Dix idées reçues pour prolonger le débat sur PNB et le prêt numérique

539px-Singapore_Road_Signs_-_Temporary_Sign_-_Layout_of_lanes_ahead_(Alternative).svgLa revue Lettres Numériques a récemment publié sur son site un article qui, sans nous citer explicitement, prend le contre-pied de certains des arguments que nous avions exposés pour pointer les lacunes, les limites voire les dangers du système de « Prêt Numérique en Bibliothèque » (PNB). Voici une liste de dix idées reçues, et la façon dont le collectif SavoirsCom1 y répond. De quoi alimenter le débat, que nous menons conformément aux engagements que nous avons pris dans le Manifeste au fondement de la constitution de notre collectif.

1. PNB permettrait un gain financier et un gain de temps time-430625_640pour la médiation : on aimerait tellement que cela soit vrai…

« le coût total par livre physique doit aussi inclure les coûts lié au film de protection, à la puce RFID et/ou antivol, au temps de travail d’équipement, de catalogage, de mise en rayon, de prêt, de prolongation et de retours par les bibliothécaires, etc. Le temps gagné avec le numérique pourra servir à faire davantage de médiation numérique vers les usagers, par exemple…« 

Effectivement la technologie numérique pourrait faciliter le travail des bibliothécaires et les soulager d’un certain nombre de tâches de manutention et de gestion au profit d’un travail de médiation. Mais il faut relativiser la portée de cet argument. En effet, PNB tout comme d’autres offres de livres numériques proposent exclusivement des livres numériques verrouillés par des DRM (mesures techniques de protection). Comme l’a souligné l’ABF dans son communiqué, la présence de ces verrous implique un certain niveau de maîtrise informatique pour parvenir à accéder au contenu des livres numériques. Un usager qui télécharge un livre numérique via PNB doit d’abord télécharger un logiciel externe Adobe Digital Edition (ADE) puis l’installer sur son terminal fixe ou mobile. Il doit ensuite se créer un compte associé avec un identifiant et un mot de passe différent de celui qu’il utilise pour se connecter à son compte lecteur sur le site de la bibliothèque. Quand le compte est créé, il faut ensuite s’identifier dans ADE pour pouvoir être autorisé à lire le livre numérique et le transférer sur son appareil de lecture. Il arrive fréquemment que les usagers des bibliothèques n’arrivent pas à franchir toutes ces étapes complexes.

Les bibliothécaires se retrouvent à assurer le Service Après-Vente d’Adobe et à expliquer comment accéder au contenu. C’est autant de temps perdu par les professionnels des bibliothèques, pour effectuer un travail de médiation, centré non sur les modalités d’accès, mais sur les contenus. Numilog en son temps avait réalisé un tutoriel (ou plutôt un pensum) de 14 pages pour expliquer aux usagers comment accéder au contenu de l’offre en e-books des bibliothèques ; pareillement, le mode d’emploi de PNB mis en ligne par le Réseau des bibliothèques d’Aulnay-sous-Bois ne comporte pas moins d’une vingtaine de pages : avec PNB, adieu la simplicité d’accès aux contenus. Dans leur plaidoyer pro-PNB, certains bibliothécaires arguent que les DRM sont l’occasion de dialoguer avec nos usagers. Nous avons une plus haute idée des enjeux de la médiation numérique en bibliothèque…

L’argument du « temps gagné pour la médiation » suppose aussi que les bibliothèques participantes remplacent progressivement leurs acquisitions de nouveautés imprimées par des e-books acquis via PNB, sans quoi elles ne dégageraient aucun temps pour la médiation. Dans notre étude publiée en décembre dernier, nous avons précisément examiné l’hypothèse d’une substitution progressive des acquisitions papier par de l’électronique. Même si, selon les expérimentateurs, « les budgets sont maîtrisés » aujourd’hui, à cause du modèle inhérent à PNB de la vente au titre, il apparaît que l’acquisition de nouveautés via PNB n’est pas soutenable à moyen terme.

Une bibliothèque implantée dans une ville de plus de 100 000 habitants devrait débourser plus de 490 000€ par an pour acquérir sous forme électronique l’équivalent des nouveautés papier acquises sur la même période. On mesure les difficultés financières à venir quand on sait que, en 2012, les bibliothèques desservant des agglomérations de taille comparable ont dépensé en moyenne 33 325€ pour l’acquisition de ressources numériques. Dans nos projections, nous n’avons même pas pris en compte la date de péremption des titres et l’obligation de rachat par les collectivités. A fortiori, le tableau serait encore plus sombre pour les villes dont la population est inférieure à 100 000 habitants. Pour mémoire les budgets actuels des ressources numériques achetées par les villes de 20 à 40 000 habitants représentent seulement 2,24% du montant de l’offre proposée par PNB fin 2014. Cela représente 220 titres à condition que les prix restent ceux de l’imprimé, ce qui n’est pas le cas pour les nouveautés dont le prix est souvent triplé…

Même si les budgets augmentent, peut-on construire des politiques documentaires sur d’aussi petites collections ? Les acquisitions se limiteront-elles aux nouveautés ? Est-ce là à l’avenir ce que pourront acquérir les bibliothèques alors même que l’intégralité de la production éditoriale sera disponible hors-bibliothèques en numérique pour le grand public ? Nous aurons nécessairement besoin d’offres très larges à l’avenir.

Nous allons tout droit avec PNB vers une transition inabordable dans les conditions actuelles. Nous ne sommes pas les seuls à nous interroger sur le prix du dispositif. Le Réseau CAREL, auquel participent la plupart des bibliothèques engagées dans l’expérimentation de PNB, notait dans un document rendu public en février dernier :

Il apparaît dès lors que la bibliothèque lorsqu’elle achète un titre numérique paie jusqu’à 3,89 fois plus cher que pour le titre papier correspondant.

Il est vrai que, question endettement des collectivités locales, on n’en est plus à une ardoise près… Les élus locaux et les chambres régionales des comptes apprécieront… La question que nous posons s’adresse avant tout aux pouvoirs publics : est-ce au secteur public de financer la transition numérique du secteur de l’édition ?

Même en supposant que la transition du papier vers le numérique puisse s’effectuer avec PNB en douceur pour les budgets des collectivités locales, comment, avec un tel modèle économique, peut-on estimer une seule seconde satisfaire les publics ? Il faudrait multiplier au moins par 10 le budget consacré aux ressources numériques. Même en considérant qu’il faut réduire le chiffre du budget des imprimés en diminuant le nombre d’exemplaires, le compte n’y est pas et ne risque pas d’y être. Si l’offre d’ouvrages est disponible en numérique, en quoi les besoins documentaires identifiés sur un territoire seraient-ils fondamentalement différents d’un support à l’autre ? Pour l’heure, on ne constate pas l’existence d’une politique documentaire formalisée et convaincante pour le livre numérique.

 

2. « Les difficultés rencontrées avec les DRM sont drm-151539_640 (1)
essentiellement limitées à la première utilisation du service de prêt numérique ». S
ans doute, mais avec quelles incidences pour les usagers ?

Dans l’article publié dans la revue Lettres Numériques, les bibliothécaires expliquent que, pour aussi déroutantes que soient les nombreuses étapes requises avant d’accéder au contenu, elles ne le sont que lors de la première utilisation du service. Certes, une fois que le compte ADE est créé et que l’usager a enfin obtenu une autorisation pour consulter l’e-book depuis son terminal fixe ou mobile, il n’est plus nécessaire de repasser fastidieusement par toutes les étapes… Mais encore faut-il que l’usager ait envie de revenir.

PNB complique grandement l’accès des usagers des bibliothèques au contenu des livres numériques, alors même que la facilité d’accès aux contenus numérique représente un enjeu fondamental, à telle enseigne qu’elle figure parmi les 12 recommandations signées par une grande partie des associations professionnelles et par le Ministère de la Culture et de la Communication.

Il nous semble que c’est une erreur fondamentale de minimiser les obstacles techniques inhérents aux systèmes de prêt numérique. Une étude citée par l’Enssib portant sur les bibliothèques aux Etats-Unis, où Overdrive domine le marché, montre que les bibliothécaires sont 71% à trouver que la facilité d’utilisation n’est pas au rendez-vous, 59% à trouver que la technique est un frein, et 41% estiment que les DRM sont la source des problèmes.

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Cette complexité explique le découragement de certains usagers. De ce fait, peut-être préféreront-ils se résigner à attendre le retour d’un exemplaire physique ou bien à se procurer le livre numérique par d’autres voies, certes parfois illégales mais infiniment plus simples. Faut-il rappeler que le piratage est fortement corrélé à l’apposition de DRM ? Faut-il rappeler qu’en France, plus de 130 éditeurs ont complètement abandonné les DRM ? Intéressant en passant de constater que l’auteur de cette liste, Hervé Bienvaut, très actif sur Twitter pour défendre PNB, est le premier à critiquer la présence de DRM dans les offres commerciales pour les publics. Comment comprendre cette contradiction ?

 

Outre l’expérience des usagers, il faut prendre en compte les enjeux liés à la protection de leur vie privée. Techniquement les dispositifs de prêt numérique permettent des collectes de données qui permettent une véritable intrusion des fournisseurs de services dans la vie privée des lecteurs. Un article récent d’Andrew Proia A New Approach to Digital Reader Privacy ; State Regulations and Their Protection of Digital Book Data paru en 2014 dans la revue juridique Indian Law Journal précise ce point :

Actuellement, les fournisseurs de services et de dispositifs de lecture numérique ont la possibilité de stocker les données sur les habitudes de lecture des utilisateurs avec des détails précis, sachant non seulement ce que le lecteur a acheté comme livres, mais aussi quels livres il a parcouru, quelles pages il a visualisées, et même le temps qu’il a consacré sur tel ou tel passage du livre. Cela peut être réellement inquiétant dans la mesure où ces données pourraient permettre à des tiers d’en faire un usage nuisible aux libertés individuelles.

L’an dernier, Adobe a d’ailleurs fait l’objet d’une polémique liée à son logiciel Adobe Digital Edition. Il a été démontré qu’Adobe mettait en oeuvre la même politique de violation de la vie privée qu’Amazon ou Google. En effet, à travers ADE, Adobe sait très précisément quels livres ont été lus et si le lecteur les terminés ou abandonnés en cours de route. En outre, au moment où le scandale a éclaté, on s’est aperçu que ces données transitaient en clair, donc sans être chiffrées, sur les serveurs d’Adobe. Si ce défaut a été corrigé, la surveillance est toujours de mise. Il est alors légitime de se demander si les bibliothèques qui participent à PNB (mais aussi à tous les autres services qui nécessitent ADE) ne jouent pas le rôle d’auxiliaires d’une firme qui s’est notamment spécialisée dans la surveillance des données des utilisateurs. La présidente de l’American Library Association avait eu ces mots définitifs à propos d’Adobe : « Les gens attendent et méritent que leurs activités de lecture restent privées et que les bibliothèques conservent la confidentialité des dossiers de leurs usagers ».

Les bibliothèques doivent impérativement être garantes de la vie privée des utilisateurs de leurs services !

 

 

3. Le « prêt numérique » bardé de DRM serait la seule alternative au don : fauxfaux_1257435166-PSA

Qualifier comme dans l’article de Lettres Numériques, le prêt numérique assorti de DRM comme seule alternative au don, c’est postuler une fausse analogie entre le prêt d’ouvrages physiques et la mise à disposition d’ouvrages numériques. Dans l’univers numérique, il est possible de mettre à disposition des ouvrages numériques sans que cela s’apparente à « donner » des fichiers ou à « prêter » des fichiers chronodégradables. Nous avons même listé certains modèles alternatifs.

En tout état de cause, nous considérons qu’il est nécessaire de donner une base légale aux usages collectifs effectués dans les bibliothèques de manière à leur permettre d’exercer leurs missions dans des conditions juridiques sécurisées.

 

4. « Le système marche au Québec et en Belgique » : vrai maxresdefaultpour le Québec, mais avec quelle offre, à quel prix et jusqu’à quand ?

Alexandre Lemaire évoque sur Twitter, à propos des bibliothèques belges francophones, un montant global d’acquisition de 70 000€ pour un territoire de 4,5 millions d’habitants… En creusant, nous constatons qu’il y a 3,7 millions de personnes desservies et que 445 000 usagers sont des usagers inscrits des bibliothèques. Les 1 200 usagers annoncés après 7 mois d’utilisation ne représentent donc que 0.27% de la population des usagers des bibliothèques… Il nous semble essentiel de communiquer sur des chiffres qui ne sont pas sortis de leur contexte.

« Il n’est pas exact de considérer qu’il s’agit d’un frein important car au Québec par exemple, comme le précise BiblioPresto qui a mis en place le projet, ils ont réussi à construire un service très apprécié, utilisé par plus de 250 000 lecteurs dans près de 1000 bibliothèques« 

Commençons par relever une jolie incohérence : les rédacteurs de l’article mentionnent près de 1000 bibliothèques, mais plus loin il n’en reste plus que 130. Après vérification, d’après pretnumerique.ca, c’est bien le chiffre de 130 qu’il faut retenir. L’article de Lettres Numériques explique que le projet pretnumérique.ca (équivalent de PNB au Québec) est un véritable succès et s’appuie sur des chiffres pour témoigner de la réalité de cette tendance. Près de 225 000 lecteurs utilisent ce service dans près de 130 bibliothèques sur 811 bibliothèques au total soit 16% des bibliothèques et non 90% comme annoncé dans cet article de Lettres Numériques .
Il nous semble toujours important de vérifier les chiffres donnés par des entités qui sont parties prenantes des projets. Comme aucune donnée brute n’est disponible sur la plate-forme québécoise www.données.gouv.qc.ca ni sur la plate-forme française data.gouv.fr, alors même que des politiques actives d’ouverture des données sont promues au Québec comme en France, il est impossible d’exercer un contrôle citoyen en dépit des promesses dont sont porteuses les politiques d’open governmentship. L’appel de l’ABF pour la mise en place d’une étude indépendante prend donc tout son sens.

Nous avons fait nos propres calculs à partir de la liste des 80 bibliothèques présentes sur le site pretnumerique.ca. (Il en manque une bonne cinquantaine que nous ne pouvons comptabiliser faute de données). Ainsi donc, les bibliothèques québécoises proposent une offre de prêt numérique à 6 millions de personnes (chiffre du recensement en 2011 du Québec). Le taux moyen d’usagers inscrits en bibliothèque au Québec, susceptibles d’accéder au service de prêt de livres électroniques, est de 31,2 %. Le résultat est que les 225 000 lecteurs annoncés représentent 12,03% de la population des usagers desservis… Il faut reconnaître que ce chiffre n’est pas mauvais au regard du nombre d’usagers des bibliothèques, même s’il est ici surévalué puisque la liste publiée sur le site n’est pas complète. Selon nous, ces chiffres ne valident en rien le modèle ni du paiement à l’acte, ni des DRM. Se prive t-on de critiquer ce qui semble marcher ? Qui nous dit qu’un système plus respectueux des droits des lecteurs ne marcherait pas 100 fois mieux ? Tout au plus, ils semblent indiquer qu’il y a un besoin spécifique et propre au Québec d’accéder à des e-books édités par des éditeurs locaux. Il sera intéressant de voir si les bibliothèques pourront suivre le rythme des acquisitions dans les années qui viennent, puisque J-F Cusson lui-même, le directeur de Bibliopresto, évoque dans cette étude une perspective dans laquelle les bibliothèques québécoises vont multiplier par 4 la part de leur budget dédiée aux e-books (de 5% de leur budget vers 20%) d’ici 5 ans.

Combien de bibliothèques pourront-elles suivre financièrement ? Au détriment de quels services ou de quelles collections imprimées se fera cette transition ? Et les bibliothèques québécoises sont-elles sûres de conserver la maîtrise des coûts ?
Cet article paru dans la revue Actualitté pointe bien les risques de dérive éperdue des coûts d’acquisition :

Pas un mot, en revanche, sur les difficultés qui peuvent se poser, et que l’on remarque pourtant avec nervosité dans le reste du Canada. Dans l’Ontario, comme ailleurs, les personnels ont pris l’habitude d’informer les usagers des prix que pratiquent les éditeurs, pour l’achat d’ebooks.
«  Les gens sont assez choqués lorsqu’ils réalisent combien payent les bibliothèques pour des ebooks », notait Roxanne Toth-Rissanen, directrice des bibliothèques publiques de Sault Ste. Marie. Le système de licences ne prévoit par ailleurs aucun contrôle sur les conditions contractuelles : un éditeur pourra librement faire bondir les prix — Hachette a essayé, c’est passé — ou réduire le nombre de prêts possibles, à sa guise. Ce modèle plutôt délétère vis-à-vis d’une politique patrimoniale ou d’une politique de lecture publique est pourtant en vigueur pratiquement partout, France en tête, avec le système Prêt Numérique en Bibliothèque, PNB, géré par Dilicom.
Mais Prêt numérique est en liesse et l’heure est au champagne : « Il s’agit sans l’ombre d’un doute de l’expérience de prêt numérique en bibliothèque la plus aboutie et la plus populaire de l’ensemble de la francophonie. Voilà de quoi être fiers », annonce-t-on. C’est PNB qui va apprécier. »

Jean-François Cusson, directeur de Bibliopresto qui met en oeuvre Pretnumerique.ca, indique dans cette5046091833_1e15a39813 étude discuter avec les éditeurs pour qu’à terme, les bibliothèques ajoutent un bouton d’achat des livres sur leurs sites ; elles gagneraient ainsi 5% des revenus générés. La boucle est bouclée. Comme l’écrit à juste titre Nicolas Gary, rédacteur en chef de la revue Actualitté à propos de ce système déjà expérimenté aux Etats-Unis :

Se servir des lieux publics que sont les bibliothèques pour vendre des livres n’a rien d’anodin. Le concept qui fait d’une bibliothèque une forme dérivée de librairie est contraire à toute notion de service public, et tendrait, chose épatante aux États-Unis, à mettre au service de sociétés privées, un lieu financé par les deniers publics.

Nous rejoignons cette analyse et nous tenons à alerter sur ce type de dérive qui, lorsque PNB sera généralisé, pourrait bien constituer une tentation, au moment où les établissements publics ne pourront plus financer les acquisitions de livres. Nous avons quelques doutes sur la volonté des élus et des professionnels français de valider un tel système.

Enfin, il faut tenir compte du retour d’expérience des bibliothécaires aux Etats-Unis, qui, avec Overdrive, bénéficient d’une expérience du prêt numérique sur une plus longue durée que les pays francophones. Comme le montre cet article publié sur le site de l’Enssib, les bibliothécaires comme les utilisateurs sont loin de plébisciter le modèle PNB. Dans l’étude pré-citée à notre point 2, nous constatons que 72% pointent la difficulté à trouver des titres disponibles comme un des obstacles principaux à l’usage de ces services de prêt… Quelle est alors leur réaction ?

Les bibliothécaires, conscients des restrictions qu’imposent leurs services de prêt numérique ont eu le temps d’affiner une vision de l’offre idéale qui serait accessible rapidement, simplement et en abondance ainsi que le résume le slogan « fast, easy, plentiful ». En miroir, les emprunteurs et utilisateurs du service, attendent eux du service une offre caractérisée par l’actualisation et l’abondance (là-aussi) des titres disponibles, sans limitation d’accès ou de formats avec davantage d’offres de type découverte en mode streaming par exemple : » increased availability, unlimited access, access to all formats, and a more streamlined discovery and check-out process. »

5. « Les achats groupés permettent de réduire les coûts » :achatsgroupés vrai… Mais cette hypothèse n’est pas envisagée en France

Il faut reconnaître un mérite à la démarche engagée par la communauté francophone de Belgique : contrairement à la France qui prévoit des acquisitions d’ebooks au titre à titre, les Belges ont opté pour des achats groupés. C’est une approche judicieuse qui aurait pu changer la donne si elle avait été prévue initialement en France.

Rappelons que le contexte juridique et budgétaire encourage les mutualisations, c’est le cas par exemple pour les hôpitaux avec le soutien de l’Etat. En France la procédure de groupement de commande existe dans le code des marchés publics et pourrait permettre de véritablement négocier et de peser. Quel est le pouvoir réel de négociation d’une association comme CAREL censée « négocier » avec des éditeurs si la négociation se fait en dehors de toutes procédures d’achats publics ? On est tenté de penser que malgré la bonne volonté des membres de cette association, il sont structurellement en situation de faiblesse.

Là encore nous questionnons les choix qui ont pour conséquence que chaque collectivité va acheter plus cher (jusqu’à 3 fois plus cher) en format numérique des titres qu’elle a déjà sous forme imprimée. Cette situation est un non-sens du point de vue de la gestion de l’argent des contribuables.

 

6. « La demande des usagers va se développer » : certes, logo-pole-efficience-300x269-texte-reproduction-interditemais cela améliorera-t-il mécaniquement l’efficience du service rendu ?

Le modèle de tarification de PNB suscite des questions quant à ses implications budgétaires pour les collectivités. Les bibliothèques sont des services publics et à ce titre leurs professionnels doivent être particulièrement vigilants sur l’efficience des projets, c’est-à-dire sur le rapport entre les ressources dépensées et les résultats obtenus. Dans le cas de PNB, l’efficience est catastrophique : les résultats (nombre de « prêts ») ne concernent qu’une partie très minime des usagers pour un coût très important. On pourrait rétorquer que le public va nécessairement s’étoffer numériquement et c’est probablement vrai, mais c’est oublier que plus les consultations augmentent, plus le coût de PNB augmente : quand le nombre de jetons est épuisé, il faut le renouveler. Seuls des modèles de vente ne prenant pas en compte l’usage à l’acte pourraient permettre d’améliorer l’efficience de la dépense publique ; le travail de médiation des bibliothécaires serait à même de conduire à une amélioration des résultats, sans que le coût augmente à proportion des usages.

C’est l’une des vertus des offres de bouquets : l’accès n’est pas conditionné aux usages. Il est alors envisageable d’effectuer une médiation autour d’une offre large de titres plutôt que sur du titre à titre, rendu provisoirement disponible via des achats à l’acte.

On arrive à ce joli paradoxe : avec PNB et tous les modèles de prêt numérique similaires où le nombre de prêts associé à chaque titre est limité dans le temps, plus la médiation est efficace et moins les livres numériques sont disponibles. Et ce même dans le cas où le service de prêt numérique permet plusieurs accès simultanés à un même titre : plus il y a d’accès simultanés, plus les jetons s’épuisent, et plus des rachats de jetons sont nécessaires.

La création artificielle de rareté (ce qu’on appelle des enclosures) par des moyens techniques est nuisibleeau-bouteille-VS-robinet à la diffusion des idées, mission première des bibliothèques. Osons une comparaison avec l’eau potable. L’eau du robinet semble gratuite, alors qu’elle est financée en amont, à un tarif bien moins cher que l’eau en bouteille (lorsqu’elle est en régie municipale). Cela n’empêche pas pour autant les ventes d’eau en bouteille de se développer alors même que chacun a accès à l’eau potable. Le financement est mutualisé, mais la vente à l’acte existe et vient en complément. Si les bibliothèques, au lieu d’acheter chacune des palettes de bouteilles d’eau mutualisaient leur forces pour financer un système de distribution, cela n’empêcherait en rien le développement parallèle d’un marché de vente à l’acte. Ce qui est en train de se passer est l’inverse : de grands acteurs mettent en place des systèmes de distribution privés et le service public achète cher de l’eau en bouteille qui se périme très vite…

 

7. « L’offre de livres numériques permet de fidéliser des 9182-a-swiss-army-knife-isolated-on-a-white-background-pv (1)
usagers qui fuient les bibliothèques au profit de plates-formes en ligne »
 : l’offre des bibliothèques ne se cantonne pas à ce seul service

Bien qu’imparfait, PNB, nous dit-on, serait nécessaire pour les bibliothèques car le service permet de proposer une offre de livres numériques et d’éviter ainsi que les usagers fuient les bibliothèques au profit d’Amazon ou de Google. Du coup, pour conjurer la fuite des usagers vers des services commerciaux, les bibliothèques devraient se résigner à accepter de mettre à disposition de leurs usagers, un modèle de service qui leur est imposé. Mais si les individus se tournent vers Amazon et consorts, c’est aussi parce que l’écosystème de ces firmes – forme de prison dorée – fournit, qu’on s’en désole ou pas, une meilleure expérience d’utilisation, de nature à donner envie aux individus de continuer à utiliser ces services de fourniture de livres numériques. La synchronisation de la lecture sur différents appareils est une fonctionnalité bien réelle, la lecture hors ligne aussi. Dans un contexte croissant de lecture et de navigation multi-écrans, cette possibilité devient un critère de choix pour les individus.

En outre, cet argument concurrentiel cantonne les bibliothèques à un seul type de service : proposer des livres numériques. Cette vision est profondément réductrice et occulte les autres missions de la bibliothèque développées notamment à travers les notions de médiation et de tiers-lieux.

8. « Le système va s’améliorer et l’offre se diversifier » : loupepeut-être mais c’est le principe même du modèle de licence contractuelle qui est à revoir

Même si PNB s’améliore techniquement et même si les éditeurs ajoutent progressivement des nouveautés figurant à leur catalogue, le modèle contractuel sur lequel il est construit constitue un piège mortel pour les bibliothèques publiques.

  • Quel est le sens d’une transition numérique qui donne moins de droits d’accès et de droits de réutilisation aux usagers que pour les documents physiques ?
  • Quel est le sens d’une transition numérique dans laquelle il faut négocier pour que des bibliothèques puissent proposer l’impression de pages de livres à leurs lecteurs ?
  • Quel est le sens d’une transition numérique qui conduit à ce qu’il faille mendier pour obtenir le droit de copier coller un passage pour le citer, alors que l’exception de citation est un droit consacré par le Code de la Propriété Intellectuelle ?
  • Quel est le sens d’une offre qui propose aux lecteurs des bibliothèques des contraintes qu’ils n’imposent même pas à leurs clients hors-bibliothèques ? Certains éditeurs qui vendent sans DRM pour le grand public remettent des DRM pour les bibliothèques !

Il nous semble que la voie empruntée par PNB va dans le sens d’un amoindrissement inacceptable des droits des lecteurs. Il nous semble que c’est l’ensemble du modèle qu’il faut revoir et que les négociations actuelles ne conduisent qu’à grignoter des miettes, là où d’autres modèles parfaitement viables existent.

A tous les points de vue, PNB représente une régression par rapport aux garanties apportées par la licence légale instaurée par la loi de 2003 sur le droit de prêt en bibliothèque. Ce dispositif présentait au moins trois avantages majeurs :

  1. Les bibliothèques se voyaient reconnaître le droit d’acheter et de proposer en prêt n’importe quel livre publié sur le marché, sans que les titulaires de droits ne puissent s’y opposer ;
  2. Le prix payé comportait une part pour la rémunération des auteurs des éditeurs, mais il était strictement encadré par la loi, ce qui interdisait les brusques augmentations décidées unilatéralement par les éditeurs ;
  3. Le prix était payé une seule fois pour l’achat de l’exemplaire et détaché ensuite du nombres d’utilisation effectives, ce qui permettait à la bibliothèque de continuer à produire des externalités positives dans le champ culturel.

Le passage d’un modèle de licence légale à un modèle contractuel fait voler en éclats ces garanties fondamentales. Et ne nous y trompons pas : un des buts visés par PNB est de s’attaquer au cœur de l’ADN légal des bibliothèques.

Code Is Law : les solutions techniques déployées font loi dans l’environnement numérique et dans l’état actuel des choses, la seule loi de PNB est la loi du plus fort. Que des professionnels des bibliothèques puissent perdre de vue ces enjeux politiques majeurs constitue un réel problème.

Les bibliothécaires ont-ils la mémoire si courte qu’ils en oublient la tragédie subie par les bibliothèques universitaires, impactées de plein fouet par la transition numérique dans leurs missions et leurs budgets pour avoir été soumises à un système de licences imposées par les éditeurs sans protection de la loi ?

Les bibliothécaires français ont-ils la mémoire si courte qu’ils en oublient les leçons de l’exemple américain, où dès que les usages ont décollé, les éditeurs ont réagi défensivement en augmentant brutalement les prix d’une année sur l’autre ou en retirant des pans entiers de collections de leurs offres ?

Absolument rien ne garantit avec PNB que nous ne subirons pas les mêmes déboires, que seule une extension de la licence légale prévue dans la loi de 2003 pourrait prévenir.

Chaque bibliothèque qui adhère à PNB nous éloigne pourtant d’une telle intervention du législateur et c’est d’ailleurs un des buts réels visés par le déploiement à marche forcée de ce système, sachant que la question du livre numérique en bibliothèque est aussi débattue en ce moment au niveau européen.

Ajoutons aussi que le système PNB constitue une perte importante pour les auteurs eux-mêmes par rapport à celui de la licence légale. En effet, les sommes payées par l’Etat et les collectivités au titre de la rémunération du droit de prêt étaient réparties à 50/50 entre les auteurs et les éditeurs, via la gestion collective dévolue à la SOFIA. Une partie était aussi consacrée au financement de la retraite des auteurs.

Avec PNB, le taux de rémunération des auteurs est assis sur celui figurant dans les contrats d’édition, soit 10% en moyenne. Il y a donc une perte de 40% pour eux, au bénéfice des éditeurs, sans aucune justification, et une mise en péril à long terme de la pérennité du financement de leur retraite.

 

9. « Il faut expérimenter et être pragmatique » : vrai, mais 29743-yes_hate_unfair_fight
l’expérimentation doit être évaluée en toute transparence et doit constituer le premier jalon d’une politique culturelle enfin tournée vers l’intérêt général

Non seulement, comme l’a montré l’ABF dans sa déclaration récente, le modèle PNB est imposé sans souplesse ni solution alternative, mais le double langage associé à une certaine forme d’inertie de l’association CAREL ne laisse pas de surprendre. Celle-ci ne déclarait-elle pas en juin dernier que le modèle était « prometteur » mais perfectible alors que dans le même temps elle dénonçait les prix pratiqués et le fait que même la possibilité d’accès aux livres non consultés finissait par s’effacer au-delà d’une certaine date de péremption ? Quelques mois auparavant, la même association CAREL critiquait plus ouvertement PNB. Que s’est-il passé entre-temps ?

Nous pensons qu’il est urgent d’avoir un discours clair. Tous les exemples montrent que ce ne sont que des mobilisations visibles et déterminées qui ont apporté des résultats positifs pour les droits des usagers.

Il nous semble qu’il est temps pour les acteurs publics de prendre la mesure de la guerre au partage et de l’ampleur du second mouvement des enclosures. Pourquoi ne pas refuser collectivement des conditions défavorables plutôt que d’avoir pour seule ambition de négocier des droits de prêt au rabais ? Au Canada, récemment, des bibliothèques ont collectivement dénoncé les prix pratiqués ; aux USA même combat, au Québec, pour l’heure, on sabre le champagne pour se féliciter de la mise en place du prêt numérique ; pour combien de temps ?

Valider collectivement des conditions inacceptables puis généraliser le système sans véritable évaluation constitue de notre point de vue une erreur stratégique. C’est l’inverse d’une démarche de construction d’une politique publique raisonnée et raisonnable.

Nous soutenons l’ABF pour la mise en oeuvre d’une étude indépendante, qui devra évaluer le système au regard de l’état de l’art de l’évaluation des politiques de la lecture publique et mentionner clairement, par exemple, le nombre d’usagers actifs par rapport à la population desservie ou au coût par titre, dans le respect des normes ISO officielles sur l’évaluation des performances des bibliothèques.

Des acteurs de taille développent pour le grand public des modèles où aucun paiement à l’acte n’est prévu ni aucune expiration de l’accès aux titres… Les modèles d’acquisition par bouquets font tellement peur aux éditeurs qu’il préfèrent imposer des conditions drastiques aux bibliothèques. On peut dire que les politiques publiques de la lecture sont les victimes collatérales d’une transition numérique, au lieu que l’intérêt général soit pris en compte. En France, l’État refuse de s’impliquer et souhaite privilégier la voie contractuelle pour les bibliothèques. Le même Etat est pourtant très interventionniste lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts de la filière commerciale du livre.

Pas moins de 7 associations appartenant à l’Interassociation Archives bibliothèques et documentation ont récemment soutenu notre proposition d’une loi sur le droit de prêt numérique apportant des garanties à tous les acteurs.

Les auteurs se sont exprimés via la SGDL et cet article de Livres Hebdo rapporte leur insatisfaction :

Après avoir évoqué la variété des usages possibles du prêt numérique en bibliothèque, depuis la forme « un achat = un prêt », juqu’à l’autre extrême, « un achat = une utilisation sans limitation des contenus », la plupart des intervenants se sont accordés sur l’obligation de réfléchir à d’autres systèmes que ceux testés actuellement. Mais les discussions se sont rapidement focalisées sur la nécessité d’intégrer de façon efficace les auteurs au débat.

Là encore nous mettons en garde contre une logique de titre à titre qui pourrait amener à négocier des rémunérations pour les auteurs en fonction du nombre de « prêt numériques ». Cela nous semble une voie très dangereuse qui ne pourra pas être soutenable budgétairement pour le service public. La loi de 2003 sur le droit de prêt en bibliothèque repose non pas sur une rémunération au nombre de prêt mais sur le nombre d’exemplaires achetés, ce qui est bien plus raisonnable dans l’univers imprimé. Pour le numérique, comme ce nombre d’exemplaire n’a pas de sens sauf à imposer des DRM que nous dénonçons, nous appelons les pouvoirs publics et les associations à négocier sur d’autres bases. Ce débat doit avoir lieu.

En tant que citoyens, nous appelons l’Etat via le Ministère de la Culture à s’impliquer au service d’une politique culturelle tournée vers l’intérêt général.

 

10. SavoirsCom1 = un repère de « saboteurs » ? Faux, on esth-4-2533535-1309071045 taquins… http://s.w.org/images/core/emoji/72x72/1f609.png" alt="

Via un article de SavoirsCom1, publié le 26 octobre 2015

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