonnée juridique.

La nouvelle licence CC Zéro : un outil pour donner corps au domaine public fonctionnel en Europe ?

Une autre projet a été présenté lors de l’atelier qui m’a permis de réaliser le fort potentiel que les Creative Commons pouvait aussi receler dans le domaine moins attendu de la conservation des données numériques. Le programme LOCKSS (Lot of Copies Keep Stuff Safe), développé aux Etats-Unis à l’Université de Stanford propose de bâtir une infrastructure répartie de conservation de périodiques électroniques, avec des entrepôts numériques abritant des copies des mêmes contenus dans plusieurs pays différents. Le système vérifie en permanence si les copies ne se dégradent pas en les comparant les unes aux autres. Lorsqu’ une atteinte à l’intégrité des données est repérée, le document fautif est remplacé automatiquement par une copie effectuée par le système à partir d’un exemplaire situé dans un autre entrepôt.

Pour pouvoir fonctionner, un tel dispositif a donc besoin de pouvoir réaliser de multiples copies des documents conservées, ainsi que de les diffuser à distance. Or de telles opérations ne sont pas possibles en principe avec des oeuvres soumises au régime du Copyright. C’est pourquoi le programme LOCKSS travaille en amont avec les éditeurs des périodiques électroniques pour négocier que les contenus soient placés sous licence Creative Commons, de façon à permettre sans entrave les opérations nécessaires à la conservation des données.

LOCKSS : un programme de conservation des données numériques qui a besoin de la souplese des licences Creative Commons pour pouvoir fonctionner.

Les documents numériques sont particulièrement fragiles et difficiles à conserver sur le long terme. Si l’on veut qu’il existe demain un patrimoine numérique à transmettre, c’est dès aujourd’hui qu’il nous faut réfléchir aux conditions d’interopérabilité technique – mais aussi juridique – qui permettront de préserver les données.

UPDATE du 13 octobre : L’Américaine Elinor Ostrom vient de recevoir le prix Nobel d’Economie pour ses travaux sur les biens communs, et notamment le partage de la connaissance à l’ère numérique. Elle a également activement participé à l’élaboration des licences Creative Commons.

Cet article est repris du site http://scinfolex.wordpress.com/2009...

L’adresse originale de cet article est http://www.revue-reseau-tic.net/Atelier-Communia-Les-institutions,363.html

Posté le 20 décembre 2009 par calimaq

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