Voulons-nous vraiment des bibliothèques sous surveillance en France ?

Je republie sur ce blog un texte posté ce matin sur le forum Agorabib de l’ABF. Il est signé par Thomas Fourmeux, Silvère Mercier, Pierre Naegelen, Chloé Lailic et moi-même, en tant que membres de l’ABF. Il a pour but de réagir à la parution d’une tribune dans la revue Bibliothèque(s) de l’ABF à propos de laquelle nous demandons à l’association des clarifications (téléchargez le texte).

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L’Association des Bibliothécaires de France (ABF) a publié dans la dernière livraison de sa revue Bibliothèque(s) deux textes consacrés à la liberté de s’informer et à la protection de la vie privée des usagers en bibliothèque.

Ces deux contributions, l’une signée par Chloé Lailic, l’autre par Anna Marcuzzi alimentent dans ce numéro la rubrique « Le Débat », mettant en regard deux textes défendant des points de vue opposés sur des sujets suscitant des discussions au sein de la profession des bibliothécaires.

Le procédé est en lui-même parfaitement louable, car il est important que les débats internes à un champ professionnel puissent être mis en visibilité, surtout lorsqu’ils touchent à des sujets complexes et délicats comme celui-ci. Néanmoins, nous sommes plusieurs à avoir été profondément choqués par les propos tenus par Anna Marcuzzi dans sa tribune, au point de ressentir le besoin d’y répondre publiquement.

Le titre retenu donne déjà clairement le ton : « Militant de la liberté ou sentinelle du pacte républicain ? », comme si l’on était d’emblée sommé de choisir entre la liberté et la République…

Le texte poursuit en critiquant le « positionnement idéologique – voire dogmatique » des bibliothécaires qui s’affirment en faveur de la protection de la vie privée et « [empêcheraient] ainsi d’avoir un débat de fond au sein de […] la profession ». Pour s’éloigner de cette « posture dogmatique » qu’elle n’hésite pas à qualifier de « libertaire », Anna Marcuzzi souhaite « reposer les termes d’un débat plus serein » en appelant à discuter de la « responsabilité du bibliothécaire-citoyen », notamment à propos de l’utilisation des connexions internet mises à disposition des usagers en bibliothèque :

Devons-nous pour autant ne pas interroger le monde dans lequel nous vivons et imaginer, par exemple, la possibilité d’une utilisation dévoyée des espaces publics que peuvent être les bibliothèques qui nous ramènerait alors à un questionnement sur notre positionnement – et notre devoir – de fonctionnaire (et même de citoyen) ?

Cette question s’est posée avec beaucoup d’acuité pour les bibliothécaires français ces dernières années, notamment à cause de l’adoption de plusieurs textes de loi qui ont considérablement durci l’arsenal juridique mobilisable par les pouvoirs publics pour lutter contre le terrorisme. Ces mesures sont longtemps restées sans incidence directe sur les bibliothèques jusqu’à ce que le Parlement instaure en 2016 un délit de « consultation habituelle de sites faisant l’apologie du terrorisme ou incitant à la haine ». La condamnation d’un usager consultant de tels sites à partir d’une bibliothèque devenait possible, avec deux ans de prison à la clé. Et cette éventualité n’est pas restée simplement théorique : au moins une personne a été condamnée sur cette base à partir d’informations communiquées par une bibliothèque à la demande de l’autorité judiciaire.

Critiqué par une large partie de la société civile (y compris d’ailleurs l’ABF par le biais d’une déclaration publiée en janvier 2017), ce délit a finalement été annulé par le Conseil constitutionnel. Les neufs sages ont mis en cause le caractère disproportionné de cette sanction et l’atteinte aux libertés fondamentales que revêtait intrinsèquement la création d’un « délit de lecture » décorrélé d’actes positifs commis par des individus. Encore a-t-il fallu au Conseil s’y reprendre à deux fois, car après une première annulation en 2016, les parlementaires ont cru bon en 2017 de réintroduire ce délit dans une nouvelle loi dans une version « atténuée », pourtant déclarée inconstitutionnelle comme la première mouture.

Qui veut des bibliothèques sous surveillance en France ?

Étant donné les tensions autour des questions de lutte contre le terrorisme, ces deux décisions du Conseil constitutionnel revêtent une forte valeur symbolique : elles rappellent qu’on ne peut mettre en place n’importe quelle mesure en invoquant la sécurité. Si l’on doit parler de « pacte républicain », comme s’y aventure Anna Marcuzzi, alors on doit considérer que le Conseil a rappelé au nom des valeurs de la République l’importance de la liberté de conscience. Il a également souligné à cette occasion, en s’appuyant sur l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qu’un accès libre à Internet était une garantie indispensable à l’exercice de la liberté d’expression et de communication.

Les principes sont donc désormais absolument clairs, ce qui n’empêche pourtant pas Anna Marcuzzi de remettre en question l’arbitrage du Conseil Constitutionnel :

Peut-être est-il temps d’ailleurs d’évoquer ce qui a généré ce débat au sein de notre association, à savoir les éventuelles informations que des bibliothécaires seraient susceptibles de communiquer dans le cadre d’un soupçon de radicalisation de certains usagers compte tenu, par exemple des sites consultés dans les bibliothèques […]

La radicalisation violente n’est pas un délit. Et c’est là que réside toute la difficulté et le malaise des professionnels que nous sommes face à des informations dont nous pourrions disposer et dont nous ne savons que faire.

Les militants de la liberté vous diront de regarder ailleurs de ne surtout rien communiquer. A personne.

C’est ce passage en particulier qui est extrêmement choquant et que nous voulons dénoncer. Nous pourrions le faire en soulignant l’incompatibilité de tels propos avec la Charte de l’UNESCO sur les bibliothèques ou encore avec la Déclaration de l’IFLA sur la vie privée dans le monde des bibliothèques. Mais ces textes étant assis sur des valeurs, on nous taxerait encore certainement d’idéologie si nous les invoquions…

A vrai dire, il n’est même pas nécessaire d’en passer par là, car il suffit de s’en tenir au droit positif pour montrer à quel point les propos d’Anna Marcuzzi sont inacceptables et n’ont absolument rien à voir avec une « position équilibrée » qu’elle souhaiterait voir l’ABF adopter.

Car Anna Marcuzzi déplore en toutes lettres que la consultation habituelle ne constitue pas un délit : « certains d’entre nous, malgré l’absence de délit – qui simplifierait de facto l’action à envisager, n’arrivent pas à se satisfaire de ce crédo libertaire ». Le problème, c’est que le délit de consultation n’a pas été annulé par le Conseil constitutionnel sur la base d’un « crédo libertaire », mais au nom de la protection des droits fondamentaux tels qu’ils résultent notamment de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789.

Déplorer cette décision revient donc à se mettre en porte-à-faux avec les valeurs de la Constitution et les libertés qu’elle protège.

Ayant ceci en tête, d’autres passages du texte d’Anna Marcuzzi apparaissent problématiques, notamment celui-ci où elle en appelle les fonctionnaires à leurs « devoirs » :

Parce que oui, j’aime à le rappeler parfois, nous sommes fonctionnaires. Pas activistes. Et cela nous oblige, jour après jour.

Mais quel est au juste le but poursuivi par Anna Marcuzzi en remettant ainsi frontalement en cause la décision du Conseil constitutionnel ? Lorsqu’elle déplore que les bibliothécaires doivent « regarder ailleurs », appelle-t-elle à demi-mots nos collègues à exercer une surveillance sur les sites consultés par les usagers, alors même que la loi ne leur impose nullement une telle obligation ?

Si c’était le cas, elle inciterait, non pas à respecter les devoirs des fonctionnaires, mais à les violer gravement, car le premier d’entre eux est le principe de légalité auxquels les agents administratifs sont strictement tenus. Se comporter comme si des actes des usagers étaient des délits alors que la loi ne les déclare pas comme tels est l’un des pires manquements qu’un fonctionnaire puisse commettre. Cela revient ni plus ni moins à encourager les bibliothécaires à exercer une fonction larvée de police sur une base illicite. Et ce sera d’autant plus le cas à l’avenir avec l’entrée en vigueur du RGPD qui impose un principe de minimisation dans la collecte des données nécessaires à l’accomplissement d’une mission de service public. L’obligation faite aux espaces publics offrant un accès internet de conserver les données de connexion n’implique pas d’identifier les utilisateurs, ni de conserver l’historique de leur navigation nominativement. Si tel était le choix des établissements, un consentement libre et éclairé est désormais nécessaire, sans qu’un refus puisse priver l’usager de l’accès à Internet.

Le texte d’Anna Marcuzzi est par ailleurs émaillé de lourdes confusions, notamment lorsqu’elle se livre à une comparaison avec la consultation de sites pédophiles. Celle-ci constitue bien en tant que telle un délit, validé par le Conseil constitutionnel. Mais les deux situations sont complètement différentes : en ce qui concerne la pédophilie, le Conseil a estimé que l’instauration d’un délit n’était pas une mesure disproportionnée parce qu’il est possible d’établir sur une base objective le caractère pédophile d’une image (en fonction de l’âge de la personne représentée). Il n’en va pas de même pour la consultation de sites « faisant l’apologie du terrorisme », notion hautement subjective qui ne fait pas l’objet de la moindre définition dans la loi. Cet élément a pesé de manière déterminante dans la décision du Conseil, car instaurer sur une base aussi floue un délit de lecture ouvrirait grande la porte à la censure, contre laquelle les bibliothécaires sont généralement si prompts à se mobiliser…

L’accusation d’idéologie a ceci de dangereux à manier qu’elle est récursive. Celui ou celle qui accuse l’autre d’être un-e idéologue le fait généralement à des fins rhétoriques afin de dissimuler la propre idéologie qui l’anime. On remarquera à ce propos que malgré les deux censures du Conseil, il reste en France quelques rares responsables politiques, comme Eric Ciotti, qui demandent encore une modification de la Constitution pour réinstaurer le délit de consultation habituelle. Cette précision aidera peut-être à mieux situer le type de terreau idéologique susceptible d’inspirer les nostalgiques de ce délit…

Doit-on comprendre qu’Anna Marcuzzi appelle l’ABF à adopter ce qu’elle appelle une « position équilibrée » en soutenant des propositions aussi marquées de révision de la Constitution ? Car ce serait aujourd’hui la seule façon dans notre système juridique de revenir sur les deux décisions du Conseil…

Ne nous y trompons donc pas : ce qu’Anna Marcuzzi présente comme des questions de déontologie professionnelle constituent en réalité des positionnements politiques qui s’avancent masqués. Comble du confusionnisme (ou de la perte totale de repères ?), elle va jusqu’à mettre ce débat sur la protection de la vie privée sur le même plan que celui sur l’ouverture des bibliothèques qu’il conviendrait tous deux, selon elle, d’aborder « sans idéologie » bien sûr !

Au-delà de ce qu’il faut bien appeler un grave dérapage individuel, il importe également de pointer les responsabilités collectives que la publication de tels propos implique. Comment un tel texte peut-il être publié dans la revue de l’ABF, comme s’il s’agissait de n’importe quelle « opinion », sans que le comité éditorial ne prenne au moins la précaution de marquer une distance vis-à-vis de lui ?

Il est piquant à ce sujet de rappeler une anecdote ayant eu lieu en janvier dernier lors d’une journée organisée par l’ABF sur le thème « (Auto)-censure et surveillance de masse, quels impacts pour les bibliothèques ? » Dans ses propos introductifs, Xavier Galaup, le président de l’ABF – visiblement assez mal à l’aise – s’était cru obligé de préciser qu’il souhaitait qu’aucun propos tenu lors de cette journée n’incite à la violation de la loi, au motif que les bibliothèques « ne sont pas des pirates » (cf. enregistrement en ligne sur le site de l’ABF).

Si ce souci scrupuleux de la légalité habite réellement l’ABF, peut-être serait-il bon de prendre garde d’un peu plus près à ce qui se publie dans sa revue, car ce n’est pas uniquement la loi qu’Anna Marcuzzi a mise à mal dans sa tribune, mais directement la Constitution et la Déclaration des Droits de l’Homme !

Nous aurions bien davantage de choses à dire encore sur le plan des valeurs professionnelles et de la déontologie du métier de bibliothécaire, mais il nous suffit de nous en tenir à la lettre du droit pour dénoncer de tels propos et appeler l’ABF à se démarquer vigoureusement et sans ambiguïté de ce point de vue.

Il en va de l’éthique de responsabilité de l’association et de sa crédibilité à porter la parole des bibliothécaires français sur ces grands débats de société.

Via un article de calimaq, publié le 4 juin 2018

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