C’est une obsession ancienne. Dès le IIIe siècle avant notre ère, des Successions de philosophes dressent la généalogie des relations entre maîtres et élèves.
L’obsession est encore bien vivante dans certaines disciplines. Mathématiciens, astronomes et chimistes tiennent ainsi à jour des bases de données de généalogie universitaire ; ils en tirent parfois des indices de proximité (ainsi, l’indice d’Erdös, qui désigne le degré de distance de tel mathématicien avec Paul Erdös). Ces initiatives restent partielles : elles sont cantonnées à une seule culture disciplinaire.
Le projet Wikidata permet d’aller au-delà : il aspire à composer une base de connaissance universelle. Sa communauté améliore et reformule continuellement une ontologie couvrant la totalité du savoir humain. Elle a ainsi créé depuis quelques mois une catégorie "étudiant de" (alias P1066), qui permet de signaler que X a étudié avec Y.
C’est ainsi que l’obsession m’a pris. J’indique que Simplicius est un disciple de Damascius, puis, de fil en aiguille, j’en viens à renseigner les relations maître-élève de plusieurs centaines de philosophes et de scientifiques de l’antiquité et du moyen-âge. En arrière-plan de cette pratique compulsive, une question qui hantait déjà les lointains auteurs des Successions : peut-on reconstituer une filiation du savoir, des premiers présocratiques à nos jours ? Par-delà les aléas de l’histoire, les crises et les bibliothèque brûlées, serait-il possible d’identifier une chaîne ininterrompue de la transmission intellectuelle ?
Partant de Socrate, j’ai ainsi commencé à modéliser un réseau des généalogies intellectuelles hellénistiques (pour l’instant en anglais uniquement). Chaque lien correspond à un enseignement ; chaque couleur à une école philosophique. Il suffit de cliquer sur l’image ci-dessous pour accéder au réseau interactif.
Le programme ayant permis de réaliser cette modélisation a été mis en ligne sur GitHub : il est suffisamment "abstrait" pour servir à des réutilisations variées (j’ai ainsi eu des sollicitations pour représenter des réseaux moléculaires).
Cette petite expérimentation personnelle s’apparente ainsi un essai de publication composite en open science, associant un article, des données (ajoutées sur Wikidata) une visualisation et un algorithme (et je pourrai également joindre rétrospectivement, plusieurs d’articles de Wikipédia consacrés à des philosophes hellénistiques, tels Euclide de Mégare).
De la réutilisation des données
Les relations modélisées ci-dessus ne viennent pas de nulle part. Elles ont été modelées par une longue série de réceptions et de transmissions. La seule Succession conservée, les Vies et doctrines des philosophes antiques de Diogène Laërce est notre principale référence. Elle s’appuie sur une multitude de sources dont nous n’avons qu’une faible idée.
Le genre des Successions est contraignant. Il postule d’emblée l’existence d’une généalogie philosophique, quitte à faire rentrer dans ce moule des « relations » très différentes qui vont du simple auditeur au disciple le plus fidèle. Le style des Vies et doctrines des philosophes antiques est imprégné de ce formalisme. La succession des disciples du philosophe sceptique Pyrrhon mentionnée dans le livre IX (116) s’apparente ainsi plus à une liste, voire à une base de données qu’à un développement rédigé :
Euphranor eut pour auditeur Eubule d’Alexandrie ; celui-ci, Ptolémée ; celui-ci Sarpédon et Héraclide ; Héraclide eut pour auditeur Énésidème de Cnossos qui écrivit des Discours Pyrrhoniens en huit livres ; celui-ci, Zeuxippos de Plis ; celui-ci Zeuxis dit Pied-tordu ; celui-ci, Antiochus de Laodicée du Lycos ; ce dernier eut pour auditeurs Ménodote de Nicomédie, médecin empirique et Theiödas de Laodicée…1 .
Cette structure procédurale est encore plus explicite en version originale (les connecteurs logiques sont soulignés) :
Εὐφράνορος δὲ διήκουσεν Εὔβουλος Ἀλεξανδρεύς, οὗ Πτολεμαῖος, οὗ Σαρπηδὼν καὶ Ἡρακλείδης, Ἡρακλείδου δ’ Αἰνεσίδημος Κνώσιος, ὃς καὶ Πυρρωνείων λόγων ὀκτὼ συνέγραψε βιβλία· οὗ Ζεύξιππος ὁ πολίτης, οὗ Ζεῦξις ὁ Γωνιόπους, οὗ Ἀντίοχος Λαοδικεὺς ἀπὸ Λύκου· τούτου δὲ Μηνόδοτος ὁ Νικομηδεύς, ἰατρὸς ἐμπειρικός, καὶ Θειωδᾶς Λαοδικεύς·
La recherche hellénistique et philologique s’est attachée à déconstruire les présupposés des Successions. Elle a ainsi mis en doute la véracité de certaines lignées mentionnées par Diogène (et, vraisemblablement, par ses prédécesseurs). Ainsi la succession de Pyrrhon s’apparente-t-elle à une reconstitution « forcée » : à défaut, de pouvoir identifier avec certitude une série de relations maître-élève, les doxographes élaborent une succession plus ou moins « vraisemblables ».
Cette liste est sans doute une fabrication tardive, chronologiquement insatisfaisante, mais utilisant des noms de personnages réels, et destinée à rattacher par une lignée apparemment ininterrompue de philosophes et de médecins, le scepticisme néo-pyrrhonien de l’époque de Sextus Empiricus à son ancêtre revendiqué, Pyrrhon2 .
Les bases de données modernes n’intègrent généralement pas ce recul critique. L’information s’intègre dans un triplet tout aussi contraignant que les Successions antiques : sujet-prédicat-objet, ou dans le cas qui nous intéresse, maître-enseigne-élève. Le Mathematics Genealogy Project nous dit ainsi que Theodore Metochites a suivi les leçons du grand ancêtre des mathématiciens Manuel Bryennios en 1315. Une publication spécialisée le qualifie plutôt d’ami qu’élève et ne mentionne pas de date aussi précise.
Le schéma documentaire de Wikidata n’élude pas ces incertitudes. Il est possible d’associer à de spécifier la provenance d’une information et, surtout, de la qualifier (c’est le rôle des qualificateurs). Il existe ainsi une propriété « sourcing circumstances », qui permet d’indiquer si la source mise en référence considère que ce fait est probable ou hypothétique.
L’indication du Mathematics Genealogy Project, Theodore Metochites a été l’étudiant de Manuel Bryennios en 1315 pourrait ainsi devenir Selon la source X, Theodore Metochites a peut-être étudié avec Manuel Bryennios au cours de la décennie 1310. Le potentiel du projet pour les sciences humaines et sociales est considérable. L’approximation ou, plus péjorativement, la « mollesse » n’est pas un obstacle au regroupement des informations dans une base de données : elle constitue une donnée en soi.
Une image des liens communautaires
La visualisation des liens maître-élève des philosophes antiques que je dévoile tire partie des opportunités inédites de Wikidata. Les liens entre philosophes sont en effet colorés selon la probabilité de la relation : d’hypothétique (rouge) à quasi-certain (vert). La succession pyrrhonienne de Diogène Laërce peut ainsi être mentionnée, tout en restant ferment cantonnée dans son statut de lignée hypothétique.
La visualisation révèle d’autres éléments bien connus des spécialistes, mais moins du grand public. Au cours des siècles précédant notre ère, les interactions entre les écoles philosophiques sont extrêmement nombreuses. Certains mouvements assument même un rôle de « médiateur » : grands maîtres de la logique ancienne, les mégariques ont ainsi essaimé un peu partout.
Dans ce réseau touffu, les écoles philosophiques s’apparentent plus à des programmes de recherche qu’à des doctrines immuables. Le Lycée d’Aristote s’attache ainsi à développer une « recherche coopérative » à visée encyclopédique, en mettant tous les intervenants sur un pied d’égalité3.
Il paraît d’ailleurs difficile de séparer les écoles des disciplines spécialisées en voie de constitution (médecine, mathématique, géographie, histoire…). Celles-ci sont partie prenante du débat philosophique : le scepticisme de Pyrrhon a été indifféremment illustré par des médecins et des philosophes ; une lecture attentive du réseau révèle que Platon est à l’origine, via Eudoxe de Cnide, de toute une lignée d’astronomes et de mathématiciens.
Certaines écoles se confondent d’ailleurs avec une discipline : les mégariques se consacrent exclusivement à la logique ; le Lycée, sous l’égide de Théophraste, se spécialise dans l’étude des sciences naturelles.
Des communautés fragiles
À l’exception de la succession pyrrhonienne problématique, la visualisation s’arrête à Cicéron. Ce n’est pas un choix : les écoles philosophiques connaissent une crise durable à la fin de l’ère hellénistique. L’Académie, le Portique et le Jardin disparaissent au cours de la première moitié du Ier siècle av. J-C, ne laissant que des communautés périphériques4. L’époque correspond également à la première disparition de la bibliothèque d’Alexandrie, qui n’aura plus que des incarnations de moindre envergure.
Nous sommes ainsi amené à nous distancer de la thèse classique de Karl Gottlob Zumpt exposée dans un traité de 1843 et aujourd’hui très largement contestée par les spécialistes : les écoles philosophiques athéniennes ne se sont pas maintenues continuellement de Socrate à Justinien. Pour l’instant, je n’ai pas décelé de lignée directe permettant de relier les institutions philosophiques hellénistiques aux réseaux intellectuels de l’Empire. L’écart n’est pas considérable. Les maîtres des maîtres de Sénèque sont quasiment contemporains des derniers scholarques. Par la suite, le stoïcisme impérial et les lignées de médecins (relativement bien documentées par les nombreux écrits de Galien) couvrent bien les deux premiers siècles ap. J-C. Le néo-platonisme prend ensuite le relai jusqu’à la fermeture de l’école d’Athènes en 529.
Et s’ouvre le grand hiatus : ces fameux « âges sombres » (dark ages), qui correspondent effectivement à un trou noir de la transmission intellectuelle. Les derniers néo-platoniciens tentent un temps de perpétuer la tradition philosophique en Perse. L’expérience ne prend pas : ils rentrent apparemment dans l’empire Byzantin en 533. Puis leur trace se perd… ou peut-être pas totalement.
Il existe en effet quelques fragments de continuité jusqu’aux haut-moyen-âge. À la fin du VIe siècle, un certain Étienne d’Alexandrie enseignait à Constantinople. C’est une figure mystérieuse, que l’on confond peut-être avec d’autres Étienne de la même époque. Il pourrait avoir fréquenté les derniers néo-platoniciens ; il pourrait avoir donné des leçons à Théodore de Tarse. Or, vers le mitan du VIIe siècle, Théodore voyage un temps avec un théologien anglo-saxon, Benoît Biscop (même si personne ne se risque à évoquer une relation de maître à l’élève, l’échange d’idées est probable). Le Benedict en question n’est autre que le maître de Bède le Vénérable et de Bède à la Renaissance carolingienne, il n’y a qu’un pas…
Ces réseaux brisés sont peut-être finalement plus instructifs que la belle lignée continue que j’envisageais initialement. Ils illustrent la grande fragilité des communautés intellectuelles. L’échange des idées n’est pas qu’un mécanisme abstrait : il requiert des outils et des dispositifs de communication coûteux.
Les citoyens et les royaumes hellénistiques n’avaient pas regardé à la dépense. Les écoles philosophiques d’alors sont alors vraiment des écoles : le Lycée et l’Académie sont régulièrement fréquentées par plusieurs centaines d’étudiants. Parallèlement, la circulation et la conservation du savoir est assurée par les grandes bibliothèques d’Alexandrie et de Pergame.
Cette circulation peut s’interrompre brièvement sans trop de dommages. Si le hiatus s’étend sur plus d’une génération, son impact est irréversible. Dans le meilleur des cas, les textes fondateurs de la communauté parviennent à survivre, mais les cultures textuelles (soit les pratiques intellectuelles et documentaires dont les textes étaient indissociables), s’éclipsent sans retour. C’est ainsi qu’un adepte de la pédagogie coopérative comme Aristote a pu être imposé comme une autorité indiscutable.
Et tout ceci nous ramène à Wikidata et aux grands projets collaboratifs de la connaissance libre. La valeur de ces projets ne réside pas dans un capital informationnel accumulé au fil des années, mais dans l’activité continuelle d’une communauté vivante. Étant donné l’immense corpus de copies numériques et physiques, les millions d’articles de Wikipédia ne sont probablement jamais perdus. Et, pourtant, sans actualisation et sans perspective d’amélioration continue, ce corpus perdrait progressivement toute pertinence. La dispersion des contributeurs et de la mémoire collective des usages communautaires signerait, de fait, la disparition du projet.
La visualisation des généalogies intellectuelles hellénistiques a finalement des accents élégiaques. Les derniers points marquent autant d’impasses irrémédiables. Les lignes rouges, hypothétiques, de la succession de Pyrrhon matérialisent une tentative finalement émouvante de reconstituer, malgré tout, une continuité définitivement perdue.
- Diogène Laërce, Vie et doctrine des philosophes antiques, édition sous la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé, Libraire générale française, 1999, p. 1144
- Jacques Brunschwig, art. « Euboulos d’Alexandrie », Dictionnaire des philosophes antiques, III, p. 250
- David C. Lindberg, The Beginnings of Western Science : The European Scientific Tradition in Philosophical, Religious, and Institutional Context, Prehistory to A.D. 1450, University of Chicago Press, 2010, p. 70
- Pour le cas particulier de l’Académie, cf. l’excellente synthèse de John Gluckner, Antiochus and the Late Academy, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1978