Sampler, c’est créer ! (à propos de la jurisprudence Kraftwerk)

La semaine dernière, la Cour constitutionnelle allemande a rendu une décision à propos de l’usage des samples musicaux, qui a beaucoup fait parler d’elle. L’affaire impliquait le groupe Kraftwerk, célèbre pionnier de la musique électronique dans les années 70, qui poursuivait le producteur Moses Pelham pour la réutilisation d’un extrait de deux secondes seulement. En 1997, celui-ci a en effet échantillonner un roulement de batterie extrait du morceau Metall auf Metall de Kraftwerk pour en faire une boucle musicale et l’inclure dans le tube Nur Mir de la rappeuse allemande Sabrina Setlur. Kraftwerk saisit alors les tribunaux pour leur faire constater une contrefaçon du droit d’auteur et la question juridique s’est révélée redoutable à trancher puisqu’il aura fallu près de 20 ans pour que la justice allemande rende une décision définitive.

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Kraftwerk samplé par Sabrina Setlur. Une réutilisation analysée ici par le site Who Sampled, qui permet de bien saisir la nature et la portée de l’emprunt.

Au final, la Cour suprême a choisi de renverser la décision initiale du juge d’appel rendue en 2012 pour donner raison à Moses Pelham, en considérant que l’usage d’un sample de deux secondes ne constituait pas une violation du droit d’auteur. Outre ce résultat, ce qui est intéressant à souligner ici, c’est le mode de raisonnement adopté par la Cour, et notamment le fondement juridique qu’elle a retenu pour légaliser cette pratique. Au-delà de cet exemple particulier, la Cour introduit une logique qui pourrait servir plus largement à sécuriser les usages transformatifs que sont le sample, mais aussi le remix et le mashup. Voyons donc ce que cette décision peut nous apprendre à propos de l’équilibre du droit d’auteur et comparons-là avec la manière dont ces pratiques sont saisies en France par les tribunaux pour voir s’il existe une chance que ce précédent allemand fasse un jour école de l’autre côté du Rhin.

(Note : le texte de la décision est ici en allemand, mais pour ceux qui comme moi, n’ont pas la chance d’être complètement germanophones, une synthèse très utile en anglais a été publiée par la Cour sur son site). 

Des exceptions au droit d’auteur inopérantes

Au sein de l’Union européenne, lorsqu’un juge est confronté à une affaire concernant la réutilisation d’un extrait d’oeuvre pour en créer une autre, il se tourne normalement vers la loi nationale pour y chercher si y figure une exception au droit d’auteur qui permettrait de « couvrir » cette pratique. C’est ce qu’a fait dans un premier temps le tribunal d’appel saisi de ce cas. On pourrait penser notamment à l’exception de citation, mais celle-ci n’était pas mobilisable ici, car comme en France, on ne peut pas valablement citer en Allemagne dans un but « créatif ». La citation est étroitement conçue comme une faculté de prendre des portions d’oeuvres pré-existantes dans un but de commentaire ou de critique.

Mais la loi allemande contient à son article 24 une autre disposition, dite de « Libre usage » (Free Use, à ne pas confondre avec le Fair Use américain dont il sera question plus loin dans ce billet). Le texte permet sans autorisation préalable de l’auteur la réutilisation d’une oeuvre préexistante dans le but de créer une oeuvre dérivée. Mais il ajoute qu’en matière de musique, cette exception n’est pas applicable lorsque la mélodie d’un morceau a été réutilisée de manière « reconnaissable » dans l’oeuvre seconde. Cette base juridique semblait donc mobilisable dans cette affaire, car ce n’est pas la mélodie de Metall auf Metall qui avait été réutilisée dans le morceau de Sabrina Setlur, mais seulement une séquence de percussions.

Or la Cour d’Appel a choisi d’interpréter de manière restrictive l’exception de « Free Use » figurant dans la loi allemande et lui a ajouté de manière prétorienne un nouveau critère : la séquence d’un enregistrement musical ne peut être incorporée à un nouveau morceau si elle « ressemble à l’oreille à l’original » (the sequence concerned could not be reproduced in a way that sounded like the original). Ici le sample avait été modifié (déformé et ralenti par rapport à l’original), mais les juges d’appel ont estimé qu’il était encore reconnaissable. Dès lors sur la base de ce raisonnement, l’exception n’était plus applicable et la primauté devait être accordée au droit exclusif. Les juges d’appel ont donc logiquement considéré que « même l’utilisation d’une bribe sonore d’un morceau original était soumise aux droits d’auteur et d’exploitation et qu’à défaut, l’artiste devait réenregistrer lui-même l’extrait concerné ».

Dans un tel système, la pratique du sample est donc radicalement dépourvue de base légale, sauf à passer par une autorisation préalable des titulaires, qui sont libres de refuser ou d’accepter, ainsi que de faire payer cet usage.

Un équilibre à opérer entre droit d’auteur et liberté de création

Le raisonnement des juges d’appel que j’ai analysé ci-dessus est très représentatif de la manière dont les juges envisagent traditionnellement la question des usages transformatifs au sein de l’Union européenne. Mais la Cour suprême allemande s’est mise à penser « outside the box » pour rendre ensuite sa décision et c’est ce qui fait à mon sens tout l’intérêt de cette affaire.

En effet, la Cour a considéré que même lorsque aucune exception n’est mobilisable, les juges ne devaient pas s’arrêter là, mais étaient tenus de rechercher un équilibre des droits fondamentaux. Le droit d’auteur constitue un tel droit fondamental au sein de l’ordre juridique allemand, rattaché au droit de propriété, mais la Cour a estimé que la pratique du sample pouvait relever de l’exercice de la « liberté de création ». Dès lors, elle cherche à établir si l’application stricte du droit exclusif, y compris pour la reprise de la « moindre bribe » de musique enregistrée ne serait pas constitutive d’une atteinte disproportionnée à la liberté créatrice d’autres artistes.

Or ici, la Cour insiste sur le fait que la réutilisation de portions d’oeuvres musicales pré-existantes est devenu une pratique constitutive d’un genre musical comme le hip-hop. Dès lors soumettre intégralement à un régime d’autorisation préalable les musiciens qui s’adonnent à ce genre reviendraient à créer une inégalité entre les artistes et à brider nécessairement leur créativité. Les avocats de Kraftwerk ont cherché à faire valoir que des systèmes de licences existent qui permettent à des artistes d’aller demander une autorisation pour obtenir le droit de réutiliser un sample, en versant une rémunération associée. Si la pratique peut s’organiser sur une simple base contractuelle, c’est la preuve qu’il n’était pas utile, selon eux, d’imposer une nouvelle limitation au droit d’auteur.

Or la Cour allemande estime que ce système de licences ne constitue pas une protection suffisante pour la liberté de création. En effet, elle fait observer que rien n’oblige un titulaire de droit à accorder une telle autorisation à un artiste qui voudrait réutiliser un sample, ce qui revient à lui accorder un pouvoir discrétionnaire qui limite sérieusement la liberté de création. Par ailleurs, la Cour ajoute que les titulaires de droits sont aussi libres de fixer le prix qu’ils souhaitent en contrepartie de l’usage du sample, ce qui là aussi peut s’avérer un obstacle insurmontable pour les tiers dans l’exercice de leur créativité.

Ce type de raisonnement sur la balance des droits fondamentaux est complètement différent de celui fondée sur la recherche d’exceptions au droit d’auteur applicables au cas. Car le propre d’une exception est justement de ne pas constituer véritablement un droit invocable. Dans le schéma traditionnel, c’est le droit d’auteur qui a nécessairement la primauté et sa sauvegarde est assurée par des interprétations restrictives effectuées par les juges à propos des exceptions. Ici la Cour allemande rompt avec cette logique et elle finit par conclure que les droits exclusifs d’exploitation peuvent parfois céder devant les impératifs de la liberté de création.

Hésitation entre la logique du fair use et celle du de minimis

Évidemment, il ne s’agit pas non plus de balayer l’application du droit d’auteur et d’ouvrir complètement les vannes à la pratique du sample. Si ce qui doit être recherché est un équilibre satisfaisant des droits en présence, alors la question est de savoir quels critères doivent être maniés pour arriver dans chaque cas à une balance satisfaisante. Ici la Cour allemande semble hésiter entre plusieurs logiques différentes et c’est sans doute un peu le talon d’Achille de son raisonnement, susceptible de provoquer des incertitudes à l’avenir.

La Cour exprime ainsi le cheminement à suivre :

L’intérêt des titulaires de droits à empêcher l’exploitation commerciale de leurs oeuvres par des tiers sans leur consentement entre en conflit avec l’intérêt des autres artistes à initier un processus créatif par le biais d’un dialogue artistique avec des oeuvres pré-existantes sans être soumis à des risques financiers ou à des restrictions en terme de contenus. Si l’expression de la créativité d’un artiste entraîne une interférence avec les droits d’auteur qui limite seulement de manière marginale les possibilités d’exploitation, alors l’intérêt économique des titulaires de droits peut céder en faveur de la liberté d’entrer dans un tel dialogue artistique.

J’ai surligné les mots les plus importants dans le passage ci-dessus : « de manière marginale ». Dans la recherche d’un équilibre des droits, comment apprécier la juste proportion d’un emprunt qui va séparer l’exercice légitime de la liberté de création de la contrefaçon condamnable du droit d’auteur ? C’est tout le problème que soulèvent les usages transformatifs dès lors qu’à l’instar de la Cour suprême allemande on s’engage dans leur consécration juridique.

Ici la Cour nous dit que le sampling ne devra affecter « qu’à la marge » les droits exclusifs des auteurs et des producteurs. Mais il est deux manières d’envisager ce caractère « marginal » : soit sur la base d’un critère quantitatif, soit sur la base d’un critère qualitatif. L’approche quantitative est celle de l’exception dite de « courte citation » en France, qui s’attache à la proportion des emprunts incorporés dans une nouvelle oeuvre pour juger de leur légalité. Cette « pesée » s’apprécie en elle-même sans que l’on prenne en compte l’impact produit concrètement sur les conditions d’exploitation de l’oeuvre originale. Par exemple, la citation d’une portion trop importante d’un texte pourra être considérée comme une violation du droit d’auteur, même en l’absence de tout usage commercial.

Une autre manière d’envisager l’équilibre des droits consiste à introduire une logique qualitative dans le raisonnement et c’est ce que fait par exemple le fair use (usage équitable) aux Etats-Unis. Ce moyen de défense invocable devant les juges en cas d’accusation de violation du droit d’auteur prend aussi en compte la quantité d’oeuvre empruntée, mais même dans le cas d’une réutilisation intégrale, il est encore possible d’en bénéficier, car les juges vont regarder in concreto si l’usage a été suffisamment transformatif pour que le produit final de la réutilisation ne concurrence pas de manière disproportionnée l’original en nuisant à ses possibilités d’exploitation commerciale.

Ici dans cette affaire, la Cour suprême semble apprécier le caractère « marginal » de l’atteinte au droit d’exploitation en se basant sur une logique qui ressemble à celle du fair use américain. Elle estime en effet qu’en l’espèce, l’emprunt fait au morceau de Kraftwerk n’est manifestement pas susceptible d’entraîner une chute des ventes pour les titulaires de droits. Elle ajoute que ce ne sera cependant pas toujours le cas en matière de sample, notamment quand les séquences empruntées sont trop similaires à celles du morceau d’origine (ce qui ressemble beaucoup au critère de l’usage transformatif du fair use). Et elle indique une série de critères à manier pour effectuer la pesée des droits :

On devra prendre en considération la distance artistique et temporelle vis-à-vis de l’oeuvre originale, la signification de la séquence empruntée, l’impact du dommage économique potentiel pour le créateur de l’oeuvre originale, ainsi que son importance.

Tous ces éléments nous rapprochent vraiment beaucoup d’un fair use à l’américaine. Mais on ne peut pas s’empêcher de se dire que l’aspect « quantitatif » a pu ici quand même prédominer, car on parle tout de même d’un sample de deux secondes seulement, difficilement identifiable à la première écoute du morceau.

Or aux Etats-Unis également, la jurisprudence oscille en matière de samples musicaux entre la logique du fair use et une autre logique, purement quantitative, du de miminis. Le de minimis constitue un principe général du droit (qui existe aussi chez nous) voulant que les juges ne doivent pas se préoccuper des choses de peu d’importance. Or aux Etats-Unis, la pratique du sample a toujours eu du mal à être reconnue comme légale sur la base du fair use. Alors que le fair use est de plus en plus largement admis en matière de réutilisation de photographies (voir les affaires Richard Prince) ou de numérisation de livres (voir l’affaire Google Books), certains juges ont été tentés de verrouiller complètement les choses en matière musicale. Dans une célèbre affaire Bridgeport Music, le juge en charge du dossier avait suivi une logique très proche de la Cour d’appel allemande dans l’affaire Kraftwerk, en considérant que même les bribes les plus courtes de musique ne pouvaient être réutilisées sans autorisation. Il avait eu à cette occasion cette phrase restée célèbre :

Get a license or do not sample. We do not see this as stifling creativity in any significant way. (Obtenez une licence ou ne faites pas de sample. Nous ne voyons pas cela comme une restriction significative pour la créativité).

La voie du fair use est donc bouchée en matière de sample musicaux aux Etats-Unis. Mais c’est sur la base beaucoup plus restrictive du de minimis que cette pratique se développe tout de même. Initiée en 2003 par un jugement impliquant la reprise d’un morceau de 6 secondes par les Beasties Boys, le de minimis a trouvé encore à s’appliquer la semaine dernière dans un procès remporté par Madonna à propos d’un sample de 0,23 secondes incorporé dans son célèbre morceau Vogue.

La décision de la Cour allemande semble formellement se rapprocher du fair use américain, mais matériellement, on ne peut pas encore être certain qu’elle va réellement plus loin qu’un de minimis, beaucoup plus restrictif dans sa portée. Il faudra sans doute attendre de voir à l’usage laquelle de ces deux logiques prévaudra.

Quelles répercussions possibles en France ?

Nous parlons avec cette affaire Kraftwerk d’un jugement allemand qui n’a bien entendu pas vocation à se transposer ipso facto à la situation en France. C’est d’ailleurs ce que se sont empressés de préciser plusieurs commentateurs français la semaine dernière, comme l’a fait sur le site Télérama Romain Rouffiac, responsable juridique du label Because Music :

Même si je ne suis pas spécialiste du droit allemand, il est vrai que cette décision est surprenante. Concernant l’Allemagne, il faudra attendre un autre jugement dans une affaire similaire pour savoir si la jurisprudence est établie. Dans les autres pays, je ne pense pas que cette affaire aura des conséquences immédiates. En France, la reproduction et l’exploitation phonographique d’un extrait d’un master préexistant au sein d’un nouvel enregistrement sont soumises à une autorisation préalable des ayants droit. Et cela est valable que l’on emprunte une seconde ou l’intégralité d’un enregistrement.

Le problème, c’est que ce juriste semble ignorer que la logique de l’équilibre des droits fondamentaux a déjà commencé à s’introduire en France, et ce au plus haut niveau. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le commenter dans S.I.Lex, la Cour de Cassation a déjà été amenée en 2015 à renverser un jugement d’appel, parce que les juges avaient appliqué le droit d’auteur strictement, sans rechercher à faire une mise en balance avec d’autres droits fondamentaux (en l’occurrence, la liberté d’expression). Il s’agissait d’une affaire impliquant la réutilisation de photographies de mode par le peintre Peter Klasen pour réaliser une nouvelle oeuvre et l’on attend avec impatience à présent que la Cour d’appel réexamine ce cas pour voir comment elle va opérer cette nécessaire pesée des droits.

Or si la Cour de Cassation s’est engagée sur cette nouvelle voie, qui tranche radicalement sur l’approche française traditionnelle en matière de droit d’auteur, c’est parce qu’elle y a été obligée pour tenir compte d’une jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme datée de 2013 dont l’autorité s’impose à elle. On est donc bien face à un mouvement de fond au sein de l’Union européenne qui est graduellement en train de faire bouger le cadre étroit de la dialectique entre le droit d’auteur et les exceptions, en offrant des conditions plus favorables à la reconnaissance des usages transformatifs.

Ces dernières années, toutes les tentatives de réformer la loi pour consacrer le mashup et le remix ont échoué, alors même qu’elles avaient été recommandées par des sources officielles, à l’image du rapport Lescure en 2013. Face à cette inertie politique, il paraît possible de s’inspirer de l’exemple allemand de ce procès Kraftwerk pour aller faire bouger les lignes en justice, en revendiquant la possibilité de faire des samples musicaux au nom de la liberté de création.

Et cette brèche qui est en train de s’ouvrir n’est pas limitée uniquement à la question des samples. On pourrait envisager des actions similaires pour défendre les fanfictions par exemple au nom de la liberté de création ou la réutilisation d’extraits audiovisuels par des vidéastes sur Youtube au nom de la liberté d’expression. Il y a là peut-être une belle occasion à saisir pour « hacker » le système du droit d’auteur français, resté depuis des années bien trop statique par rapport aux pratiques créatives émergentes impulsées par le numérique.


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Via un article de calimaq, publié le 7 juin 2016

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