Y a-t-il une vie (sociale) hors des réseaux sociaux ?

La vie numérique sans réseaux sociaux, il faut avouer, ça change : c’est comme si après l’avoir laissée allumée pendant des années, j’avais soudain éteint la télévision. Les têtes familières disparaissent, les sources d’informations aussi. Il faut tout réapprendre, réorganiser son web, rouvrir des portes depuis (trop) longtemps fermées. C’est une sorte de retour en arrière finalement, comme si je décidais de me passer de smartphone sophistiqué (prochaine étape peut-être), mais sans la notion de régression. J’envisage ce sevrage comme si j’avais retrouvé un chemin enfoui sous les herbes hautes – car plus personne ne l’emprunte depuis qu’il existe des autoroutes. Ça va moins vite, mais au fond on arrive au même endroit. Les réseaux sociaux ne sont là que pour raccourcir, dans tous les sens du terme.

Ainsi, je redécouvre les bienfaits des flux RSS (merci Feedly). Vous savez, cette fonction que Twitter et Facebook ont rendu obsolète… Croyez-le ou non, elle s’avère plus qu’utile en cas de sevrage social. Mieux qu’utile, même : essentielle. Car les flux RSS ne sont ni plus ni moins que l’essence même du « réseau social », au sens de toile de liens, débarrassée des fatras algorithmiques. Les posts apparaissent dans l’ordre chronologique, sans éditorialisation. Tout est décentralisé, au sens où le lecteur RSS ne fait qu’aspirer et compiler des contenus extérieurs individuellement hébergés et possédant leur existence propre en dehors du réseau. Car le RSS ne modifie ni l’organisation ni la scénarisation des contenus : il se contente de les réunir en un endroit donné, personnalisable à volonté et destiné à un utilisateur unique.

À ce titre, il est amusant de constater que l’idéal du net tel que l’envisagent la plupart des défenseurs des libertés sur le web (moi y compris) se résume simplement à un copier/coller de ce qui existait déjà avant l’apparition des réseaux sociaux. En somme, la destruction desdits réseaux sociaux devient par la force des choses la condition sine qua non à la réémergence d’un internet fédéré, décentralisé et libéré des contraintes liées à l’économie de l’attention. On a coutume de dire qu’on ne revient jamais en arrière (et on le fait à raison, puisqu’on ne revient jamais totalement en arrière). Pourtant, à l’instar des volontés de décroissance qui animent de plus en plus de réfractaires aux idéologies économiques dominantes, on en revient à chercher le salut dans un passé révolu.

Se libérer, c’est s’équiper d’œillères. Folle conclusion, pourtant inévitable. Et bizarrement, alors que je me tiens volontairement hors du flux, le web redevient terra incognita : une planète à explorer. Je rassemble mes souvenirs pour tenter de me rappeler les blogs que j’aimais consulter avant le sevrage (j’en dresse d’ailleurs une liste ici-même, dans la colonne de droite). Je guette à nouveau les « blog rolls » des sites amis. Je furette et je trouve, parfois. Et je ne vous cache pas que j’en éprouve une certaine satisfaction. Le monde avait perdu de son mystère, et voilà que je le redécouvre. L’abondance s’est tarie d’elle-même – il suffisait de ne pas la regarder. Moins pressé par l’urgence, je lis plus lentement les articles des confrères, comme par exemple cet excellent article de Ploum qui explique très justement que les réseaux sociaux sont en quelque sorte des miroirs de l’ego, et que dans la déconnexion c’est aussi notre propre reflet qui nous manque. Nous voilà devenus des vampires, face à un miroir, cherchant notre reflet. Comme il le dit lui-même :

Comme beaucoup de créateurs, je cherche la reconnaissance, quête égotiste encouragée par Facebook. Devant la nocivité de Facebook, nous nous cherchons des outils alternatifs pour continuer à exister. Alors que la vraie question est « Devons-nous à tout prix alimenter notre égo ? Quel est le sens de cette quête ? »

Ploum, De la pollution mentale et de la quête d’égo

Aussi, je me prends à rêver à nouveau de parties de ping-pong bloguesque, où chaque auteur, chaque autrice, se répondrait par blog interposé plutôt qu’en mode « thread » sur Twitter. Sur le même sujet, je vous invite aussi à suivre les « carnets » de Thierry Crouzet. Lui aussi a décidé de prendre un peu de distance avec les réseaux sociaux – on fait souvent des trucs en parallèle lui et moi, chacun dans notre coin.

Mon boulot d’auteur : être où les autres ne sont pas, pour peut-être découvrir des choses qu’ils ne peuvent pas voir. Où sont-ils tous ? À faire parler d’eux sur les réseaux sociaux. Donc, être ailleurs, sur les chemins.

Thierry Crouzet, Carnets, décembre 201

Même si j’y gagne donc beaucoup en termes de sérénité et de productivité, une chose me chagrine : il y a certaines personnes dont j’aime beaucoup les raisonnements et les créations, mais qui ne le font que sur les réseaux sociaux. J’en suis désormais privé, puisque ces mêmes personnes font le plus souvent l’économie du blog. J’espère qu’ils et elles se reconnaîtront, et posteront davantage hors des réseaux pour que nous puissions entamer cette correspondance générale informelle. Il y a un gros enjeu de société hors des plateformes « algorithmiques » : face à leur hégémonie, et au risque qu’elles font peser sur l’information et la création en les éditorialisant, les affaiblir pourrait bientôt devenir une mission. Proposer des alternatives sans mimer ni copier, retisser une toile dont nous maîtriserions tous les fils – web, à la base, ça veut bien dire toile, non ? Voilà ce que j’ai envie de faire : qu’on se retisse des toiles à nous, pour se réapproprier nos discussions et construire du savoir et de la culture en commun – et plus les uns en concurrence avec les autres, à la recherche du plus racoleur ou du plus sensationnel.

Car j’en suis de plus en plus convaincu, on ne fait que se chercher soi-même sur les réseaux sociaux.

Mais une fois qu’on s’est trouvé, on fait quoi ?

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Photo par Elena Koycheva via Unsplash

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Via un article de Neil Jomunsi, publié le 12 janvier 2019

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