Jean-Michel Cornu : Où j’en suis dans la compréhension de la coopération

Reprise d’un article de jean michel Cornu publié en août 2015 sur son blog

Parmi les différentes choses qui me passionnent, se trouve la coopération : comment pouvons nous vivre ensemble, agir ensemble ? Jusqu’à il y a quelques années il existait surtout quelques "recettes de cuisine", souvent basées sur le bon sens. Mais peut-on, grâce en particulier à l’avancées des sciences (neurosciences, sciences cognitives, théorie des jeux, sciences de la complexité, psychologie...), produire un véritable corpus cohérent qui pourrait servir de base à ce qui deviendrait une nouvelle discipline professionnelle ?

1) Plusieurs étapes pour obtenir une vision d’ensemble  [1]

Il y a quinze ans, je proposais une nouvelle approche pour aborder la coopération. Il ne s’agissait pas tant de vouloir que tout le monde accepte de coopérer ou d’attendre que tout le monde soit totalement compétent avant de coopérer, mais plutôt de mettre en place un environnement favorable pour que le maximum de personnes coopérent. J’ai appliqué cela en particulier à la convergence des intérêts des participants et également pour favoriser leur implication dans le groupe.

Entre 2005 et 2007, une avancée majeure a eu lieu grâce au groupeintelligence collective que j’ai animé au sein de la Fondation Internet Nouvelle Génération où je travaillais à l’époque. Il a rassemblé 130 personnes sur le sujet. Pendant 3 ans, nous avons cherché non pas celui d’entre nous qui avait la meilleure approche mais plutôt à cartographier les différents domaines sur lesquels chacun travaillait. La synthèse de ce travail a permis d’avoir une image bien plus complète qu’aucun de nous n’aurait pu avoir seul, des différentes facettes à prendre en compte pour comprendre ce qui se passe dans un groupe. Cette cartographie est aussi devenue un questionnaire qui permet auxmembres d’un groupe de comprendre par eux même ce qui s’y passe (version plus récente). Au passage, l’approche utilisée (cartographier l’ensemble des idées plutôt que de débattre pour n’en choisir qu’une seule) a posé les bases d’une méthode développée quelques années plus tard pour faireémerger de l’intelligence collective avec plusieurs centaines de personnes.

Cette cartographie des points à comprendre de la coopération s’est révélé remarquablement robuste. Au fil du temps seules deux facettes ont fusionné et une autre s’est ajoutée sur la différence entre les approches planifiée, économique et coopérative/innovante (à partir d’un texte que j’avais écrit en 2001 autour de l’abondance comme moyen d’innovation qui se trouvait déjà en filigrane dans les lois 5 et 6 de mon livre initial sur la coopération). Quatre des facettes, celles qui ont trait à l’influence des personnes sur le groupe se sont dédoublées pour aller au-delà de la coopération sur les aspects de non coopération (conflit, gestion des tensions, desimplication, incohérence). Enfin, d’autres points ont été ajoutés sur les compétences à acquérir grâce aux échanges réguliers avec Elzbieta Sanojca, Marika Bernier, Michel Briand et Laurent Marseault. Le tout forme un corpus assez complet de ce qu’il faut savoir pour comprendre et agir dans les groupes : la coopération en 28 mots clés (présentation prezi). Cet ensemble de notions et de méthodes me semble aujourd’hui suffisamment robuste pour servir de base à un enseignement sur l’animation de groupes collaboratifs et l’intelligence collective.

2) Un laboratoire et des échanges pour aller plus loin

Entre temps, à partir de 2010, je me suis impliqué avec quelques personnes dans la mise en place du projet Imagination for People. Il s’agissait de "repérer et soutenir les porteurs de projets sociaux créatifs". Soutenir ici ne signifie pas "financer" mais plutôt faire en sorte que les porteurs de projets ne soient plus seuls et puissent s’entraider et monter en compétence collectivement. Nous avons donc avec Marika Bernier, facilité la mise en place de groupes thématiques et de groupes territoriaux. Cet écosystème s’est développé et a multiplié par 10 le nombre de personnes impactées tous les deux ans : commencé avec un groupe d’une centaine de personnes, il a touché 1000 personnes en 2012 et 10000 à partir de 2014. C’est ainsi devenu un des plus grands laboratoires mondiaux sur les groupes collaboratifs.

Par ailleurs, nous avons découvert que trois grandes approches s’étaient développées dans le monde dans trois régions linguistiques différentes, mais se parlaient peu jusqu’à récemment. En participant au Forum Social Mondial à Belem en 2009, j’ai pu découvrir le savoir-faire du monde hispanophone dans le domaine des groupes militants. Grâce auprojet européen Catalyst sur les plates-formes au service de l’intelligence collective et de l’innovation sociale, auquel Imagination for People a participé ces deux dernières années, nous avons pu découvrir le savoir-faire du monde anglo-saxon dans la capacité d’analyser les groupes existants. Cela nous a permis de mieux comprendre le savoir faire que nous avions développé au sein de l’approche francophone : savoir mettre en place et développer des grands groupes comprenant toute sorte de personnes pas forcément militantes. Il reste à multiplier les échanges entre ces différentes approches pour leur permettre de s’enrichir les unes des autres.

3) Plusieurs textes pour compléter le corpus

Quand on facilite le développement d’un grand nombre de groupes, il ne s’agit plus de "savoir-faire" mais de "savoir-faire-faire". Si au début avec quelques groupes, nous pouvions faire nous même certaines tâches, parfois sans nous en rendre compte, cela ne devient plus possible avec plusieurs dizaines de groupes. Nous avons ainsi pu identifier plusieurs aspects sur lequel le savoir faire était implicite plutôt qu’explicite, et nous avons dû les regarder plus en profondeur. Nous avons découvert que si les méthodes jusqu’à présent permettaient d’organiser des groupes avec des personnes qui avaient peu de temps disponible, nous présuposions en revanche que les animateurs de groupes disposaient de temps et pouvaient être proactifs. Mais lorsque l’on et impliqué dans plusieurs projets, cela est loin d’être le cas ! Ce constat nous a conduit à de nouvelles compréhensions qui, après avoir été testées, vont faire l’objet de nouveaux textes qui vont compléter certains des domaines (des mots-clés) du corpus (voir le schéma des 20 mots clés) :

  • L’animation est une affaire de temps (pour compléter l’introduction) : lorsque les membres sont militants, ou parfois lorsque les membres ou les animateurs sont payés pour leur participation, ils peuvent consacrer le temps nécessaire pour le groupe. Mais si on souhaite ouvrir les grands groupes au plus large nombre, alors cela n’est plus vrai. Il faut donc animer des groupes de personnes qui n’ont pas le temps (voirla taille des groupes et les rôles des membres), mais avec des animateurs qui n’ont eux-mêmes pas de temps ;
  • Les différents types de groupes (pour compléter la facette sur la taille des groupes) : on peut identifier 4 types de groupes depuis ceux très centralisés où les participants commentent la production du -ou des- animateurs mais discutent peu entre eux, ceux qui favorisent l’entraide et la montée en compétence collective des membres, ceux qui pemettent à des sous-groupes de lancer des projets collectifs et enfin ceux qui proposent des productions avec l’ensemble des membres. Ces différents groupes n’ont pas les mêmes conséquences sur le temps d’animation ;
  • 9 clés pour animer un (grand) groupe avec 2 heures par semaine (pour compléter la facette sur la coordination. Ce texte a été rédigé récemment) : en distinguant différents rôles d’animation, il est possible de ne demander à chaque animateur que le temps qu’il est prêt à donner et même de faire en sorte que le groupe fonctionne même si les animateurs sont pour la plupart à peu près réactifs mais pas proactifs... Ce texte comprend aussi les outils et les activités du groupe qui permettent d’atteindre ce résultat. Il s’agit à mon sens d’un texte fondamental qui peut être lu avant tout autre lorsque l’on souhaite lancer ou développer un groupe ;
  • "Questionnaire "analyser son groupe" (probablement pour compléter la compétence sur la mise en place d’un groupe) : il s’agit d’un compément du texte sur les 9 clés pour, de façon très pratique, se poser un ensemble de questions sur l’organisation de son groupe et en tirer un plan d’actions pour faciliter le fonctionnement du groupe (avec des animateurs et des participants qui sont souvent pris par bien d’autres activités) ;
  • Mettre en place un écosystème de groupes (pour mettre de la matière sur la compétence de "passer à l’échelle" sur laquelle très peu à été écrit) : passer à l’échelle se fait mieux avec la multiplication de groupes qui interagissent plutôt qu’en faisant grossir démesurément un seul groupe de façon monolithique. On parle de réseau de réseaux (qui est la base de l’internet) ou bien d’archipel (à la suite d’Edouard Glissant). Nous utilisons ici l’expression "écosystème de groupe". Mais comment faciliter la multiplication des groupes et les interactions entre eux ? L’expérience d’Imagination for People, nous a obligé à identifier les moindres faiblesses dans notre compréhension en cherchant à améliorer les méthodes continuellement. Nous avons pu également tester la reproductibilité de ce que nous avons trouvé en commençant à développer un deuxième écosystème de groupes autour des sciences : Cyou. Nous espérons continuer de tester dans les prochains mois cette avancée (plus seulement des groupes de plusieurs centaines de participants mais des écosystèmes de plusieurs dizaines de milliers de participants) avec des très grands réseaux existants ou en constitution.

4) Le gros morceau : la "non-coopération"

En plaisantant, je disais souvent ces dernières années qu’après "la coopération nouvelles approches", il faudrait que j’écrive "la non-coopération nouvelles approches". En effet, faciliter le développement de la coopération ne suffit pas. De nombreux groupes se terminent mal alors que la grande majorité des personnes souhaitent pourtant que cela se passe bien. En plus de favoriser au maximum la coopération, il faut également pouvoir gérer le restant de non coopération qui demeure.

Une première avancée a été de pouvoir distinguer le conflit de l’agression : on trouve souvent les deux ensemble... mais pas toujours. Chacun cependant nécessite un traitement spécifique (voir par exemple "modes de pensée et conflits d’intérêt"). Une seconde avancée à été d’aborder la question par les tensions (chez les personnes ou dans les groupes) plutôt que de se limiter à l’agression (les tensions peuvent conduire à l’agression... ou à la fuite). La grande difficulté des tensions est qu’elles poussent à devenir moins conscient, ce qui en rend bien plus difficile le traitement. Nous avons ensuite réalisé un exercice d’intelligence collective en 2014 sur "comment gérer les tensions dans les groupes" avec le groupe Anim-fr qui rassemble 400 animateurs de groupes et projets collectifs. Ce travail a ouvert des nouvelles portes.

Mais comme dans tous les domaines de la coopération, imaginer des solutions ne suffit pas. Cela ne reste que de la théorie basé sur un peu de bon sens mais rarement reproductible ! Seul un vécu en profondeur peut permettre de découvrir, d’accepter puis de comprendre les aspects les plus contre-intuitifs. Si travailler sur les nouveaux aspects de la coopération est un vrai bonheur, même si parfois on se retrouve face à des échecs, travailler sur les tensions n’est pas une sinécure...

Le destin m’a donné l’opportunité (je n’ose écrire la chance) d’être confronté à de nombreuses tensions ces derniers temps : comme observateur mais également comme victime, sauveur et même bourreau. J’ai découvert ainsi que lorsque ces tensions dépassaient le seuil de ce que je pouvais absorber, ma volonté ne suffisait plus. Que ce seuil soit haut ou bas n’est pas là la question, on trouve toujour des tensions plus fortes que soi. Une fois ce seuil dépassé, je ne pouvais que transmettre ces tensions aux autres, à mon corps défendant. Pour avancer, j’ai du également prendre en compte le fait que l’on n’est pas simplement quelqu’un comme ceci ou comme celà, mais que les circonstances peuvent nous inciter -tous- à sortir des facettes très différentes de nous même : le meilleur ou le pire (Docteur Jekyll et Mister Hyde) . Il suffirait théoriquement de corriger nos mauvais cotés pour ne plus en avoir. Mais après avoir été tant confronté à ces jeux de tensions, et avoir tant voulu que les autres soient autrement sans être capable de le faire moi-même, j’en suis arrivé à envisager une nouvelle approche sur les tensions dans les groupes, comme je l’ai fait pour la coopération il y a 15 ans : comment mettre en place un environnement qui, lorsqu’il y a des tensions, permette de les évacuer sans les transmettre au reste du groupe afin de retrouver notre pouvoir d’agir conscient. Dans ce cas seulement, il devient possible de trouver des pistes pour faire converger les intérêts de chacun.

Suivant le principe des grosses pierres en premier, je compte écrire ce texte, le plus complexe, en premier. Peut être également j’espère ainsi exorciser au plus vite cette période sans doute nécessaire mais difficile, qui m’a conduit au-delà de mon seuil de résistance aux tensions et également à en transmettre autour de moi aux personnes pour lesquelles j’ai pourtant le plus d’estime. J’espère qu’elle accepteront de me le pardonner.

Via un article de cornu, publié le 20 février 2016

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