L’édition sans maison d’édition

J’hésite toujours à partager mes réflexions relatives au monde de l’édition, d’autant que mes positions ne sont pas tellement en phase avec celles d’une écrasante majorité d’auteurs et d’autrices (cf. les questions du domaine public, de la réforme selon moi nécessaire du droit d’auteur, sur le partage/piratage et les Creative Commons aussi, bref, vous voyez le tableau). Quand tu y réfléchis deux secondes, c’est une déclaration de guerre. Ce n’est pas une guerre franche ni une guerre très précise quant à ses objectifs, et puis beaucoup de gens se fichent de mon avis comme de leur première paire de chaussettes (et je leur en sais gré), mais à mon petit niveau, c’est l’équivalent de se tirer une balle dans le pied. L’adresse de ce blog figure sur tous les manuscrits que j’ai envoyés à des maisons d’édition. Tous les potentiels récipiendaires ont donc pu consulter mes articles, qui souvent bousculent, parfois fustigent, certains versants de l’industrie sans laquelle ces sociétés n’existeraient pas. Je sais que parmi eux, certains sont bienveillants. Parfois même ils sont d’accord avec moi ; pas sur tout bien sûr, mais c’est déjà mieux que rien. Mais j’imagine que pour les autres, les 98% pour qui ce genre de salades n’est ni plus ni moins qu’un ramassis d’utopies et d’incitation au piratage, c’est plus difficile à avaler. Après tout, pourquoi éditer quelqu’un qui « crache dans la soupe » ? Oh, ne me demandez pas : je n’ai pas la réponse.

D’ailleurs, je me demande même ce qui me pousse à continuer d’envoyer des manuscrits par la poste. Déjà, c’est vraiment très cher (et je suis relativement pauvre). D’autre part, si les gens en question lisent mon blog, les chances qu’ils souhaitent m’acheter un texte sont minces. Enfin, quand bien même on tirerait l’une de mes œuvres au sort, ça ne la sauverait pas pour autant des limbes (au contraire, peut-être) : la production est si pléthorique qu’il y a peu de chances pour que mon roman, après avoir franchi les multiples obstacles qui le séparaient de son présentoir en librairie, se vende. Tout simplement. Bien sûr, on peut rêver d’appartenir à cette infime minorité qui sortira du lot, à qui les médias spécialisés consacreront quelques lignes. Mais il faut être un peu réaliste : le bouquin qui m’aura fait sué sang et eau pendant des mois finira sans doute sa course au pilon, après avoir été vendu à quelques dizaines, centaines d’exemplaires dans le meilleur des cas. Ce n’est pas du pessimisme. C’est juste un constat. C’est un petit dessin posté sur Facebook qui m’y a fait penser (merci à “l’Ichor” de me l’avoir retrouvé). Il représente une voiture cernée par une marée humaine de zombies. Sur le toit de la voiture, un survivant armé, prêt au combat. Une flèche indique le survivant : « Voilà comment vous vous imaginez pendant une apocalypse zombie ». Une autre flèche indique la foule des zombies : « En fait, vous seriez là ». C’est assez parlant, je trouve.

zombies

Alors oui, je sais ce qui me pousse à continuer d’essayer, malgré les refus, malgré les mauvais expériences (exemple encore récent : une très grande maison d’édition m’a accepté un manuscrit fin 2015, avant de se rétracter quelques mois plus tard pour cause de changement de direction éditoriale). C’est cette foutue quête de légitimité. Parce que mes textes ont beau être lus sur internet, être téléchargés quelquefois à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires sur les librairies en ligne, je suis toujours en quête de la reconnaissance de mes pairs. J’ai été libraire trop longtemps, et puis je suis trop respectueux de l’institution littéraire, pour y être insensible. Et puis il y a forcément la question de l’argent, les avances c’est quand même important dans la vie d’un auteur, et puis les livres édités de manière traditionnelle ouvrent la porte à tout un tas d‘« externalités positives » comme les subventions, résidences d’écriture, ateliers, rencontres et dédicaces. Difficile de faire une croix sur tout ça, même si en publiant des pamphlets comme les miens, c’est un peu ce que je fais au quotidien. Mais il y a une différence entre dire simplement non et réunir toutes les conditions pour que personne ne vous dise oui.

Pourtant, malgré tout mon appétit de ce monde éditorial, je ne vous le cache pas, je suis un peu fatigué. Il y a eu cette expérience malheureuse il y a quelques mois qui m’a un peu sapé le moral, je l’ai vraiment vécu comme une consécration qui m’échappait, le gâteau qu’on m’agite sous le nez avant de le remettre au frigo. L’idée de recommencer à zéro, c’est puissant. On m’a dit récemment : la différence entre un écrivain qui réussit et un qui ne réussit pas, c’est que celui qui réussit à continué à envoyer ses manuscrits. Il a persévéré. Et je ne peux pas être plus d’accord avec ça, c’est une évidence : c’est la persévérance qui fait la différence. Et pourtant, et pourtant… [insérer ici un soupir de fatigue] 

Parce qu’il n’y a pas que mes convictions profondes, même si c’est quand même une bonne part du problème : comment ne pas céder à la pensée double tout en m’assurant des revenus ? C’est compliqué. Soit on a des convictions et on les assume, soit on la ferme, je crois que c’est comme ça que ça marche, non ? On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, il paraît. Mon optimisme inébranlable m’a pourtant toujours soufflé que c’était possible, qu’il fallait seulement trouver comment. Je cherche toujours. Je crois que j’ai trouvé des solutions, notamment en ouvrant la possibilité à mes lecteurs de devenir mes mécènes sur Tipeee, ou encore en créant une chaîne Youtube qui va me permettre d’expérimenter de nouveaux formats. Je suis obsédé par l’expérimentation. J’ai aussi créé Walrus, ma propre structure éditoriale, que j’utilise pour hacker ce petit monde. Je crois que nous vivons une période charnière pour la diffusion de l’écrit et plus largement pour celle des histoires, et je ne voudrais être né à aucune autre époque. J’admire l’industrie littéraire, mais je la trouve lourde, empesée de son héritage mythique. Je l’admire comme j’admire cette statue du mémorial soviétique de Treptower Park à Berlin, colosse immense — cyclopéen dirait Lovecraft —, hors de toute proportion humaine. Je l’admire parce qu’il défie toute logique, parce qu’il semble immuable, parce que c’est probablement ce que l’on retiendra de Berlin dans 10.000 ans, quand les archéologues de l’époque exhumeront les restes de notre civilisation. Mais je sais qu’il finira par s’effondrer. Tout finit par s’effondrer.

Dans ces moments de réflexion, j’essaye d’imaginer à quoi ressemblera l’industrie du livre dans 50 ans. Imaginez : il y a seulement 20 ans, nous n’avions ni internet, ni smartphones. Dans 50 ans, si tout va bien, je serai encore vivant. Et je me demande vraiment à quoi ressemblera le paysage éditorial. Je crois qu’on ne peut pas se faire de véritable idée. On peut seulement partir du principe que ce sera très différent. Mes questions du moment paraitront sans doute étrangement dénuées de sens, des archaïsmes répondant à une culture d’un autre âge. Cette fameuse reconnaissance n’aura probablement pas la même valeur qu’aujourd’hui, parce que d’autres valeurs l’auront remplacée. Et si je continue dans la voie que je me suis fixée — à expérimenter, notamment à travers le numérique —, je me retournerai sur le chemin parcouru et j’en retirerai une certain satisfaction, celle d’avoir défriché un bout de la voie à ma modeste échelle. Je ne sais pas.

En attendant, voilà où j’en suis, c’est à dire pas très loin et dans tous les cas pas plus avancé qu’avant. Je crois simplement que je commence à faire mon deuil d’une certaine idée que je me faisais de ma carrière. Ça ne veut pas dire que je ne nourris pas beaucoup d’espoirs à son sujet (indice : j’en nourris beaucoup). Ça veut juste dire que je me prépare à suivre un autre chemin. Celui que ce blog a tracé pour moi depuis toutes ces années.

Quelque part, c’est juste le chemin de la cohérence. Il est un peu effrayant, c’est sûr. Mais il est aussi — et surtout — vraiment très excitant.

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Via un article de Neil Jomunsi, publié le 14 mai 2016

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