Sentir-penser avec la Terre, Arturo Escobar #ParcoursDeLecture

NB : J’inaugure dans ce billet la série des #ParcoursDeLecture qui sont des citations extraites de ma lecture d’un livre, destinée à en restituer les idées importantes à mes yeux.

Passionnante lecture de ce livre assez exigeant, dont je vous propose un petit parcours ! Le livre explicite la nature des critique dualistes (nature culture par exemple) de la modernité occidentale et explicite les principaux concepts de ma pensée non-dualiste. Escobar a contribué, au début des années 2000, avec d’autres universitaires latino-américains, à l’élaboration du programme de recherche Modernité/Colonialité/Décolonialité, autrement dit, à une critique du récit eurocentré de la modernité (capitaliste, rationaliste, patriarcal, blanc, etc.) ainsi qu’à une réflexion sur la possibilité d’un tournant épistémique décolonial.

Je retiens le (magnifique) concept de communalité :

Avec le concept de communalité ou de communauté, nous faisons référence à la propriété collective des ressources, ainsi qu’à leur gestion et à leur usage privés. […] Contrairement aux sociétés modernes, les sociétés indigènes n’ont pas reproduit les mêmes types de différenciation entre les domaines politiques, économiques, ou culturels […]. Le pouvoir n’est pas aux mains d’un individu, ni d’un groupe spécifique, mais de la collectivité […], le représentant dirige parce qu’il obéit. Ce que propose le système communal, c’est de déplacer progressivement l’économie capitaliste et la démocratie libérale représentative vers des formes communales d’économie et d’autogouvernement assurant le pluralisme culturel comme base d’une authentique interculturalité entre les différents systèmes culturels.

et celui de maillage communautaire :

Le second concept qui mérite d’être approfondi est celui de «  maillage communautaire  ». Récemment forgé par Raquel Gutiérrez Aguilar, il a pour fonction de dynamiser la pensée critique. Dans un travail récent, cette sociologue et ancienne guérillera propose de distinguer, voire d’opposer aux «  coalitions de corporations transnationales  », des «  maillages communautaires  ». Par ce dernier terme, elle entend «  la multiplicité de mondes et de formes de la vie humaine qui peuplent et génèrent le monde selon différents modèles de respect, de collaboration, de dignité, d’amour et de réciprocité, qui ne sont pas pleinement sujets aux logiques d’accumulation du capital bien qu’ils soient affectés et très souvent asphyxiés par celles-ci48  ». C’est un concept suffisamment général – mais pas universel – pour embrasser les liens stables, plus ou moins permanents, qui se tissent et se défont tout au long d’une vie concrète entre des hommes et des femmes spécifiques […] De tels maillages communautaires […] sont présents dans le monde sous diverses formes et projets  : communautés et peuples indigènes, familles élargies, réseaux de voisins, de parents et de migrants disséminés dans des zones urbaines et rurales, groupes d’affinités et de soutien mutuel à des fins spécifiques, réseaux pluriels de femmes s’aidant mutuellement pour la reproduction de la vie […] Ce sont des configurations collectives humaines diverses et variées, certaines très anciennes, d’autres plus récentes, qui donnent du sens et peuplent ce qu’on désigne en philosophie sous le nom d’«  espace socionaturel  ». (…)

Comme le signale le Colectivo Situaciones dans l’épilogue du livre de Zibechi (2006), cette vision de la communalité implique une communauté en mouvement. Plutôt qu’une entité préconstituée, la communauté «  est le nom donné à un code organisationnel et politique spécifique, à une technologie sociale singulière […], en dépit du sens commun, la communauté produit de la dispersion  » (2006, p. 212-215). Cette dispersion peut devenir essentielle pour l’invention de modalités élargies, non-étatistes et non-capitalistes, de coopération. C’est pourquoi il me semble que l’un des apports analytiques majeurs de ces auteurs est de différencier la logique d’État de la logique communale en tant que principe d’organisation socionaturel.

D’autres concepts fondamentaux permettent d’entrer dans la pensée d’Escobar :

La relationalité constitutive du réel et des mondes qui le composent, relationalité qui ne peut être réduite à la seule valorisation du capital ni aux principes de la philosophie libérale. Ces concepts fondamentaux sont l’«  ontologie  », la «  relationalité  » et le «  plurivers  ».

On pourrait tout résumer comme suit :

De nombreux peuples non-occidentaux ont conservé au fil du temps des pratiques communautaires, relationnelles et pluriverselles. C’est ce qu’évoque, en Amérique latine, ce condensé de la pensée traditionnelle Nasa  : «  Le mot sans l’action est vide. L’action sans le mot est aveugle. Le mot et l’action hors de l’esprit de communauté sont la mort.  »

l’Ontologie :

L’ontologie fait ici référence aux présupposés que nourrissent les différents groupes sociaux quant aux entités existant réellement dans le monde. Ainsi, par exemple, dans l’ontologie moderne – appelée dualiste (ou naturaliste chez Descola67) car basée sur la séparation radicale entre nature et culture, corps et esprit, l’Occident et le reste du monde, etc. –, le monde est peuplé d’«  individus  » qui manipulent des «  objets  » et se meuvent sur des «  marchés  », toutes choses étant autoconstituées et autorégulées. En d’autres termes, au sein d’une ontologie dualiste, nous nous considérons comme des sujets autosuffisants qui sommes face à ou vivons dans un monde composé d’objets, également autosuffisants, que nous pouvons manipuler librement. De tels postulats sont assez singuliers dans l’histoire des ontologies.(…)

En s’incarnant dans des pratiques, les ontologies créent de véritables mondes. Par exemple, postuler le caractère séparé de la nature et faire siennes les conceptions d’«  économie  » et d’«  alimentation  » qui en découlent conduit à la monoculture  ; au contraire, une ontologie relationnelle implique une forme de culture diversifiée et intégrale, comme l’illustre la présence de l’agroécologie dans de nombreux systèmes agricoles paysans ou indigènes. L’affirmation d’une ontologie au sein de laquelle la montagne est un être isolé et inerte, un objet sans vie, conduira à son éventuelle destruction, comme c’est le cas dans l’extraction minière d’or ou de carbone à ciel ouvert. En revanche, si la montagne est considérée comme un être sentant, le traitement qu’on lui réserve sera complètement différent. Avec la colonisation puis la globalisation, le monde s’est reconfiguré à l’aune du lexique assertif de l’individu, de la rationalité, de l’efficacité, de la propriété privée et, bien sûr, du marché – autant de notions caractéristiques de la modernité dualiste et naturaliste. Il nous est de plus en plus difficile de percevoir nos connexions avec le monde et de les vivre comme étant réelles. Or, il y a de nombreuses manières d’exprimer la relationalité. Un principe fondamental est que toutes les choses du monde sont faites d’entités qui ne préexistent pas aux relations qui les constituent. Peut-être le bouddhisme a-t-il exprimé la position la plus radicale à ce sujet, lorsqu’il affirme que rien n’existe en soi, que tout interexiste. Autrement dit, dans les ontologies relationnelles, les mondes biophysiques, humains et surnaturels ne sont pas considérés comme des entités séparées, puisqu’il existe entre eux des liens de continuité. En effet, dans de nombreuses sociétés non-occidentales ou non-modernes, la division entre nature et culture que nous connaissons n’existe pas, et encore moins celle entre individu et communauté : de fait, l’«  individu  » n’existe pas, il existe en revanche à travers les âges des personnes en lien permanent avec l’ensemble du monde humain et non-humain.

Comme le concept est difficile à comprendre, un exemple est bienvenu !

À première vue, la photo ci-dessus représente une scène simple  : un père et sa fille se déplacent sur leurs potrillos respectifs, une embarcation traditionnelle typique du Pacifique Sud colombien, chacun étant muni d’un canalete – une rame. On peut supposer qu’ils naviguent à contre-courant pour rentrer chez eux, profitant du flux de la marée après avoir apporté le poisson au village, et rapportant peut-être un peu d’argent à la maison. Le père apprend à sa fille la manière adéquate de conduire le potrillo, un savoir-faire qui lui servira toute la vie, puisqu’elle habite à proximité du fleuve. Mais regardons cette scène avec les yeux de «  l’ontologie  », ou de la «  culture  » si l’on veut  : essayons de nous transporter là-bas en imagination et d’entrer dans le paysage. On commence alors à voir beaucoup plus de choses  : le potrillo a été taillé par le père dans un arbre de la forêt ou de la mangrove grâce aux savoirs transmis de génération en génération. La mangrove a été parcourue jusque dans ses moindres méandres par les habitants du lieu, qui profitent du réseau fractal des marais. La connexion entre la mer et la Lune est manifeste dans le rythme des marées, que les locaux connaissent à la perfection et qui suppose une autre temporalité. La mangrove est elle-même un grand réseau d’interrelations entre minéraux, micro-organismes, mycorhize, vie aérienne (racines, arbres, insectes, oiseaux), vie aquatique et vie amphibie (poissons, crabes, crevettes et autres mollusques et crustacés). Et l’on peut même y inclure les êtres surnaturels qui établissent parfois une communication entre les divers mondes et les êtres. C’est l’ensemble de ce réseau dense d’interrelations et de matérialité que nous appelons «  relationalité  » ou «  ontologie relationnelle  ». Dans cette perspective, il n’y a pas de «  père  », ni de «  fille  », pas plus qu’il n’y a de «  potrillo  » ni de «  mangrove  » compris en tant qu’êtres séparés, limités, qui existeraient par eux-mêmes ou mus par leur propre volonté. En revanche, il y a tout un monde, qui s’énacte minute par minute, jour après jour, au travers d’une infinité de pratiques qui relient une multiplicité d’humains et de non-humains. Ce que le «  père  » apprend à sa «  fille  », c’est à devenir une habile pratiquante de ces savoirs au sein du monde en question, pour actualiser ces relations entre humains, non-humains et êtres «  surnaturels  », cet entrelacement qui constitue le monde connu sous l’appellation «  fleuves du Pacifique  ». Anthropologues et géographes l’ont éloquemment décrit en termes de «  grammaire de l’environnement123  », comme un «  espace aquatique  » doté d’une spatialité et d’une temporalité propres124, ou comme un «  modèle local de nature125  » Le mouvement zapatiste a beaucoup contribué à nous faire prendre conscience de l’importance proprement politique de ces mondes. Lorsque, le 1er janvier 1994, les zapatistes se sont soulevés dans la jungle lacandone au Chiapas et ont crié  : «  Ya Basta  !  » («  Ça suffit  !  »), leur message arrivait tout droit des mondes relationnels des Mayas, de leur persévérance. «  Ça suffit  !  » signifiait que malgré plus de cinq cents ans de répression, d’exploitation, de marginalisation et de génocides, ces peuples continuaient d’exister et revendiquaient leur différence. «  Ça suffit  !  », cela voulait dire  : nous ne voulons pas être les subalternes de «  votre monde  », mais coexister dans le respect de notre autonomie  ; en d’autres termes, nous luttons pour un monde où puissent tenir de nombreux mondes. Cette notion zapatiste n’est pas facile à comprendre. Elle peut être reliée à d’autres concepts de la théorie critique sociale, comme à ceux de «  multiplicité  » chez Deleuze et Guattari, les maîtres de la pensée de la multiplicité et de la différence126, de plurivers ou d’interculturalité

Cette vision à de profondes conséquences politiques, car remettre en cause la dualité implique de faire de la nature un sujet de droit :

Ingold ne se contente pas de souligner la complicité de l’anthropologie avec cet état de fait, il met en lumière l’existence d’une curieuse division du travail  : la science parle au nom du non-humain, tandis que la politique s’occupe du devenir humain. Le corollaire de cette division, c’est que la nature ne peut pas être à l’origine de faits politiques. Le champ du politique est ainsi amputé de tout un ensemble d’êtres et de processus. C’est précisément l’un des postulats que les mouvements sociaux remettent en cause aujourd’hui, lorsqu’ils invoquent la montagne comme être sensible (dans les Andes contre des projets miniers) ou se définissent par un «  nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend  » (dans les «  ZAD  » en France contre des projets d’aéroport ou les sites d’enfouissement nucléaire). Dans les deux cas, ces luttes expriment non seulement que la nature est composée d’êtres vivants, y compris humains, mais aussi que ces assemblages relationnels d’êtres tissant les territoires ont, ensemble, voix au chapitre quant aux choix politiques. (…)

L’ontologie politique remet le monde moderne à sa place  : ce dernier est un monde parmi de nombreux autres. Ce travail théorico-politique fondamental est aujourd’hui le fait d’universitaires critiques autant que de certains mouvements sociaux.

Ce qu’il s’agit de remettre en cause :

Les quatre piliers du monde moderne  : la croyance en l’individu, en l’économie, au réel et à la science.(…)

Pour de nombreux groupes sociaux, les personnes ne sont pas des individus séparés de la communauté des humains et des non-humains, mais des entités relationnelles. (…)

Cette croyance en un réel débouche sur une attitude de domination de la nature et empêche de nouer de vraies relations de collaboration avec celle-ci – des relations dans lesquelles nous nous voyons faire partie du flux de la vie. (…) Cette foi a créé une monoculture du savoir, dont le résultat est l’hégémonie de la connaissance moderne et l’invisibilisation et la disqualification de toute autre forme de savoir. La science organisée est la religion du monde moderne. Aussi est-elle complice de la domination et de la violence qui s’exercent à l’encontre des autres mondes, surtout des mondes non-modernes.

Quant à la croyance en l’économie, elle repose sur un processus civilisationnel complexe qui a commencé à s’affirmer en Europe dès le XVIIIe siècle et qui a débouché sur l’invention de ce qu’on a appelé «  l’économie  », une sphère séparée de la réalité et un type de pensée et d’action reliées à une autre fiction puissante  : le marché autorégulé.

La tendance post-dualiste est à l’oeuvre :

Dans le champ universitaire, on pourrait mentionner les tendances postdualistes suivantes  : les nouvelles manières d’aborder les «  non-humains  », y compris les objets (les perspectives de l’acteur-réseau, par exemple)  ; la prise en compte par les sciences sociales de ce qui est «  naturel  » (écologie politique, théories de la complexité et ethnographie des modèles de nature propres aux peuples non-occidentaux)  ; le retour de «  la vie  » et de la «  matérialité  » dans la théorie sociale (les nouveaux matérialismes et vitalismes)  ; les problématiques du corps (des théories de l’énaction de Varela et des nouvelles approches cognitivistes aux approches féministes et queer)  ; et l’irruption du sacré et du spirituel dans une théorie sociale qui leur reconnaît une pertinence après qu’ils ont été totalement évacués des universités sécularisées ou neutralisés dans les espaces spécialisés des «  études religieuses  ». Dans ce retour du refoulé, les connaissances des groupes subalternes, dont la rationalité a été niée, sinon violemment détruite, sont les grands revenants. Prenons à nouveau un exemple déjà mentionné  : en faisant de la montagne une entité sensible, les groupes indigènes du Pérou ne mobilisent pas une «  croyance  », selon une vision réductionniste procédant du dualisme «  science/croyance  » ou «  vrai/faux  », mais toute une épistémè et une ontologie qui justement ne fonctionnent pas dans ce cadre binaire. C’est ce que vise également le concept de décolonisation épistémique.

au sein des mouvements sociaux, jusqu’à constituer un activisme de transition :

Au niveau écologique, pour préserver la biodiversité menacée par la déforestation des forêts et des mangroves, et restaurer l’intégrité écosystémique des territoires, il s’agit de renforcer le droit des communautés à déployer des politiques basées sur le Buen Vivir. Au niveau social, afin de garantir les droits des communautés, y compris le respect du territoire. Au niveau politique, pour protéger les organisations ethnico-territoriales et la vie de leurs leaders, il est crucial de garantir leur autonomie et de renforcer leurs propres formes de gouvernement. Au niveau culturel, afin de garantir les conditions indispensables à l’exercice de leur identité et les pratiques culturelles des communautés noires et indigènes. (…)

Les projets de «  transitions vers le postextractivisme  » constituent une branche désormais importante des discours sur la transition. Ils connaissent un rayonnement important en Amérique du Sud. Ils partent d’un constat  : la persistance des modèles de développement basés sur l’appropriation massive de ressources naturelles, qui ne sont pas ou peu transformées et sont exportées en tant que matières premières (minerais, hydrocarbures, monocultures d’exportation, industrie de la pêche, etc.), qu’il s’agisse de l’extractivisme néolibéral agressif de pays comme la Colombie ou le Mexique, ou du néo-extractivisme commun de nombreux gouvernements progressistes (Brésil des années 2000, Bolivie, Équateur, etc.), le tout se déroulant sous l’égide du nouveau «  consensus des commodities  ».

Le Buen Vivir et les droits de la nature ne sont en rien des slogans isolés. Ils sont plutôt à envisager dans le cadre de toute une gamme de transformations, comme la redéfinition de l’État en termes de plurinationalité ou celle de la société en termes d’interculturalité, ouvrant une acception pleine et entière de la notion de «  droits  », dont l’objectif est précisément la réalisation du Buen Vivir. Toutes ces innovations doivent être considérées comme étant multiculturelles, multi-épistémiques, et prenant sens au sein de processus de construction politique profondément dialogiques et souvent contradictoires.

Dans cette approche la notion de territoire prend un autre sens :

Le territoire, en tant que concept et en tant que pratique, représente bien plus qu’un support à la vie et à sa reproduction. Il est l’espace biophysique et épistémique dans lequel la vie s’énacte en accord avec une ontologie particulière et devient «  monde  ». Dans les ontologies relationnelles, les humains et les non-humains – ce qui est organique et non-organique aussi bien que ce qui est surnaturel ou spirituel – font partie intégrante du monde, de par les interrelations multiples qu’ils entretiennent en tant qu’êtres sensibles. C’est pourquoi les humains ne sont pas les seuls à pouvoir parler au nom des non-humains, comme le font les scientifiques. Une politique relationnelle prend en compte les voix et les multiples dynamiques qui tissent la trame de l’humain et du non-humain, sans donner à l’humain aucune prééminence.

Sous la pression des mouvements, certains secteurs de l’État envisagent d’admettre la négociation intermondes dans le champ du politique.

Les droits des peuples indigènes sont ainsi envisagés sous l’angle d’une occupation ontologique

Nous proposons d’envisager les droits des peuples indigènes, afro-descendants et paysans à leurs territoires au travers de trois processus liés  : occupations, persistances et transitions. Bien que «  l’occupation  » de territoires collectifs mêle souvent plusieurs aspects (armés, territoriaux, technologiques, culturels et écologiques), la dimension ontologique, la destruction d’un monde, demeure la plus importante. La notion de «  persévérances  » renvoie à la résistance mais se trouve aussi souvent avancée par les luttes sous l’angle de l’ontologie. Dans cette perspective, l’occupant, c’est le projet moderne  : un monde qui cherche à transformer la pluralité des mondes existants en un seul. Et ce qui persiste, c’est l’affirmation d’une multiplicité de mondes. Parce qu’elles résistent à l’expansion du projet globalisateur néolibéral de construction d’un monde, les luttes des communautés indigènes, afro-descendantes et paysannes peuvent être considérées comme des luttes ontologiques et comme des contributions importantes aux transitions écologiques et culturelles vers le plurivers. Ces transitions sont nécessaires pour affronter la multiplicité de crises écologiques et sociales produites par l’ontologie unimondiste (avec ses récits, ses pratiques et ses formes d’action).

Encore plus fondamentalement, et c’est bien ce qui est fascinant, c’est qu’on retrouve la notion de DESIGN ontologique :

la notion de design ontologique. Selon ces auteurs, l’enjeu est le développement d’une manière d’être au monde radicalement nouvelle  : la combinaison des études pluriverselles et du design ontologique permet d’entrevoir un champ ontologique, pratique et politique, susceptible de fournir des éléments uniques. Nombre de chercheurs s’accordent sur le fait que pour surmonter les crises climatiques, alimentaires et énergétiques, la question de la pauvreté ou celle du sens (toutes problématiques reliées entre elles), il sera indispensable de construire de multiples voies vers les transitions écologiques. C’est là que l’apport du design pourrait s’avérer crucial. (…)

Le design ontologique va au-delà du développement durable. Celui-ci permet, au mieux, de réduire la crise, mais il ne remet pas en question l’ontologie universaliste qui la sous-tend. Or, le développement non- durable imprime sa marque jusque dans le «  design  » de notre vie quotidienne. Cela tient à des pratiques très concrètes, d’où l’importance d’une reconfiguration du design. Qu’il s’agisse d’innovations radicales dans le domaine d’un design durable (Tonkinwise, 2013), de soutenabilité en vue de l’épanouissement (Ehrenfeld, 2008), de la satisfaction des besoins élémentaires (Fry, 2012), de complexité environnementale (Leff, 1998), ou encore d’aller au-delà d’une culture centrée sur la raison (Plumwood, 2002), l’enjeu est le même  : il faut détacher le design de sa base anthropocentrique et rationaliste et en faire une arme contre le développement non-durable qui règne dans le monde moderne. Si nous sommes menacés de disparition, la prévention passe en effet par l’invention d’une autre ontologie. Voilà pourquoi le design promet d’être l’un des débats philosophiques les plus importants des années à venir. Les questionnements relatifs au design sont fondamentaux. Peut-il devenir l’une des manières de créer le plurivers  ? Pour que ce pari ait des chances d’être gagné, il faut imaginer des pratiques de design qui ne reproduisent pas les stratégies anthropocéniques universalistes. Il faut au contraire que ces pratiques soient en rupture avec de telles stratégies. Il ne s’agirait pas tant de résoudre des problèmes ou de négocier des accords que de créer des conditions permettant de participer au plurivers et de l’habiter. Une politique qui ait la Terre pour maîtresse à penser et qui s’ouvre à la grande variété de pratiques qui construisent le monde, y compris à celles qui sont complètement étrangères à notre Monde-1. Il faut réinventer le sens du commun et doter les communautés d’outils leur permettant de créer leurs propres designs de transition. Ces pratiques permettraient de réimaginer les paysages ruraux et urbains, l’alimentation, l’énergie, l’habitat, la science et la technologie, etc., en recherchant la durabilité et le Buen Vivir, plutôt que «  la réussite dans un monde global  ». De telles pratiques impliquent également un engagement conjoint de la part de l’université, des militants et du monde du design. Comment faire de la relationalité et des plurivers des forces de transformation  ? Voilà une des questions fondamentales qui traversent le champ des études sur le design pluriversel et critique. Une partie de la réponse implique la création de lexiques, de moyens et de stratégies de communication en vue de la transition, grâce auxquels les notions de relationalité et pluriversalité pourront pénétrer dans des cercles moins confidentiels. Dans la vie quotidienne, les moyens de communication conventionnels sont sans doute le vecteur le plus concret de reproduction de la vision libérale du monde, de l’individu, des marchés, du développement,…

Le lien à la ZAD et aux communs deivent alors évident, et permet de comprendre ce que veut dire HABITER

Quand on fait l’expérience de faire corps avec les lieux, les habiter devient aussi se laisser habiter par eux. Pour des occupant.e.s de la ZAD, «  c’est un entrelacement de liens. C’est appartenir aux lieux autant qu’ils nous appartiennent. C’est ne pas être indifférent.e aux choses qui nous entourent, c’est être attaché.e  : aux gens, aux ambiances, aux champs, aux haies, aux bois, aux maisons.  » Ou encore, pour les rédacteurs de Nunatak, «  revue d’histoires, cultures et luttes des montagnes  »  : «  Habiter [c’est] ne pas nous contenter de notre position de consommateur perpétuel, [c’est] nous plonger dans les histoires que racontent les ruisseaux, les êtres, les arbres ou les rochers.  » (…)

Habiter devient un acte politique, tout autant parce qu’en refusant de partir on empêche l’adversaire d’avancer, que parce qu’on se bat précisément pour habiter  : habiter les lieux où on choisit de s’établir, mais aussi, plus largement, la Terre. Habiter, c’est résister à la déterritorialisation qui réduit les territoires à des fonctions économiques. C’est leur donner d’autres avenirs, mais aussi, et souvent sans attendre, concevoir et défendre leurs présents immédiats.

A noter qu’un excellent podcast avec Anne-Laure Bonvalot, l’une des traductrices du livre (et qui fait un bel effort de pédagogie) permet d’approcher ce livre.

Symbioses citoyennes

URL: http://www.symbioses-citoyennes.fr/
Via un article de admin, publié le 3 août 2018

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