Vers une taxe sur le Digital Labor en Europe ?

Le scandale Cambridge Analytica qui a plongé Facebook dans la tourmente cette semaine est sur toutes les lèvres, au point d’avoir quelque peu éclipsé les annonces de la Commission européenne relatives à la fiscalité du numérique. Or ces propositions, qui envisagent deux scénarios différents, méritent de l’attention, car l’un deux pourrait mettre en place une forme de taxe sur le Digital Labor, le « travail gratuit » fourni par les internautes que les plateformes exploitent économiquement, sans que ces activités fassent jusqu’à présent l’objet d’une prise en compte juridique spécifique.

Même si la Commission européenne ne va pas jusque là dans son analyse (elle n’emploie pas l’expression Digital Labor, ni ne fait référence au « travail » dans sa communication autour de ces propositions), les principes qu’elles posent n’interdisent pas d’en faire cette lecture. Mais si c’est bien une forme de travail qui est ciblée par cette nouvelle taxe, alors il conviendrait d’être cohérent et de considérer cette ponction sur les plateformes comme une « cotisation sociale » d’un nouveau type, qui devrait servir à financer le système de protection sociale dans les pays de l’Union européenne.

Cette réforme de la fiscalité deviendrait alors un levier pour commencer à construire un « droit social des données » ou une « protection sociale des données », telle que nous l’avons proposé avec Laura Aufrère dans un article paru le mois dernier sur ce blog et dans une tribune publiée sur Libération. 

Cibler les activités « où les utilisateurs contribuent à l’essentiel de la création de valeur »

Un article du Monde résume ainsi le premier scénario envisagé par la Commission :

Il s’agit de prélever l’impôt là où se trouvent les utilisateurs des services en ligne, plutôt que là où sont concentrés les profits générés par ceux-ci.

Sont visées, non pas des entreprises, mais des « activités ». En l’occurrence, celles où les utilisateurs contribuent à l’essentiel de la création de valeur : vente d’espaces publicitaires liés à l’exploitation des données privées (Facebook, Google, etc.), ou plates-formes d’intermédiation facilitant les ventes de biens et de services entre internautes (Airbnb, Uber, Booking, etc.). Ne seront en revanche pas concernés les cybermarchands (Amazon et consorts) ou les vendeurs de services sur abonnements (Netflix, iTunes d’Apple, etc.).

Le critère de « contribution à l’essentiel de la valeur créée » peut se raccrocher à la notion de Digital Labor, notamment si on l’exprime de cette manière : il s’agit d’une situation où l’utilisateur d’une plateforme est inclus, consciemment ou non, dans un rapport de production (de données) à visée économique. Cela rejoint l’idée que nous avions développée dans notre article d’un « continuum des situations » entre les « travailleurs de la donnée », qui peuvent aussi bien être des « professionnels » (comme les chauffeurs Uber ou les livreurs Deliveroo) que de « simples utilisateurs » mis en situation de travail par l’environnement des plateformes.

La question se pose cependant de la délimitation adoptée par la Commission, et notamment de l’exclusion des « cybermarchands » du périmètre de ce dispositif. Ce choix est assez discutable, car que le modèle d’acteurs comme Amazon ou Netflix repose en grande partie sur l’exploitation des données d’usage des individus afin d’alimenter leur moteur de recommandation. Tout dépend donc de la portée sur l’on souhaite donner au critère de « l’essentiel de la valeur créée », mais on voit immédiatement qu’il peut revêtir une certaine subjectivité. D’où l’intérêt sans doute qu’il y aurait à rattacher plus explicitement ce dispositif fiscal à la notion de Digital Labor (ou du moins à la notion de « travail »), notamment en recourant à la notion de « subordination d’usage » que nous avons essayée de mettre en avant, qui pourrait jouer le rôle d’un critère complémentaire à celui de participation à la valeur créée. Par ailleurs, il est assez surprenant que la Commission n’évoque pas dans sa Communication les plateformes de micro-travail, comme Amazon Mechanical Turk, TaskRabbit et autres Upwork, alors même qu’elles constituent par définition des lieux où la valeur est essentiellement produite par les utilisateurs/travailleurs.

Pour la Commission européenne, ce scénario n’aurait vocation qu’à être transitoire. A terme, elle vise plutôt une réorganisation de la fiscalité des sociétés qui permettrait d’identifier des « établissements virtuels stables » de manière à pouvoir cibler des acteurs numériques n’ayant pas d’implantation physique dans l’Union européenne. Une « présence numérique imposable » pourrait être identifiée à partir de plusieurs critères, comme le fait d’avoir plus de 100 000 utilisateurs européens inscrits. La formule permettrait sans doute de soumettre davantage de plateformes à l’impôt, mais on y perdrait le lien pouvant être fait avec la reconnaissance du Digital Labor, ce qui serait dommage à mon sens.

Un moyen d’en finir (définitivement ?) avec les fantasmes de monétisation des données personnelles

Ces dernières semaines ont vu la résurgence d’un débat sur l’opportunité d’instaurer un droit de propriété sur les données personnelles afin que les individus puissent les vendre aux plateformes en échange d’une contrepartie financière. C’est notamment la thèse du rapport « Mes data sont à moi ! » publié par le Think Tank ultralibéral Génération Libre. Ces propositions ont suscité quelques ralliements, mais aussi beaucoup d’oppositions, notamment de la part de ceux qui voient un vif péril dans la création d’un « marché des données personnelles ».

Cette idée de « patrimonialiser » les données personnelles n’est cependant pas complètement sans lien avec le Digital Labor, du moins dans l’esprit de certains de ses promoteurs. C’est le cas notamment de l’américain Jaron Lasnier, qui fut l’un des premiers à la défendre à travers ses ouvrages. Dans un article récent, il établit un lien entre la thèse propriétariste et les « données comme travail » (Data as Labor) (résumé comme suit dans cet article) :

L’économie des données s’est développée par accident, plus que volontairement. Elle est inefficace, injuste et contre-productive, et devrait être totalement repensée, soutiennent-ils. Ils font la différence entre d’un côté, le modèle existant de Data as Capital, ou “données comme capital” (DaC en anglais), qui traite les données comme les produits de combustion de notre mode de consommation, la matière première d’un capitalisme de surveillance ; et de l’autre, un modèle théorique de Data as Labour, (DaL) ou “données comme travail”, qui traite les données comme une propriété générée par les utilisateurs et qui devrait profiter en priorité à ces derniers.

Ils lancent un appel aux économistes du travail et aux entrepreneurs pour créer un véritable marché des données des utilisateurs. Un tel marché rémunérerait les données, créant ainsi de nouveaux emplois, tout en nourrissant une culture de “dignité numérique” et en donnant un coup de pouce à la productivité de l’économie.

Un des intérêts de la proposition de la Commission est de couper l’herbe sous le pied à tous ces paralogismes, en créant une manière de faire payer les plateformes sans tomber dans le piège de la création d’un droit de propriété sur les données personnelles. Comme nous avons essayé de l’expliquer, le principal problème de cette proposition est qu’elle fait reposer la régulation du système sur les relations contractuelles que les individus devraient établir avec des plateformes comme Google ou Facebook, dans le cadre d’une relation complètement asymétrique qui fait redouter le pire.

Pourtant, il n’est pas contestable que si les grandes plateformes nous incluent dans un rapport de production de données à visée économique, il relève de la justice sociale qu’elles soient soumises à un paiement en retour. Mais l’angle de la fiscalité est infiniment préférable pour atteindre ce résultat à celui de la monétisation des données personnelles à l’échelle individuelle. On surmonte en effet de cette manière le problème de l’isolement des individus face aux plateformes, puisque c’est avec les Etats que celles-ci devront composer, qui plus est à une échelle européenne où le rapport des puissances peut encore jouer en la faveur de ces derniers. Mais surtout, on évite d’adultérer la nature même des données personnelles en les transformant en des « biens » susceptibles de « vente » et d’avoir un « prix ». Car il n’y a là que des métaphores juridiques trompeuses, qui ne peuvent conduire qu’à les transformer en des « marchandises fictives », en aliénant au passage encore davantage les individus.

On notera au passage que l’affaire Cambridge Analytica constitue à la fois une confirmation des liens entre Digital Labor et protection des données personnelles, ainsi qu’une mise en évidence des risques induits par la thèse propriétariste. Car c’est en proposant des micro-tâches rémunérées sur Amazon Mechanical Turk (répondre pour un ou deux dollars à ce qui était présenté comme un questionnaire dans le cadre d’un projet de recherche) que la firme en cause a pu récupérer les données de 50 millions d’utilisateurs de Facebook. C’est typiquement le type de « piège mental » auquel les individus seraient constamment soumis s’ils pouvaient juridiquement « vendre » leurs données personnelles aux plateformes.

Ressemblances et différences avec la taxe Colin & Collin

La proposition de la Commission européenne fait immanquablement penser à la taxe Colin & Collin, qui avait été envisagée en 2013 dans le cadre d’un rapport sur l’évolution de la fiscalité du numérique remis au gouvernement français. Le texte faisait d’ailleurs explicitement référence à la notion de « travail gratuit », tout en comportant quelques différences avec la proposition de la Commission qu’il est intéressant de relever.

L’idée de Colin et Collin consistait à créer une « dataxe », c’est-à-dire une taxe sur l’usage même des données personnelles des citoyens européens. C’est une proposition que j’avais rapprochée dans un billet précédent de l’idée de « domaine public des données personnelles » d’Evgueny Morozov, qui envisage l’ensemble des données des citoyens comme une forme de « propriété publique » que les Etats pourraient soumettre à redevance, comme ils le font aujourd’hui pour les occupations des voies publiques par des activités commerciales. La proposition de Colin & Collin se passait de ce détour, à vrai dire assez problématique, par l’idée de propriété publique, mais elle reposait sur une philosophie assez similaire. Avec la proposition de la Commission européenne, il me semble que le lien avec le Digital Labor est plus simple à établir, car on n’est pas dans un schéma (trompeur) où les données « préexisteraient » à leur exploitation par les plateformes. Le critère retenu est celui de la participation des utilisateurs à la valeur créée, ce qui renvoie à l’idée d’un utilisateur inclus dans un rapport de production (de données) à visée économique, et donc à une forme de « travail ».

L’autre point de divergence est que la taxe Colin & Collin était envisagée sur le modèle « pollueur-payeur ». Contrairement à la proposition de la commission européenne, elle ne visait pas à ponctionner la valeur produite, mais à avoir un effet incitatif en faisant adopter aux plateformes des « comportements vertueux », notamment en termes de partage des données avec l’écosystème. Il s’agissait par d’encourager les acteurs numériques à mettre en place des dispositifs de portabilité individuelle des données ou la restitution à la société via des mesures d’Open Data sur les données agrégées ou la mise en place d’API. Ces propositions, qui rejoignent d’ailleurs là aussi en partie les vues d’Evgueny Morozov, sont peut-être aujourd’hui un peu datées, car on voit que c’est la réglementation générale qui impose petit à petit ce genre d’obligations aux plateformes. C’est le cas pour la portabilité individuelle qui devient une obligation avec le RGPD et certaines législations sectorielles commencent à envisager de soumettre des plateformes privées à des obligations d’Open Data (même si la mise en oeuvre reste difficile).

Etant assise sur une ponction à 3% du chiffre d’affaire, la proposition de la Commission européenne perd cette dimension incitative, mais elle gagne aussi en simplicité, là où le rapport Colin & Collin prévoyait par exemple de prendre en compte le « volume » des données collectées, ce qui aurait été très complexe à mettre en oeuvre (voire même dangereux, car cela impliquait une certaine forme de surveillance de la part des Etats).

Taxe ou cotisation sociale ?

Au final, la proposition de la Commission ne me paraît donc pas dénuée d’intérêt et il manque finalement assez peu de choses au projet pour déboucher sur une première reconnaissance juridique de la notion de « Digital Labor ».

Mais quitte à aller dans cette direction, il importe de pousser la logique jusqu’au bout, car si ce sont des activités assimilables à du travail qu’on entend saisir par le droit, ce n’est pas sous la forme d’une taxe qu’on doit le faire, mais sous celle d’une « cotisation sociale« . Ce serait une manière de poser une première pierre dans la construction d’un « droit social des données », en articulant cette réforme fiscale à la redéfinition de la protection sociale au XXIème siècle.

La Commission envisage que le produit de la taxe soit reversé aux Etats en fonction du nombre d’utilisateurs identifiés sur les plateformes qui y seraient soumises, ce qui signifie que ces sommes tomberaient dans le budget général des Etats. En construisant le mécanisme comme une nouvelle forme de « cotisation sociale », on permettrait que cette ponction finance directement le système des prestations sociales ou, mieux encore, serve à en créer de nouvelles.

Voilà une occasion de raccrocher cette question de la fiscalité du numérique à d’autres sujets importants. Pourquoi ne pas envisager par exemple que ces sommes servent à financer des formations au numérique qu’un Etat comme la France est scandaleusement en train d’abandonner aux GAFAM, en livrant ses étudiants à Google et ses chômeurs à Facebook ? L’éducation populaire et citoyenne est une pierre à part entière de la « protection sociale des données » que nous devons construire et que les Etats doivent prendre en charge par le biais de leurs services publics. Et pourquoi ne pas aller plus loin en affectant une partie de ces sommes au financement d’un « droit au travail dans les Communs » qui viendrait compléter l’édifice de nos droits sociaux ?

 

 

 

 

Via un article de calimaq, publié le 22 mars 2018

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