Elsevier peut-il interdire les liens hypertexte vers Sci-Hub ?

Vendredi dernier, le site BoingBoing expliquait que l’éditeur international Elsevier a adressé une plainte au site Citationsy (un outil de gestion des références bibliographiques à destination des chercheurs) pour la simple raison qu’il contenait des liens hypertexte vers le site Sci-Hub. L’affaire n’a cependant pas tardé à tourner au ridicule pour Elsevier, car on a appris le lendemain que des revues scientifiques distribuées par l’éditeur contenaient elles-même… de nombreux liens hypertexte vers des contenus de Sci-Hub !

Cette histoire n’en soulève pas moins une question juridique intéressante et comme elle m’a déjà été posée dans un contexte professionnel, il n’est sans doute pas inutile de l’examiner dans un billet de blog : est-ce que, dans l’absolu, Elsevier peut interdire de faire des liens hypertexte vers le site Sci-Hub en se fondant sur des arguments juridiques valables ? Pour répondre, je vais me placer dans le cadre du droit applicable au sein de l’Union européenne.

Tout d’abord, il convient de rappeler que le site Sci-Hub a été conçu pour libérer l’accès aux publications scientifiques diffusées par des éditeurs commerciaux en contournant le système de paywall mis en place par ces derniers pour soumettre l’accès à autorisation et à paiement. La grande majorité des contenus de Sci-Hub sont donc mis à disposition du public de manière illégale, en violation du droit d’auteur reçu par cession de droits des chercheurs aux éditeurs, comme Elsevier.

Lien hypertexte et « communication au public »

Le statut des liens hypertexte est longtemps resté incertain, car en tant que tel, un lien ne constitue ni une reproduction du contenu vers lequel il pointe, ni directement une représentation de celui-ci : il s’agit plutôt d’un mode d’accès vers une oeuvre que directement d’un usage de celle-ci. Mais en 2014, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a commencé à développer une jurisprudence qui a fait passer progressivement les liens hypertexte sous l’empire du droit d’auteur. Dans un arrêt Svensson, elle s’est appuyée sur la notion de « communication au public » figurant dans la directive sur le droit d’auteur de 2001 pour poser les règles applicables à l’acte de lier.

Sentant que soumettre chaque lien hypertexte à une autorisation préalable aurait un effet destructeur sur le Web en tant que tel, la Cour a indiqué que pour être soumis au droit d’auteur, la communication devait viser un « nouveau public » par rapport à celui que les ayants droit avaient l’intention de toucher lors de la mise en ligne initiale du contenu. Par exemple, si un éditeur met en ligne des oeuvres protégées, mais en les abritant derrière un paywall, alors faire un lien permettant à n’importe qui d’y accéder librement constitue bien une « communication à un nouveau public ». En revanche, lorsque les ayants droit choisissent de mettre en ligne une oeuvre sur Internet sans restriction, établir un lien vers elle reste un acte libre, car il ne s’agit pas alors de créer un accès pour un « nouveau public » (le public concerné reste le même, à savoir l’ensemble des personnes ayant accès à Internet).

Le cas des liens pointant vers des contenus illicites

Nombreux étaient les commentateurs qui trouvaient cette jurisprudence de la CJUE bien alambiquée, mais les choses se sont encore corsées en 2017, lorsque la Cour a dû se prononcer sur la question de la licéité des liens pointant vers des contenus illicites (c’est-à-dire mis en ligne sans autorisation des ayants droit). Elle l’a fait dans un arrêt dit « GS Media » ou « Playboy«  (car l’affaire concernait des liens effectués par un site de presse vers des photos du célèbre magazine de charme ayant fuité sur Internet avant publication). Dans sa décision, la CJUE reprend les grandes lignes de l’arrêt Svensson sur la « communication au public », mais elle rajoute de nouveaux critères permettant d’identifier si une personne établissant des liens hypertexte vers des contenus illicites commet ou non une infraction au droit d’auteur.

Deux conditions s’appliquent pour déterminer si un tel lien engage ou non la responsabilité de la personne qui l’effectue : il faut, d’une part, établir qu’elle avait « connaissance » de l’illégalité du contenu vers lequel elle pointait et, d’autre part, tenir compte du fait qu’elle ait posé ce lien avec une « intention lucrative ». Ce dernier critère introduit une présomption : si l’intention lucrative est caractérisée, alors la personne qui fait le lien sera présumée savoir qu’elle pointait vers un contenu illicite et ce sera à elle de prouver le contraire ; si à l’inverse, le lien a été posé sans intention lucrative, la personne bénéficie d’une présomption d’ignorance et c’est la partie adverse qui devra démontrer par tout moyen qu’elle savait que le contenu désigné par le lien était illicite.

Les principes de la jurisprudence GS Media résumés dans un tableau par Marc Rees de Next INpact (CC-BY-SA 4.0).

Faire des liens vers Sci-Hub, une opération à risque…

Si l’on reprend le cas d’Elsevier se plaignant de liens vers Sci-Hub figurant sur Citationsy, on se rend compte que la jurisprudence GS Media met l’éditeur dans une position relativement forte.

Citationsy est en effet un site géré par une société commerciale se rémunérant notamment par le biais de publicités. Cela suffirait sans doute à manifester une « intention lucrative » au sens de la CJUE. Et l’illicéité du site Sci-Hub étant assez notoire, il lui serait vraisemblablement difficile de renverser la présomption de connaissance du caractère illicite des contenus qui pèsera sur lui. Il faudrait en outre savoir si les liens hypertexte en cause ont été postés directement par l’équipe de Citationsy ou si le site se contente d’héberger des liens postés par ses utilisateurs. Mais dans tous les cas, on voit que les principes posés par la CJUE permettent à Elsevier dans l’absolu d’interdire les liens vers Sci-Hub.

Si l’on prend un autre cas de figure, un chercheur qui insèrerait des liens hypertexte vers Sci-Hub dans les notes de bas de page d’un article pourrait de son côté bénéficier d’une présomption d’ignorance et ce serait à l’ayant droit venant se plaindre de démontrer que ce chercheur avait connaissance de l’illégalité de Sci-Hub. En revanche, un éditeur qui diffuserait des articles pointant vers Sci-Hub tomberait de son côté dans la présomption inverse et ce serait à lui de prouver qu’il ne savait pas que Sci-Hub est un site pirate. Dans les deux cas, il n’est pas simple d’échapper à la condamnation, car le caractère illicite de Sci-Hub est assez largement répandu dans la communauté académique. Une manière d’éviter ce genre de problème consiste à citer simplement les références des contenus diffusés sur Sci-Hub, mais sans faire de lien hypertexte vers le site, car de simples références bibliographiques échappent encore à l’emprise du droit d’auteur.

D’autres acteurs peuvent être potentiellement concernés. Je voyais par exemple hier sur Twitter qu’Elsevier s’est déjà plaint qu’une bibliothèque poste sur son site des liens vers Sci-Hub. Ici encore la jurisprudence GS Media peut s’appliquer. La bibliothèque n’a certainement pas d’intention lucrative : elle pourra donc bénéficier d’une présomption d’ignorance du caractère illicite de Sci-Hub. Mais en cas de procès, cette présomption ne lui serait sans doute pas d’un grand secours, car les bibliothécaires, en tant que professionnels de l’information, sont censés connaître la nature illégale de Sci-Hub et il serait compliqué d’affirmer de bonne foi le contraire (surtout en France où le site fait l’objet depuis le mois d’avril dernier d’une mesure de blocage obtenue par Elsevier suite à une décision judiciaire).

***

La jurisprudence GS Media a soulevé de nombreuses critiques et la CJUE l’a d’ailleurs adoptée contre l’avis de son avocat général qui l’avait prévenue des risques pour la liberté d’information : « si les internautes sont exposés aux risques de recours pour violation des droits d’auteur (…) chaque fois qu’ils placent un hyperlien vers des œuvres librement accessibles sur un autre site Internet, ils seraient beaucoup plus réticents à les y placer, et ce au détriment du bon fonctionnement et de l’architecture même d’Internet ainsi que du développement de la société de l’information. »

Le paradoxe est que Sci-Hub occupe aujourd’hui une place tellement importante pour l’accès aux résultats de la recherche que même les revues diffusées par Elsevier contiennent des liens vers ce site sulfureux ! En croyant rendre une décision équilibrée sur les liens hypertexte, la CJUE a surtout créé un sac de nœuds qui fragilise tout l’écosystème informationnel. On n’en est pas encore au stade où le nom de Sci-Hub est devenu comme celui de Voldemort, à ne prononcer qu’en tremblant, mais il faut déjà réfléchir à deux (voire trois !) fois avant de faire un simple lien hypertexte vers son site…

Via un article de calimaq, publié le 7 août 2019

©© a-brest, article sous licence creative common info