Comment les revues scientifiques sont-elles devenues des propriétés intellectuelles ?

Voici le second (et le dernier, sans doute) volet de mon enquête consacré à l’établissement du droit d’auteur dans les revues scientifiques. Le premier article s’intéressait à la persistance d’un domaine public des articles de recherche jusqu’au début du XXe siècle. Par la suite, l’appartenance des périodiques au régime général du droit d’auteur est reconnu en théorie… mais pas appliqué en pratique. Les usages des communautés scientifiques demeurent. Jusqu’à quand ? À quel moment les publications universitaires deviennent, sans contredit, des propriétés intellectuelles ?

Répondre à cette interrogation soulève de nombreuses difficultés. La période concernée tombe en effet dans le trou noir du web : trop tard pour relever encore du domaine public, mais souvent trop tôt pour avoir fait l’objet d’une numérisation (même si les revues scientifiques ne sont pas si mal loties à cet égard). De plus, ici, nous ne cherchons plus à identifier un cadre juridique de jure (il n’y a plus de doute que les revues périodiques relèvent bien du droit d’auteur, du moins pour tous les pays signataire de la convention de Berlin de 1908), mais à cerner des pratiques effectives.

À cette fin, nous avons commencé à répertorier les dates d’apparition des mentions légales de type “tous droits réservés” pour quelques revues (et dont les archives sont librement accessibles en ligne). La liste peut être consultée par ici et vous êtes cordialement invité à la compléter (eh oui, Sciences communes se met au crowdsourcing… avec faute de temps un outil bien cloisonné de Google).

Bien que la sélection soit extrêmement restreinte (il faudrait au moins quelques dizaines d’exemples pour avoir des résultats représentatifs), il y a une nette tendance favorable à une protection juridique explicite vers le tout début des années 1970. La réalisation finalement tardive de la transformation de la publication scientifique en propriété intellectuelle a sans doute contribué au succès du mouvement open access : il était d’autant plus facile de s’émanciper d’un paradigme légal qui commençait tout juste à se généraliser.

Des biens communs aux biens composites (1908-1970)

Jusqu’en 1908, les articles scientifiques pouvaient être globalement considérés comme des biens communs. Les législations européennes sur le copyright ou le droit d’auteur ménageaient une série d’exceptions pour les périodiques. Elles prévoyaient notamment un droit de recopie : tout article pouvait être reproduit, sous réserver de citer l’auteur ou la source originelle si il ne s’agissait pas d’une publication journalistique, et tant que la revue ne s’y oppose pas expressément. Ce principe a été acté dans les traités internationaux. La convention de Berne reconnaît ainsi que « Les articles de journaux ou de recueils périodiques publiés dans l’un des pays de l’Union peuvent être reproduits, en original ou en traduction, dans les autres pays de l’Union, à moins que les auteurs ou éditeurs ne l’aient expressément interdit. »

En 1908, le Congrès de Berlin suspend entièrement cette exception : le droit de recopie est maintenu pour les journaux, mais disparaît pour les « revues périodiques ». Cette disparition correspond probablement à un compromis : les petits pays européens souhaitaient à tout prix maintenir une exception pour la presse. Le retrait des revues périodiques de ce cadre légal semble ainsi avoir été initialement évoqué par la délégation belge.

Si les revues cessent légalement des communs, elles ne se transforment pas pour autant en propriétés intellectuelles. Il faut compter en effet avec l’inertie des pratiques éditoriales : toutes les revues puisaient alors dans le fond collectif des articles réutilisables. Le droit de recopie jouait notamment un rôle essentiel dans l’internationalisation de la recherche : il n’était pas nécessaire d’entreprendre des démarches compliquées pour traduire un article issu d’un pays étranger ou pour en rendre compte en détail par le biais de longues citations. Rien ne justifiait d’abandonner ces « arrangements » informels qui facilitait considérablement la diffusion des idées.

En 1942, le père fondateur de la sociologie des sciences, Robert K. Merton, estime que les communautés scientifiques sont fondamentalement « communistes » ou « communalistes » :

Les droits de propriétés en science se réduisent au strict minimum (…) Les revendications du scientifique vis-à-vis de sa propriété intellectuelle se limitent à la reconnaissance et l’estime qui, si les institutions scientifiques fonctionnent efficacement, sont globalement corrélées avec l’importance des apports introduits dans le fonds commun du savoir1 .

Merton n’évoque pas explicitement le cas des revues scientifiques, sans doute parce que la démarche d’appropriation restait rare et occasionnelle. Il s’inquiète davantage de la généralisation des brevets : « Le caractère communiste de l’éthos scientifique est incompatible avec la définition de la technologie comme « propriété privée » dans une économie capitaliste »2 .

Cette définition de Merton est autant prescriptive que descriptive. Elle correspond à la mise en place de subventions massives de la recherche scientifique publique à partir de l’après-guerre. Aux État-Unis, les modalités de cette nouvelle politique sont fixées par un rapport du conseiller de Roosevelt, Vannevar Bush (par ailleurs fondateur d’un des premiers projets théoriques d’Internet). Bush appelle à financer la recherche « en général », sans tenir compte de ses résultats effectifs. Dans ce cadre, la recherche scientifique devrait être diffusée aussi vite que possible, à un prix aussi faible que possible : « We should get this scientific material to scientists everywhere with great promptness, and at as low a price as is consistent with suitable format. »

Ce financement généralisé s’étend ainsi aux publications scientifiques : alors principalement soutenues par des sociétés scientifiques et de petits éditeurs, les revues sont désormais publiées grâce au concours d’institutions publiques. Pendant la période s’étendant de 1908 au années 1960 et 1970, leur statut légal effectif est éminemment composite : il s’agit à la fois d’un bien privé (le droit d’auteur est garanti en théorie), d’un bien commun (le droit de recopie se maintient en pratique) et, surtout, d’un bien public ou étatique (la survie des revues dépend de subventions).

La multiplication des mentions légales (1971-1973)

Quand est-ce que ce système composite a finalement basculé, au profit de la seule logique de propriété intellectuelle ? En dépit de recherches bibliographiques répétées, je n’ai pas trouvé d’étude approfondie sur le sujet. Le début de la décennie 1980 est souvent mentionné, dans le contexte plus général d’une mutation entrepreneuriale des universités ou en liaison avec les politiques néo-libérales de Reagan et Thatcher.

c’est surtout à partir des années 1980 que les universités, invitées par les gouvernements à participer plus directement à l’essor économique national, ont multiplié les collaborations avec des entreprises privées, vivement intéressées à protéger les résultats des recherches qu’elles ont contribué à financer3 .

Faute de mieux, j’ai commencé à me lancer dans une petite enquête : répertorier les mentions légales des revues scientifiques et identifier le moment où l’on passe du grand flou (droit d’auteur appliqué en théorie, mais jamais rappelé en pratique) à une application systématique.

Pour l’instant mon corpus est plutôt limité. Je n’ai tenu compte que des revues scientifiques numérisées (comme je ne connais pas, a priori, la date où les mentions légales de type « tous droit réservés » apparaissent, une telle vérification serait chronophage en bibliothèque, ces vieux exemplaires n’étant généralement plus disponibles en libre consultation). Évidemment, je ne peux accéder aux revues d’Elsevier ou de Springer (qui m’intéresserait pourtant tout particulièrement). Et même, lorsque l’accès est possible, je ne trouve pas forcément ce qui m’intéresse. La plus grande archive française de revues en science humaine a ainsi ne sélectionne ainsi que les articles et en ne publiant pas tout le “backstage” de la revue (table des matière, sommaire, mentions légales, index, annonces publicitaires…).

L'ordre documentaire de Persée laisse de côté le contenu hors article des revues
L’ordre documentaire de Persée laisse de côté le contenu hors article des revues

Au total, je me suis surtout appuyé sur deux ressources : les revues numérisées par Numdam, Gallica et, pour le monde non-francophone, l’index très complet de l’Université de Pennsylvanie. J’ai commencé à établir un minuscule échantillon composé de revues emblématiques dans plusieurs disciplines distinctes.

Même avec une sélection très restreinte, on remarque très vite des convergences. Les mentions de type tout droit réservé se multiplient d’un coup, en 1971-1973. À partir de janvier 1971, le Bulletin de l’Académie de Médecine inclut un avertissement détaillé, reprenant le détail de la loi de 1957 sur le droit d’auteur.

Bulletin de l'académie de médecine

On retrouve exactement le même encart dans le Bulletin de la Société d’entomologie l’année suivante :

Bulletin de la société d'entomologieCe n’est pas un hasard : les deux revues sont détenues par le même éditeur, Masson. La généralisation des mentions légales ne peut cependant être expliqué par ce seul acteur ou par le seul contexte national. Hors de France, le prestigieux British Medical Journal se dote d’une mention légale à partir de janvier 1973.

British Medical JournalPour le Bulletin de la société de Mathématique, le revirement intervient un peu plus tôt : la mention “Tous droits réservés” est affichée en couverture à partir de 1969. On retrouve également une mention identique dans une revue prestigieuse de Sciences humaines au cours de l’année 1971 : la Revue d’histoire de sciences humaines (édité par Collin).

Revue d'histoire contemporaineLes revues scientifiques du bazar à la cathédrale (1950-…)

Comment expliquer ce basculement soudain ? J’avais songé initialement à trois facteurs : (1) un revirement de la jurisprudence (avec un ou plusieurs procès retentissants excluant définitivement la pratique du droit de recopie) (2) une diminution des subventions accordées aux revues (d’où la nécessité de garantir un monopole éditorial en limitant le droit de recopie) (3) L’établissement de grands groupes éditoriaux concentrant de vastes bouquets de revues (et qui tentent de renforcer leur valorisation en entretenant une rareté artificielle).

La troisième facteur constitue sans doute l’élément déclencheur (en association, probablement, avec les deux premiers). Avant 1950, l’édition d’une revue scientifique ne constitue pas vraiment une activité profitable. Généralement, elle ne constitue qu’un appoint symbolique. Pour prendre un exemple que je connais bien, la création du Journal des économistes en 1842 permet avant tout fédérer une petite communauté (il ne s’en vend que quelques centaines d’exemplaires), qui pouvait ensuite participer à des activités éditoriales beaucoup plus profitables (telles que l’édition du Dictionnaire du commerce, réalisées par les contributeurs régulier de la revue, qui se vend très bien).

Elsevier diffuse sur son site une intéressante synthèse historique. Même si sa visée promotionnelle ne fait aucun doute, elle n’élude pas les difficultés rencontrées par l’entreprise dans son opération de conquête tous azimuths des publications scientifiques. Le premier grand titre de l’entreprise, les Biochimica et Biophysica Acta ne parviennent pas à rentrer dans leurs frais avant 1951 et ne dégagent que de modestes bénéfices. Et surtout, le modèle promu (celui d’un journal international dédié à un champ de recherche hautement spécialisé) aurait été très contesté par de petits éditeurs locaux, qui redoutait un tarissement des manuscrits au profit de quelques grands titres mondialement connus. Finalement, à partir des années 1970, les budgets des universités commencent à régresser après deux décennies d’expansion. Les petits éditeurs, dépendant désormais de subventions publiques, sont considérablement fragilisés : ils sont rachetés, absorbés voire sabordés par les grands groupes en voie de constitution.

Ces quelques données (potentiellement sujettes à caution : n’oublions pas que c’est Elsevier qui parle) mettent en évidence le lien étroit entre un modèle économique (l’acquisition d’un monopole de fait sur la publication de recherches très spécialisées, tous pays confondus) avec un modèle éditorial. L’émergence des mentions légales correspond à peu près avec l’industrialisation du processus de publication (avec des recommandations très précises sur le format des références, l’inclusion des résumés et des mots-clés, les étapes de l’évaluation). Je vais y tenter une une généralité, sans doute abusive : les revues scientifiques sont passées du modèle du bazar à celui de la cathédrale.

Comme nous l’avons vu plus haut, l’internationalisation de la recherche n’a pas attendu Elsevier. D’abord garanti par en droit, puis maintenu en pratique, le droit de recopie facilitait la retransmission des publications de pays à pays, sans avoir à attendre l’approbation de l’auteur ou de l’éditeur. La barrière de la langue (car la recherche reste alors très largement polyglotte : les résumés s’écrivent usuellement en français, russe, allemand et anglais) est compensée par l’absence de contraintes administratives liées à la réutilisation.

Par opposition à ce bricolage qui n’a pas si mal fonctionné que cela, les industries académiques parviennent à imposer un nouvel ordre documentaire très structuré. La codification des usages éditoriaux et la formalisation des statistiques d’évaluation vont de pair. Le premier volume du Science Citation Index d’Eugene Garfield paraît en 1963. Il ne couvre alors que des revues de chimie, mais contribue à introduire une notion qu contribue à perpétuer l’hégémonie de quelques revues de référence : le facteur d’impact.

Le fonctionnement du Science Citation Index de Garfield en 1997.
Le fonctionnement du Science Citation Index de Garfield en 1997.

Les publications sont en effet notables parce qu’elles sont notables. Dans la mesure où Nature a un facteur d’impact très élevé, il va continuer d’attirer durablement des chercheurs réputés, qui vont drainer un grand nombre de citations. L’imposition explicite du régime du droit d’auteur constitue le second verrouillage décisif : non seulement les revues des bouquets des grands éditeurs constituent des références absolues, dont on ne peut se passer, mais leur contenu n’est pas disponible ailleurs.

Le basculement de 1971-1973 a suscité des résistances, mais pas de mouvement général de contestation — en tout cas, rien de comparable avec le mouvement open access aujourd’hui. En 1976, Jacques Derrida publie une réfutation d’un article du philosophe et linguiste britannique Humphrey Searle en se focalisant sur… la présence d’un sigle copyright (le fameux ©). Limited Inc abc ironise sur la surexposition de la fonction-auteur dans le texte de Searle et contrecarre cette restriction en effectuant un “piratage” en règle : recourant à l’usage traditionnel de la longue citation, Derrida cite la totalité de l’article commenté. Ce “trollage” en règle montre que l’utilisation systématique du copyright constituait encore une pratique neuve à la fin des années 1970.

L’histoire ne se termine pas là. Il restait encore quelques espaces de libertés informels : autant il était impossible de rééditer des articles déjà publiés, en faisant appel aux services d’un autre éditeur, autant les chercheurs pouvaient toujours concevoir des copies informelles. Ou pas… Car les grands éditeurs concentrent leurs efforts dans la lutte contre le photocopillage (comme en témoigne ce compte-rendu affolant de 1994, décrivant des presses universitaires littéralement asphyxiées par des millions de pirates armés de photocopieuses…).

Mais à ce stade, nous touchons aux tous débuts de l’open access numérisé : le premier site web de l’histoire, diffuse des travaux scientifiques de Tim Berneers-Lee (je ne suis pas certain que l’éditeur lui ai donné son accord…) ; la première grande archive scientifique, arXiv, est créé dans la foulée. Dès 1996, quelques articles annoncent que la mutation est engagée :

De plus en plus d’universitaires et d’universités reprennent, sur Internet et grâce aux réseaux, la vocation éditoriale qui fut la leur à travers les très anciennes presses d’université. Et c’est sans doute vers ce moyen qu’il faudra se tourner, afin de favoriser l’expression d’une culture scientifique et des travaux de langue française, au risque de voir la totalité des travaux de nos chercheurs devenir non disponibles pour la communauté qui les finance. Ce qui se produit déjà4 .

Ironiquement, au moment même où les industries académiques étaient sur le point d’abolir définitivement les droits d’usage et les tolérances anciennes sur la diffusion des articles scientifiques, un nouveau paradigme documentaire reposant sur la réutilisation commence à s’imposer…

  1. Robert K. Merton, « The Normative Structure of Science », The Sociology of Science, 1973 (réédition d’un article de 1942, parue dans le Journal of Legal and Political Sociology sous le titre « Science and Technology in a Democratic and Social Structure »), p. 273
  2. Ibid, p. 275
  3. Propriété intellectuelle et université, sous la direction de Marc Couture et alii, PUQ, 2010, p. 133
  4. Anne Dujol. Revues scientifiques médicales et droit d’auteur. Bulletin des bibliothèques de France [en ligne], n° 1, 1996

Sciences communes

URL: http://scoms.hypotheses.org/
Via un article de Pierre-Carl Langlais, publié le 27 mars 2015

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