Paye ton auteur : et si notre problème, c’était la définition du « travail » ?

En réaction à la non-rémunération des interventions des auteurs et des autrices sollicité·e·s par le Salon du Livre de Paris, circule depuis quelques jours sur les réseaux sociaux un hashtag : #PayeTonAuteur. Cette initiative, aussi spontanée que salutaire, met en lumière les conditions de (sur)vie des personnes qui écrivent les livres que nous lisons – et ce ne peut être qu’une bonne chose.

Je ne reviendrai pas sur l’affaire en elle-même : elle est sordide et témoigne du peu de cas que le Syndicat National de l’Édition et Reed (l’organisateur du salon) font des artistes qu’ils sollicitent. Le simple fait qu’il faille se battre et réclamer – d’aucuns diraient mendier – est on ne peut plus parlant. Il n’y a rien à ajouter, sinon des appels au blocage.

Il me paraît en revanche plus intéressant de revenir sur ce que cette mésaventure – une parmi tant d’autres – dit du travail d’écrivain, et du travail en général. À lire les réactions sur les réseaux sociaux, on comprend vite que quelque chose est en train de changer. Le public prend le parti des artistes. Grâce à des années de pédagogie (il faut ici saluer le travail de la Charte et du SnacBD), l’image d’Épinal de l’artiste dilettante et insouciant s’efface peu à peu, et ce qui était vu comme une occupation proche du hobby dans l’imaginaire collectif se transforme peu à peu. Écrire, c’est un travail. Corriger, c’est un travail. Illustrer, c’est un travail. Animer une table ronde, un atelier scolaire, donner une conférence, expliquer son travail face à un public, et même dédicacer son livre… vous avez compris : c’est un travail. Un travail qui appelle rémunération.

Et c’est peut-être là que nous devrions pousser la réflexion plus loin : si tout est travail et appelle rémunération, peut-être est-il temps de sérieusement reconsidérer la manière dont les auteurs et les autrices sont rétribuées pour le temps consacré à la création pure. Une chose est certaine, le modèle actuel n’est pas satisfaisait : il ne permet qu’à une infime minorité de vivre – et quand je dis vivre, je parle plutôt de survie. Parmi ceux qui « en vivent », une majorité gagne moins d’un SMIC par mois et sont proches du seuil de pauvreté. Dans le lot, une poignée gagne à la loterie : ils sont les auteurs et les autrices de bestsellers que nous connaissons tous. Mais ceux-là sont les arbres qui cachent la forêt. Écrire, en l’état actuel du système éditorial, c’est avoir 99% de chances de se condamner à la pauvreté.

En résumé : je suis pour qu’on rémunère le travail d’écriture sur la base de ce qu’il demande vraiment à la personne qui l’effectue. Certes, contrairement à une séance de dédicace ou à une intervention en lycée, le travail d’écriture est difficilement quantifiable en terme de temps : là où l’on peut définir un tarif horaire pour des prestations précises, le temps de l’écriture est plus flou : certains écriront un roman en deux semaines, d’autres en deux ans. Mais dans le système actuel, ces deux-là seront payés le même tarif. Le temps passé à écrire n’entrera pas en ligne de compte. C’est une injustice que nous avons appris à accepter, car la perception d’un pourcentage sur les ventes, les droits d’auteur, était censée venir s’ajouter à l’à-valoir. Mais peu d’entre nous vendent suffisamment aujourd’hui pour ne serait-ce que compenser cette avance. Comment en est-on arrivés là ?

Nous avons besoin de redéfinir le travail de l’écriture lui-même à la lumière du travail. Écrire, c’est un travail ? Alors commençons par réellement le considérer comme un travail.

Je ne parle pas d’établir un tarif horaire – ce serait voué à l’échec et la porte ouverte aux abus. En revanche, il faudrait songer à faire payer à l’éditeur un tarif que les deux partis du contrat estimeraient raisonnable. Car 1000€ d’à-valoir pour un roman, ce n’est pas une rétribution : c’est une compensation symbolique. Dans l’édition, tout le monde est rétribué pour son temps ou la quantité de travail abattue. Par exemple, les correcteurs sont (mal) payés au feuillet. Il fut un temps pas si lointain où les auteurs de bandes dessinées étaient systématiquement payés à la planche. Les scénaristes le font aussi. C’est donc que c’est possible. Alors oui, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas payer une autrice ou un auteur pour le travail réellement effectué : ça ne me choquerait pas de voir des chèques de 10.000€, 15.000€, plutôt que ces à-valoirs symboliques.

On me rétorquera que ce système n’est pas réaliste en l’état actuel des ventes : les à-valoirs sont des avances sur recettes, qui anticipent les ventes futures et seront complétés si le montant de l’à-valoir est « remboursé ».

Oui, c’est vrai : ce n’est pas réaliste en l’état.

Mais ce n’est pas à nous de reculer : c’est à ce monde éditorial qui, avec sa logique de surproduction, marche sur la tête. Si les éditeurs devaient payer aux artistes le temps réel de leur création, s’ils devaient sortir de vrais chèques de leurs trésoreries, peut-être publieraient-ils moins ? Peut-être auraient-ils dès lors plus de temps – et plus envie – de consacrer du temps à la promotion de leurs artistes ? Peut-être ressentiraient-ils l’urgence de sécuriser leur investissement ? La loterie de l’édition permet aujourd’hui qu’on publie à tour de bras sans se soucier réellement du succès : parmi la tonne publiée, un ou deux sortiront fatalement du lot et compenseront les pertes. Je vous l’accord, ce système est plus ou moins viable économiquement… mais il laisse la plupart des artistes sur le carreau. Le droit d’auteur a alors bon dos : il sert de caution à ces abus, en faisant miroiter des dividendes qui ne viendront jamais.

Si l’écriture est un travail, alors il faut considérer ce travail sérieusement et le rémunérer à la hauteur des attentes qui s’y placent, du côté des éditeurs comme du côté des auteurs. La prise de risque peut et doit se faire de façon équilibrée.

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Via un article de Neil Jomunsi, publié le 7 mars 2018

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