La contribution sur Wikipédia est-elle du « digital labor » ?

La question (provocatrice) est implicitement soulevée par Dominique Cardon dans un dossier très intéressant d’Ina Global sur le digital labor. Pour Cardon, le digital labor relève d’une exploitation sans aliénation. Si les grandes industries du web extraient de la valeur des activités des internautes, cette extraction est incidente : elle ne relève d’une subordination à strictement parler ou alors d’une subordination flexible, dans la mesure où l’individu reste libre de choisir ou non de participer au processus d’extraction de valeur et de préciser pour partie les modalités de cette extraction.

Les industries numériques cherchent beaucoup moins à domestiquer, à contrôler ou à formater leurs utilisateurs qu’à orchestrer les nouvelles utilités qui ne cessent d’apparaître avec l’intensification et l’individualisation des formes de la vie sociale (accélération temporelle et désynchronisation des rythmes sociaux, multiplication et interdépendance des activités, enrichissement des expériences, accroissement de la mobilité, diversification des cycles de vie, etc.)1 .

Ces interactions relèvent davantage d’engagements contractuels en redéfinition permanente ou chaque actant y trouve son compte : l’indexation de pratiques et de préférences jusqu’à présent insaisissables par le monde marchand serait compensée par la dissémination élargie de ces « nouvelles utilités » (qui aurait été forcément bien plus réduite si les industries du web n’avaient pas généralisé les formes d’accès « gratuit »).

De par son ubiquité, la notion de Digital Labor serait impuissante à qualifier ces arrangements qui, du point de vue de Cardon, relèvent plutôt de la société néo-libérale au sens large. Toute activité numérique peut être en effet assimilée à un travail inconscient :

Écrire sur Wikipédia, cliquer sur lien, décoder un captcha, partager ses photos sur Internet, échanger des blagues avec ses amis sur les réseaux sociaux, etc., plus rien n’échappe à l’extraction de valeur par les plateformes2 .

Le digital labor et les communs : alternative ou champ d’application ?

Wikipédia fait figure d’anomalie dans la liste (et a d’ailleurs suscité tout un débat sur Twitter). Les théoriciens du Digital Labor se sont en effet toujours attachés à distinguer tacitement les grandes industries du web des « communs ». Ces formes d’organisation auto-gérées et non-marchandes, où les droits de propriétés s’effacent derrière des droits d’usage tiennent lieu d’alternative. La quatrième et dernière partie partie de l’ouvrage séminal dirigé par Trebor Scholz, Digital Labor : The Internet as Playground Factory leur est presque entièrement consacrée : les contributions de Michael Bauwens ou de Christian Fuchs appellent à étendre le champ des communs en consolidant les initiatives existantes et/ou en procédant à une communalisation des industries du web (soit par le biais de « disruptions » internes ou de régulations externes).

Capture d’écran 2016-03-12 à 11.18.00Sommaire de la dernière partie de « Digital Labor » : les communs comme remède

Dans une synthèse récemment publiée, Digital Labor : travail, technologie et conflictualités, Antonio Casilli s’interroge sur les mécanismes possibles de « reversion » de la valeur indûment extraite par les industries du web. Il recommande de traiter le problème sous l’angle du « commun », en considérant les digital laborers comme une collectivité autogérée plutôt qu’un amoncellement de contractants individuels :

Quoique personnelles, ces données, ces productions digitales, ne sont pas du ressort de la propriété privée, mais le produit d’un commun, d’une collectivité. Par conséquent, la rémunération devrait chercher à redonner aux commons ce qui a été extrait des commons3 .

Au sein des Digital Labor studies, la distinction entre industries du web et communs ne fait jamais débat. Les discussions portent plutôt sur l’aptitude des seconds à incarner une alternative véritablement crédible. Trebor Scholz fait ainsi part de son scepticisme :

L’Internet est à ce point dominé par des intérêts privés que, même si vous quittiez le navire, si vous abandonniez le Titanic Facebook aujourd’hui, vous finiriez probablement sur un radeau de survie ayant une visée tout aussi commerciale. Wikipédia, Crabgrass, Diaspora et Craiglist sont des exceptions : ils ne constituent pas des modèles applicables à la totalité d’Internet4 .

En ajoutant Wikipédia au répertoire des formes classiques de captation indirecte de la valeur dans les environnement numérique (captcha, utilisation des données de navigation ou des contribution à des fins publicitaires), Cardon tente de mettre en évidence une faille conceptuelle : la participation aux communautés autogérées du web peut être assimilable à un digital labor.

Par là Cardon songe principalement à l’exploitation dérivée des données sous licence libre de Wikipédia. Sur Twitter, il a cité l’exemple du knowledge graph, cette fonctionnalité majeure du moteur de recherche qui spécifie les principales informations associées à une entité. En pratique, Google a très largement délocalisé le lourd travail de gestion et de structuration des connaissances en ligne aux communautés wikimédienne : Wikidata est venu se substituer à sa base maison, Freebase. En soi, la captation du travail des communs n’est pas un phénomène méconnu : c’est l’une des principales motivations poussant à l’élaboration d’une licence réciproque.

Cardon suggère, plus indirectement, une forme d’affiliation directe : à tout prendre, les catégories et les éléments définitionnels usuels du digital labor pourrait caractériser une contribution sur Wikipédia indépendamment de sa captation ultérieure. Facebook et Wikipédia s’inscriraient dans un même continuum : celui du web contributif au sens large ; le statut marchand et l’un et bénévole de l’autre ne relèverait que de « variantes » d’un tronc commun.

Je vais ici prendre le problème sous son angle le plus sérieux — celui de l’affiliation directe. Il en va ni plus ni moins de la possibilité d’instituer les communs en alternative au digital labor : si au-delà de la visée marchande, il existait des similitudes fondamentales entre le fonctionnement d’un service emblématique de digital labor et certaines activités wikipédiennes, il conviendrait de réévaluer sérieusement la portée émancipatrice de communautés auto-gérées.

LiveRC : un « Mechanical Turk » au service de la communauté ?

C’est l’un des aspects les plus méconnus de Wikipédia : les contributions des nouveaux utilisateurs ou des utilisateurs non enregistrés sont examinées par une petite partie de la communauté : la « Patrouille RC ». Comme son nom l’indique, la patrouille s’intéresse à tous les changements récents (« Recent Change », abrégé en RC). Le travail est énorme : dans la version francophone quelques dizaines de participants, parfois assistés de contributeurs potentiels, vérifient en continu plusieurs milliers d’éditions5 . Il s’agit évidemment d’une vérification approximative, qui se concentre sur la forme de la contribution et sur le respect de quelques règles élémentaires (vandalisme, non-admissibilité patente du sujet sur Wikipédia, attaques personnelles, auto-promotion). La vérification approfondie est du ressort de la communauté dans son entier, via la liste de suivie : chaque wikipédien suit un ensemble d’articles correspondant à des domaines de savoir sur lesquels il est généralement compétent.

Bien que fréquemment critiquée à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté6 la patrouille reste une précondition majeure du bon fonctionnement de Wikipédia. Même si elle demeure approximative, la modération a posteriori permet de maintenir l’encyclopédie dans un système a priori ouvert : aucune procédure préalable n’est nécessaire pour devenir contributeur mais chaque contribution pourra être ultérieurement jugée. Par contraste, j’ai été amené à créer et administrer un petit wiki en local : l’afflux des spams a rapidement entraîné la fermeture de l’accès ouvert.

Pour effectuer ce travail monumental, la patrouille dispose d’un outil élaboré : LiveRC. Les nouvelles éditions défilent en continu sur cette interface. Tout un jeu de boutons permettent d’accéder rapidement à son contenu et d’effectuer non moins rapidement des actions (retrait de la contribution, dépôt d’un message d’avertissement sur le compte, et ainsi de suite).

Interface de LiveRC
Interface de LiveRC

Pour mener leur « mission » à bien, les patrouilleurs peuvent compter sur l’assistance de programmes de détection automatisées : les « filtres » indiquent la nature de la contribution (et les infractions possibles), les robots ou « bots » effectuent directement des actions lorsque l’illégitimité de la contribution est hautement probable.

LiveRC est comparable en plusieurs points au cas emblématique par excellence du digital labor : le Mechanical Turk d’Amazon. Dans ce « marché » (marketplace), des internautes souvent issus de pays en voie de développement viennent accomplir des tâches routinières (fréquemment de l’étiquetage des textes). Dans MTurk comme dans LiveRC il s’agit, pour reprendre la terminologie de Casilli, d’un travail « hyperstandardisé » plutôt qu’ »hyperspécialiste ». Aucune connaissance précise du sujet concerné par les contributions n’est attendue7 . Par contre, le travail des patrouilleurs est fortement balisé : ils appliquent les règles de la communauté et évoluent dans le cadre d’une interface fortement normée.

En fait les « turkers » réalisent des tâches que n’importe qui d’autre pourrait effectuer – voire qu’eux- mêmes pourraient réaliser à d’autres moments de leur journée, sous forme de jeu, de navigation, de bavardage en ligne. Le système MTurk est moins un ensemble de tâches spécialisées qu’une manière de replacer les activités de non-travail et les usages ordinaires dans le contexte des opérations productives, dont elles ne se différencient plus8 .

Chaque contribution s’apparente ici à une micro-tâche, qui ne va pas être considérée comme un véritable « travail ». En partie pour rendre attractive une activité parfois rébarbative, les patrouilleurs tentent de « gamifier » leur activité. Lors d’une connexion à LiveRC, un message de ce type s’affiche : « Votre mission, petite maintenance, retrait des vandalismes et accueils des nouveaux » De manière apparemment similaire, MTurk s’apparente à un « travail en miette », marqué par un alignement de tâches atomisées sans visée cohérente.

Enfin, patrouilleurs et Turkers viennent avant tout suppléer aux déficiences de systèmes de gestion automatisés de l’information. L’infrastructure d’Amazon vient ainsi fréquemment fournir des stocks de textes étiquetés destinés à élaborer et tester des modèles d’apprentissage automatique. Le patrouilleur occupe un espace intermédiaire entre le robot et le contributeur « standard » : il se cantonne à l’application de règles nécessitant un jugement humain. La collaboration avec l’algorithme est constante.

Jusqu’ici, la critique de Cardon tient parfaitement. Nous avons juste laissé de côté (intentionnellement) un détail essentiel : les contributeurs élaborent leur propre cadre de travail. LiveRC est un logiciel libre, élaboré et mis à jour par des contributeurs-développeurs bénévoles. Il existe ainsi une liste de suggestions de modification, directement soumise par l’ensemble des patrouilleurs.

Exemple de suggestions d'amélioration sur Live RC
Exemple de suggestions d’amélioration sur Live RC

Au-delà de l’outillage, les patrouilleurs interviennent dans la négociation collective des règles encyclopédiques au même titre que n’importe quel contributeur expérimenté. Il en viennent à définir leurs attributions : l’intégration accrue de l’accueil des nouveaux vise à doter la patrouille de tâches plus « positives » que la régulation critique des contributions en ligne.

Le Digital Labor comme jeu d’écriture

L’autonomisation éditoriale est, de mon point de vue, plus déterminante que l’absence de relation commerciale. Les wikipédiens ne disposent pas que d’un espace expression contrôlé et balisé par anticipation par des formatages pré-déterminés : ils construisent en permanence l’infrastructure documentaire où prennent place leurs interactions. Évidemment, nous ne retrouvons rien de tel sur Facebook, Twitter ou Amazon. Les « Turkers » avaient d’ailleurs été contraints d’élaborer une interface « clandestine » pour évaluer leurs clients : Turkopticon. Comme le montre l’image ci-dessous, cette application pour navigateur web permet d’agréger a posteriori commentaires et notations :

turkopticontoolbar_thumb

Un exemple d’évaluation sur Amazon Mechanical Turk.

La prise en compte de l’élément éditorial nous ramène à l’une des principales spécificités, pas suffisamment évoquées, du digital labor : l’accent mis sur la matérialité des interactions numériques. Depuis les années 1990, les théories critiques de l’économie du web tendent plutôt à se focaliser sur la nature « virtuelle » des interactions : les internautes évoluent dans le cadre d’un « capitalisme cognitif » dominé par l’exploitation des idées, des interactions sociales, des traces et des « données brutes »9. Le Digital Labor en prendrait l’exact contre-pied. L’ouvrage de Christian Fuchs paru l’année dernière, Digital Labour and Karl Marx s’ouvre ainsi sur la description d’une digital slavery : l’exploitation des mines de terres rares en Chine, où s’extraient les matériaux essentiels à l’élaboration des composants informatiques.

En cela, le Digital Labor est indissociable du « tournant matérialiste » dans l’étude des médias informatisés. À mesure que le web devenait indissociable de la vie « réelle », les vertiges du cyberspace laissent place à la saisie effective des conditions d’élaboration et de mise en circulation des outils numériques et des effets de rétroactions continus entre matériel informatique, logiciels, usages et représentations collectives. Tentant de dresser l’état de l’art du digital scholarship, Matthew Kirschenbaum et Sarah Werner précisent les contours de ce « saut épistémologique » :

Le tournant matérialiste des digital studies n’est pas un mouvement décrété ou uniforme — d’ailleurs, en pratique, il s’est décanté entre plusieurs sous-champs (…) Il y a, cependant, quelques hypothèses largement partagées : le tournant matérialiste repose sur l’idée que les ordinateurs et les processus informatiques sont avant tout matériels et peuvent faire l’objet d’un travail de contextualisation historique ; il suppose une certaine rigueur technique en reconnaissant que la forme matérielle particulière de l’outil et de la computation doit faire l’objet d’une investigation critique ; il estime que la prise en compte des contraintes particulières du code informatique et des plate-forme joue un rôle essentiel dans l’étude des cultures numériques10 .

En prenant au sérieux le travail « invisible » fourni par les « Turkers » ou en se déjouant des prétentions des nouveaux acteurs de l’économie collaboratives à se poser en simple outil intermédiaire « neutre », le Digital Labor se situe sous les auspices d’une théorie critique matérialiste. Le capitalisme n’est plus tant saisi comme une construction idéologique que comme un jeu d’écriture, un ensemble de régulations et d’échanges normés entre textes. Que cet ensemble recourt explicitement à une « monnaie » n’a que peu d’importance, dans la mesure où la monnaie n’est qu’une technologie d’échange parmi d’autres : métriques, notations algorithmiques, blockchain y suppléent allègrement.

J’étais parvenu à des conclusions sensiblement similaires dans ma thèse, sur un sujet pourtant « exotique » : la Bourse de Paris au XIXe siècle. En étudiant l’avènement de la chronique boursière, j’ai été amené à reconsidérer la Bourse elle-même plus seulement comme une infrastructure financière spécialisée mais comme un espace de distribution et d’élaboration de textes et de conventions textuelles :

L’archivage d’informations dans des schémas tabulaires requiert de s’accorder au préalable sur des conventions d’équivalences. Dans le dispositif de la Bourse de Paris du Second Empire, plusieurs centaines de milliers d’acteurs se prêtent tous les jours au même jeu. Pour que ces manipulations à grande échelle puissent être rendues possibles, technologies intellectuelles, formats et catégories doivent s’agencer en permanence dans un réseau d’écriture parfaitement coordonné. Le travail de rédaction des ordres de Bourse est entièrement modelé par une circulation ultérieure : la reprise d’expressions consacrées pour exprimer le souhait de l’investisseur anticipe sur les opérations à venir des courtiers ou du Parquet11 .

Évidemment, dans ce cadre, la différenciation entre « communs » et industries du web ne fait aucun doute. Les rôles attribués aux énonciateurs sont d’emblée irréconciliables et ce choix initial rejaillit sur l’ensemble des attributs du système textuel. Si Mechanical Turk avait été une projection de ses utilisateurs, Turkopticon n’aurait jamais basculé dans la clandestinité : il ferait partie intégrante du dispositif.

  1. Dominique Cardon, Digital Labor : une exploitation sans aliénation
  2. Ibid.
  3. Casilli, Digital Labor : travail, technologie et conflictualités, p. 21
  4. Je traduis : Trebor Scholz, Digital Labor : The Internet as Playground Factory, p. 15
  5. Pour assurer la continuité, les francophones se relaient selon leur fuseau horaire : les canadiens viennent ainsi prendre le relai pendant la nuit
  6. dans mes quasi-dix ans passés au sein de la communauté francophone de wiki, j’ai vu passer de nombreux appels à la réguler ou à limiter ses attributions
  7. L’absence de compétence encyclopédique spécifique est d’ailleurs souvent reproché aux patrouilleurs qui posent leur candidature en tant qu’administrateur
  8. Casilli, Qu’est-ce que le Digital Labor, p. 9
  9. Dans Multitudes, Michael Hardt et Antoni Negri évoquent significativement le rôle désormais central joué par le travail immatériel (« immaterial labor ») : p. 108 et sq.
  10. Je traduis : Matthew Kirschenbaum et Sarah Werner, Digital Scholarship and Digital Studies : The State of the discipline, p. 226
  11. Pierre-Carl Langlais, La formation de la chronique boursière dans la presse quotidienne (1801-1870), p. 614-615

Sciences communes

URL: http://scoms.hypotheses.org/
Via un article de Pierre-Carl Langlais, publié le 15 mars 2016

©© a-brest, article sous licence creative common info