Rencontre du 1er Avril 2005 : Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle

Information, connaissance et pouvoir

Nous avons besoin d’un réformisme radical pour faire face au triple bouleversement qui secoue la planète : technologique (la mutation informationnelle) ; géopolitique (la mondialisation) ; socioculturel (l’accession possible à la connaissance, la créativité, la solidarité recherchées en lieu et place de l’ordre hiérarchique et de la compétitivité sauvage).

La technoscience actuelle est asservie à l’impératif de la société postindustrielle : maximiser la production, la consommation et l’information afin d’accumuler toujours plus de capital. Face à ce formidable détournement du savoir au service du pouvoir, nous croyons à l’ardente obligation de soumettre la technoscience aux règles démocratiques.

Jacques Robin

Jacques Robin, précurseur dans la compréhension des enjeux de l’ère de l’information, nous a inspiré pour prendre l’initiative de cette journée de conférences.

article publié sur le site de Vecam

Quel est le point commun entre une plante, un logiciel, un médicament et un disque ?

La réponse tient dans ces quelques mots : « l’information comme enjeu de pouvoir ». L’information, pensée comme nouvelle dimension de la matière, est aujourd’hui décodée et reproduite à l’infini par l’être humain
 [1] . Génome de la plante, code du logiciel, molécule du médicament et fichier musical mp3, sont autant de signes qui véhiculent cette information.

L’information a toujours été au coeur de la richesse humaine, dans le sens plein de ce terme. Vecteur de la connaissance, elle est ce qui a permis aux humains de grandir collectivement, en culture, en créativité et en savoirs.

Aujourd’hui l’information structure la richesse entendue au sens étroit, matériel, celle qu’est sensé dégager notre système économique. En ce sens, elle est devenue un enjeu d’appropriation et donc de pouvoir.

Dès lors nous sommes confrontés à une série de questions : comment s’organisent la production, la création, la diffusion, la circulation de ces informations ? Selon quels modèles économiques ? Quels sont les intérêts en présence et comment les équilibre-t-on ? Ces vecteurs matériels et immatériels de l’information sontils propriété privée ou bien commun ?

C’est pour tenter de répondre à ces questions que l’association Vecam organise cette journée de rencontre autour du thème « le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle ».

L’association Vecam est née il y a 10 ans portée par la revue Transversales Science Culture et la Fondation Charles Léopold Mayer.

La rencontre du 1er avril 2005 s’inscrit dans la fidélité à l’esprit de ses fondateurs, que l’on pourrait ramener à six points essentiels :

  • Mener un travail de veille sur les enjeux émergents liés aux technologies de l’information et de la communication (TIC) : les questions de biens communs de l’information et de propriété intellectuelle apparaissent clairement comme l’un des axes majeurs qui dessineront les contours des sociétés de l’information en construction [2].
  • Refuser technophobie et technofascination : l’ensemble des personnes rassemblées à l’occasion de cette rencontre manipulent, pratiquent, pensent la technique dans leur quotidien mais refusent de laisser définir notre projet de société par les seuls intérêts des grands acteurs économiques de la technoscience.
  • Décloisonner par une approche transverse, les grandes questions qui parcourent nos sociétés : en rassemblant aujourd’hui des personnes engagées sur des sujets aussi divers que l’agriculture, la santé, la R&D ou la diffusion de connaissances, nous voulons montrer que des fils rouges traversent les enjeux fondamentaux auxquels nous sommes confrontés et qu’une grille de lecture tissée de ces fils là peut nous aider à décrypter un monde complexe.
  • Penser et agir dans l’interculturalité : nous avons choisi d’aborder les questions de propriété intellectuelle en les confrontant à celles de développement, entendu dans un double sens, celui du développement humain en général, et celui bien évidemment du développement des pays qui sont aujourd’hui les victimes d’un monde plus déséquilibré que jamais. Penser le monde avec le Sud quand on est soimême au Nord, c’est d’abord écouter le Sud, c’est ce que nous essayons de faire autour de nos invités étrangers.
  • Investir l’espace public international : si Vecam s’est créé en réaction au G7 de Bruxelles, la rencontre d’aujourd’hui tire la sonnette d’alarme sur l’imbrication des politiques menées dans différentes enceintes, de l’OMC à l’OMPI en passant par l’UNESCO, et appelle à une surveillance accrue des citoyens sur les politiques qui s’y élaborent malgré leur éloignement et leur apparente technicité.
  • Construire des alternatives : si la volonté de résistance à un monde en dérive constitue le terreau fondateur de nos actions, elle ne saurait suffire. Depuis 10 ans, nous essayons de donner à voir et relier les actions de ceux qui, le plus souvent au niveau local et en toute modestie, oeuvrent à construire un monde plus solidaire en s’appuyant sur les TIC. La rencontre du 1er avril ne déroge pas à ce principe ; les intervenants, qu’ils soient informaticiens ou bibliothécaires, agriculteurs ou juristes, se ressemblent en ce qu’ils proposent et construisent d’autres manières de penser, de créer, et de partager la plus belle des richesses humaines : la connaissance.

C’est donc en s’appuyant sur ces 6 axes que nous avons bâti cette journée de rencontre, dans l’idée de faire progresser ensemble des objectifs de court et de long terme.

Pour tout de suite, nous avons besoin de mieux décrypter le fonctionnement des espaces publics nationaux et internationaux où se construisent les politiques essentielles qui sculptent les sociétés de l’information. Les traités et conventions, flanqués de leurs sigles, se multiplient - ADPIC, IT, CDB... - laissant le citoyen face à un mur d’opacité. Il y a 6 ans, des associations militantes, dénonçant les ravages dont le projet d’Accord multilatéral sur l’Investissement (AMI) était porteur, réussissaient à faire sortir la finance et l’économie internationale de leur confidentialité et de leur soidisant difficulté technique pour les restituer aux citoyens non experts. Aujourd’hui c’est un travail équivalent qui est devant nous : les droits de propriété intellectuelle, comme tout appareil juridique, ne sont que la traduction d’une certaine vision du « vivre ensemble » et des règles nécessaires au bon fonctionnement de ce dernier. Il ne s’agit pas de transformer chaque citoyen en juriste spécialisé en propriété intellectuelle, mais de donner les éléments de compréhension essentiels du projet politique qui se construit derrière l’appareil juridique.

En menant à bien ce travail, nous pouvons contribuer - modestement - à démocratiser l’espace international. Nous devons batailler pour que des institutions comme l’OMPI ou l’OMC ne constituent plus des « boîtes noires », fermées à la présence de ceux - ONG, mouvements sociaux... - qui dérangent les intérêts des grands acteurs économiques. Les négociations qui s’y déroulent doivent être portées à la lumière, afin que les peuples ne découvrent pas 10 ans plus tard que des accords déterminants ont été signés sans qu’ils le sachent, comme cela a été le cas pour l’Accord sur les ADPIC de 1994. Toujours dans l’ordre de la démocratisation, nous devons nous assurer que les voix du Sud puissent faire leur chemin dans ces négociations.

Pour tout de suite également, nous avons besoin de mieux identifier les acteurs qui sont déjà entrés en résistance et en construction d’alternatives. Chacun d’entre nous a naturellement tendance à travailler dans le cercle des personnes engagées autour de la même cause, quelle qu’elle soit. Il nous faut aujourd’hui poursuivre le travail de « reliance » [3] entrepris dans certaines enceintes, comme celle du Sommet mondial sur la Société de l’Information (SMSI), pour permettre à des « familles » militantes diverses, de comprendre les enjeux dont les autres sont porteurs, de chercher l’articulation lorsqu’elle est possible, de faire « cause commune [4] ». Loin d’une illusion unitaire, il s’agit de pouvoir puiser au contact des autres un enrichissement de sa propre action, à l’instar de JeanMarc Desfilhes et François Dufour qui s’inspirent dans leur article des principes du logiciel libre pour décrire le fonctionnement historique de la dissémination des plantes et du travail en réseau des paysans. Nous sommes trop peu nombreux et dotés de trop peu de moyens pour que chaque organisation ou association puisse investir isolément et simultanément des enceintes comme celles de l’OMPI, l’OMC, le G8, le SMSI etc. En revanche, nous sommes largement assez nombreux pour agir en réseaux dans ces différents espaces publics, et permettre à nos énergies de converger aux moments politiques charnières, en croisant nos veilles citoyennes respectives. Nous sommes également assez nombreux, pour construire de l’intelligence collective et des alternatives crédibles, assez nombreux pour les diffuser dans tous les interstices démocratiques existants.

À plus long terme, en posant les questions de la place de la connaissance dans nos sociétés et de sa relation à l’économique, nous pouvons contribuer à remettre l’humain au coeur de nos modèles de développement. Ainsi que l’évoque ici German Velasquez, il faut cesser d’opposer Droit du commerce et Santé, ou encore Droit du commerce et Droits des peuples indigènes, et repenser la place de l’information et de la connaissance dans les termes les plus génériques et les plus ambitieux : ceux des Droits de l’humain.

Ce texte est extrait du livre Pouvoir Savoir : Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle. Ce livre, coordonné par Valérie Peugeot a été publié le 1 avril 2005 par C & F Éditions. Il accompagne la rencontre "Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle" organisée par l’Association Vecam à Paris.

Le texte est sous licence Creative Commons paternité, pas d’utilisation commerciale.

La connaissance doit être offerte en libre-accès... mais auteurs et éditeurs ont besoin d’une économie pour poursuive leur travail. Si vos moyens vous le permettent, n’hésitez pas à commander le livre en ligne (13 €)

[1Nous nous référons ici à l’approche du concept d’information donnée par Jacques Robin, fondateur de Vecam, Avril 2004. http://www.vecam.org/article.php3?...

[2Rappelons-le, il n’y a, ni n’y aura pas UNE société de l’information mais DES sociétés de l’information. La vouloir unique, c’est déjà faire preuve de déterminisme technologique et renoncer à la diversité culturelle.

[3Cf. l’analyse de la première phase du SMSI de l’association Vecam disponible à http://www.vecam.org/article.php3?...

[4Nous empruntons cette expression au titre du livre de Philippe Aigrain, Cause commune, l’information entre bien commun et propriété, Fayard, 2005.

Posté le 14 mai 2005

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