Et si l’information pouvait être copyrightée ?

Un article repris du blog S.I.lex Au croisement du droit et des sciences de l’information. Carnet de veille et de réflexion d’un bibliothécaire publié sous licence Cretaive commons by

Posté par calimaq le 23 mai 2009

C’est un principe de base : le droit d’auteur protège les oeuvres de l’esprit, c’est-à-dire les créations originales ayant reçues un minimum de mise en forme (CPI art. L. 111-1). Cette notion est très vaste puisqu’elle englobe toutes les créations quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination (CPI art. L. 112-1), mais elle ne s’applique pas aux idées, aux données brutes et à l’information qui ne peuvent pas faire l’objet d’une appropriation et demeurent “de libre parcours”.

Ces éléments forment un fonds commun, comme le dit Michel Vivant, dans lequel chacun peut venir puiser librement sans entrave pour alimenter ses propres réflexions et créations. Tout comme le domaine public, ce fonds commun joue un rôle primordial dans l’équilibre du droit de la propriété intellectuelle, afin que le droit d’auteur n’écrase pas d’autres valeurs fondamentales comme le droit à l’information ou la liberté d’expression.

Maintenant, imaginons que l’information brute puisse être copyrightée comme le sont les oeuvres de l’esprit ? Que se passerait-il ?

C’est le présupposé de la nouvelle d’anticipation “Le monde, tous droits réservés” de Claude Ecken, qui figure dans un recueil éponyme que je vous recommande vivement.

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Le monde, tous droits réservés. Claude Ecken. Pocket Science Fiction. 2005

Dans un futur proche, la loi a consacré la possibilité de déposer un copyright sur les évènements, d’une durée de 24 heures à une semaine, qui confère un droit exclusif de relater un fait, sans qu’aucun concurrent ne puisse le faire sans commettre un plagiat. Alors qu’aujourd’hui, les dépêches des agences de presse, type Reuters ou AFP, sont par excellence des objets “de libre parcours” que tous les médias peuvent reprendre librement pour alimenter leurs actualités, dans ce monde, les organes de presse se livrent à une lutte sans merci pour être les premiers à dénicher un scoop sur lequel elles pourront déposer un copyright.

L’intérêt de la nouvelle est de développer dans le détail les implications juridiques et économiques d’un tel mécanisme. Les témoins directs d’un évènement (la victime d’une agression, par exemple) disposent d’un copyright qu’elles peuvent monnayer auprès des journalistes. Lorsqu’une catastrophe naturelle survient, comme un tremblement de terre, c’est cette fois la municipalité ou le pays où l’évènement s’est produit qui détient les droits sur l’évènement, qu’elle vendra à la presse pour financer les secours et la reconstruction.

Et immanquablement, cette forme d’appropriation génère en retour des formes de piratage de l’information, de la part de groupuscules qui la mettent librement à la disposition de tous sous la forme d’attentats médiatiques, férocement réprimés par le pouvoir en place (ça ne vous rappelle rien ?).

Un monde finalement pas si éloigné du notre, puisque l’exclusivité sur un évènement existe déjà (la retransmission d’un évènement sportif par exemple) et les dérives du droit à l’image permettent déjà parfois une forme d’appropriation de l’information.

Si Claude Ecken s’applique à démontrer les dangers d’un tel système, il laisse aussi son héros en prendre la défense, et il faut bien avouer que le copyright sur l’information peut paraitre séduisant sous un certain angle (surtout que le système actuel est loin d’être parfait) :

Avant la loi de 2018, les journaux d’information se répétaient tous. Leur spécificité était le filtre politique interprétant les nouvelles selon la tendance de leur parti. Il existait autant d’interprétations que de supports. Le plus souvent, aucun des rédacteurs n’avait vécu l’évènement : chacun se contentait des télex adressés par les agences de presse. On confondait journaliste et commentateur. Les trop nombreuses prises de position plaidaient en faveur d’une pluralité des sources mais cet argument perdit du poids à son tour : il y avait ressassement, affadissement et non plus diversité. L’information était banalisée au point d’être dévaluée, répétée en boucle à l’image d’un matraquage publicitaire, jusqu’à diluer les événements en une bouillie d’informations qui accompagnait l’individu tout au long de sa journée. Où était la noblesse du métier de journaliste ? Les nouvelles n’étaient qu’une toile de fond pour les médias, un espace d’animation dont on ne percevait plus très bien le rapport avec le réel. Il était temps de revaloriser l’information et ceux qui la faisaient. Il était temps de payer des droits d’auteur à ceux qui se mouillaient réellement pour raconter ce qui se passait à travers le monde.

Troublant, non ? A chacun de se faire une opinion …

La nouvelle n’en constitue pas un moins un excellent exercice de science fiction juridique (branche méconnue de l’anticipation !) et le reste du recueil, qui a reçu le prix de l’imaginaire vaut vraiment le détour.

Il faut d’ailleurs noter que les auteurs français de science-fiction se sont largement mobilisés contre la loi Hadopi, par le biais notamment d’une tribune Qui contrôlera le futur ? dans le blog Génération Science-fiction qui a recueilli la signature des plus grands noms du moment (dont Claude Ecken). Des créateurs qui s’opposent à la Loi Création et Internet, peut-être parce que la science-fiction a l’habitude de dénoncer depuis le 1984 d’Orwell l’utilisation que l’on peut faire de la technologie pour surveiller les individus et brider les libertés …

Le Manifeste des auteurs français de science-fiction contre Hadopi

On se prend d’ailleurs à rêver qu’un de ces auteurs de science-fiction écrive une autre nouvelle à partir d’un présupposé inverse à celui de Claude Ecken : Et si la création dans son ensemble ne pouvait pas être copyrightée ? Si toutes les oeuvres étaient “de libre parcours”, inappropriables et insusceptibles de commerce marchand ?

Dystopie ? Utopie ? A voir … (une idée pour lancer un concours de nouvelles ?)

Pour terminer dans la même veine, je vous recommande également ces deux liens dans lesquels il est imaginé que le mécanisme de la riposte graduée de la loi Hadopi s’applique au livre physique. Une personne qui photocopierait par exemple illégalement un livre serait interdite de lecture et d’écriture pendant un an. Absurde, grotesque, choquant, inadmissible, non ? C’est pourtant exactement la même chose qui va se mettre en place dans l’environnement numérique avec la coupure d’accès de la loi Hadopi. Et Digital is not different !

Posté le 24 mai 2009

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