Brevetabilité des logiciels : un document de Michel Rocard rapporteur de la commission juridique

Un document de travail sur la brevetabilité des inventions contrôlées par ordinateur.

Document repris de la publication en ligne sur le site du parlement

Le conseil des ministres a enfin adopté une position commune sur la brevetabilité des
inventions mises en oeuvre par ordinateur pour permettre que se tienne le débat en deuxième
lecture. Cinq états membres ont voté en faisant savoir par écrit qu’ils votaient pour débloquer
la procédure, mais qu’ils souhaitaient voir le texte modifié par le Parlement. Notre désaccord
du premier tour a été entendu.

Ce texte est essentiel aussi bien économiquement (quelques dizaines de milliards d’euros
annuels sont en jeu) que politiquement ou philosophiquement : il s’agit du statut de la
diffusion du savoir et des idées dans la société.

C’est un texte court, mais portant sur une matière extrêmement complexe. Depuis deux ans
qu’il est en débat, il apparaît clairement que dans la difficulté à trouver des solutions
consensuelles, les désaccords sur les définitions et les malentendus sont beaucoup plus
importants que les désaccords sur le fond.

J’ai fait établir une note d’analyse du sujet précise et détaillée. Elle est longue. Au moment où
je vous écris cette lettre, je ne suis pas sûr de pouvoir la faire traduire en anglais. J’espère
pourtant vous la donner à tous en français et en anglais.
Mais en fait, pour le débat sans texte du 21 avril à Bruxelles, je préfère, avant de déposer
officiellement mes propositions d’amendements, vous proposer de réfléchir ensemble au
problème qui nous est posé, et à son traitement intellectuel.

Car dans ce texte court, nous n’avons en fait que deux problèmes sérieux, susceptibles de
nourrir un conflit avec la Commission et le Conseil : celui de la délimitation de ce qui est
brevetable et de ce qui ne l’est pas, et l’interopérabilité. Si le Parlement et finalement le
Conseil suivent les orientations que nous leur proposons, le problème de l’interopérabilité
se trouvera réglé de ce fait. Il faut donc commencer par s’occuper de la délimitation. Quelle
est la question ? Elle résulte de la contradiction entre le système légal et la tradition héritée
d’une part, et les besoins de rémunération des investissements et de sécurité de la grande
industrie appuyés par les dérives récentes de la brevetabilité aux Etats Unis, et dans une
moindre mesure à l’office européen des brevets, d’autre part. Tous nos systèmes légaux, et
surtout la Convention sur le brevet européen signée en 1973 à Munich établissent clairement
que les logiciels ne sont pas brevetables (art 52.2. de la CBE). Or il existe plus de 150000
brevets de ce type aux Etats Unis, sans base légale et de l’ordre de 50000 à l’Office européen
des brevets, à base juridique incertaine et inégalement valides devant nos droits nationaux.

Le développement foudroyant de l’informatique s’est étendu depuis vingt ans à toutes les
branches de nos industries et de nos services. Au delà des usages professionnels, il n’y a plus
un objet de consommation courante qui ne comporte de logiciels intégrés : voitures,
téléphones portables, télévisions, magnétoscopes, machines à laver, commandes d’ascenseurs,
etc.

Tout cela coûte cher à mettre au point. Il est normal, et souhaitable, que l’industrie puisse
breveter les résultats de ses investissements pour en assurer la rémunération et les protéger de
la contrefaçon et de la concurrence déloyale. La régulation des procédés physiques mis en
oeuvre au sein des inventions est un très ancien problème : elle a pris d’innombrables formes,
mécaniques ou pneumatiques notamment. Mettre au point de telles régulations, brevetables
lorsqu’elles étaient elles-mêmes innovantes dans leur réalisation, était extrêmement coûteux.

Les remplacer par des logiciels, dont le coût de développement et de production est bien plus
faible, représente une énorme économie. Cela a poussé à leur multiplication. Mais un logiciel
est d’une autre nature. Il est de l’ordre de l’immatériel.

En fait, un logiciel est la combinaison en une oeuvre originale d’un ou plusieurs algorithmes,
c’est à dire un ensemble de formules mathématiques. Or comme l’a dit Albert Einstein, uneformule mathématique n’est pas brevetable. Elle est de l’ordre des idées, comme un livre, ou
une alliance de mots, ou un accord musical.
Depuis des millénaires, le savoir s’est construit et diffusé par la copie et l’amélioration, c’est-àdire
par le libre accès aux idées. Le fait que les savoirs modernes, du moins ceux qui ont
quelque rapport avec la logique ou la quantification, puissent plus commodément être
exprimés sous la forme de logiciels ne doit en aucun cas conduire à renoncer au principe du
libre accès qui est le seul à garantir la capacité buissonnante qu’a l’humanité de créer
constamment de nouveaux savoirs.

La compatibilité entre ces deux exigences contradictoires est recherchée depuis longtemps, et
cette recherche est l’objet de la Directive en cause. Le sens commun, comme la jurisprudence
de certains offices de Brevets, tendent à dire que ce qui est brevetable, c’est l’invention, et non
pas le logiciel qui peut être nécessaire à son contrôle. Les textes de référence comme la
jurisprudence de l’OEB expriment cette différence en parlant de "contribution technique",
jusque là tout le monde est absolument d’accord. Pour être brevetable en effet, une invention :

  • doit être nouvelle ;
  • doit n’être pas évidente ;
  • doit être susceptible d’application industrielle ;
  • doit avoir un caractère technique.
    Le caractère technique est défini comme la capacité à donner une solution technique à un
    problème technique, c’est à dire appartenir à un domaine technique et avoir un effet technique.
    Mais le mot de « technique » n’est pas défini, si ce n’est par "l’emploi de moyens techniques"
    ou pire encore par la simple nécessité de « considérations techniques ». Cette tautologie a
    conduit à breveter tout ce qui participait à la réalisation de l’invention, logiciel ou pas.
    En outre et surtout, l’article 52.2 de la Convention de Munich stipule que les logiciels ne sont
    pas brevetables "en tant que tels", ce qui a conduit par dérive à l’interprétation manifestement
    fautive qu’il y aurait une différence entre les logiciels en tant que tels et les logiciels
    incorporés à une invention ou logiciels comme inventions, brefs logiciels utiles, et par là
    brevetables.

C’est ici que nous avons le devoir d’innover, que nous avons innové en première lecture, et
que les cinq ou six Etats Membres qui ont fait état au Conseil de leur attente d’amélioration
souhaitent que nous trouvions une solution.
La rédaction du Parlement en première lecture était peut être un peu sèche et a surpris. Mais
de très nombreux entretiens et discussions, notamment avec les représentants des industriels,
ont confirmé que la voie de recherche que nous avions explorée était la bonne.

Un logiciel, formulation d’une idée, est de l’ordre de l’immatériel. Le travail qu’il provoque à
l’intérieur de l’ordinateur lui est interne et n’est pas directement communicable à qui ou quoi
que ce soit. Il faut pour que ce travail soit communicable et ait un effet qu’une pièce se mette
en mouvement, qu’un signal électrique, radio ou lumineux se produise, qu’une information
apparaisse sur un écran, ou que se déclenche n’importe quel effet physique. Ce qui à
l’évidence est brevetable ce sont tous les capteurs d’une part et tous les effecteurs de l’autre qui
alimentent l’ordinateur en information traitable par le logiciel et qui tirent de l’information
finalement produite par le logiciel dans son langage un effet physique constituant la solution
technique au problème technique posé. La distinction que nous cherchons sépare donc le
monde immatériel du monde matériel ou plutôt du monde physique.

Mais chacun de ces deux mots est quelque peu insuffisant pour couvrir tout le champ
nécessaire. Matériel renvoie trop à la matière et pas à l’énergie, physique appelle
implicitement une qualité palpable La préférence de votre rapporteur va à la rédaction suivante, qui prendrait place dans l’article 2 de la Directive, celui qui précise les définitions ;
"Domaine technique désigne un domaine industriel d’application nécessitant l’utilisation de
forces contrôlables de la nature pour obtenir des résultats prévisibles dans le monde
physique".

Si l’on admet que même un simple signal, qu’il soit électrique, radio ou lumineux, est composé
d’énergie, cette formulation englobe toutes les manières de capter l’information immatérielle
produite par l’ordinateur sous la conduite du logiciel pour produire un effet perceptible et
utilisable par une machine ou un homme.
Je crois cette définition englobante pour tous les besoins réels de l’industrie, sauf bien sur
celui qu’ont éprouvé quelques sociétés de contrôler une chaîne de logiciels brevetés dépendant
les uns des autres pour interdire l’accès de la concurrence aux activités en aval concernant
l’industrie et l’invention en cause, ce qu’à l’évidence nous avons le devoir d’empêcher.

Tous les autres problèmes et donc tous les autres amendements sont des conséquences de ce
choix initial. Je suggère à mes collègues de n’en traiter qu’après que nous ayons pu nous
mettre d’accord, ce qui est l’objet du débat du 21.
Afin que la directive puisse permettre le brevetage d’inventions contrôlées par ordinateur tout
en empêchant la brevetabilité des logiciels, il sera nécessaire d’intervenir sur les points
suivants :

  • afin de clarifier la portée de la directive, remplacement autant que possible du terme
    "invention mise en oeuvre par ordinateur" par le terme "invention contrôlée par ordinateur",
    ou encore "assistée par ordinateur", qui illustre bien mieux que le logiciel ne peut faire
    partie des caractéristiques techniques des revendications de brevet ;
  • définition claire du "domaine technique", tant positive que négative : d’une part, il devra
    être spécifié qu’un domaine technique est un "domaine industriel d’application nécessitant
    l’utilisation de forces contrôlables de la nature pour obtenir des résultats prévisibles dans le
    monde physique", bornant ainsi la technique au monde physique ; d’autre part, il faudra
    spécifier que le traitement de l’information ne soit pas considéré comme un domaine
    technique au sens du droit des brevets et à ce que les innovations en matière de traitement
    de l’information ne constituent pas des inventions au sens du droit des brevets ;
  • définition de façon non tautologique de la notion de contribution technique et d’activité
    inventive, et préciser pour cette dernière que seules les caractéristiques techniques des
    inventions devront être prises en compte lors de son évaluation ;
  • description de la forme des revendications de façon tant positive que négative, afin que
    d’une part les revendications sur les inventions contrôlées par ordinateur ne puissent porter
    que sur des produits ou des procédés techniques, et d’autre part que les revendications de
    logiciels, en eux-mêmes ou sur tout support, soient interdites ;
  • pour assurer l’interopérabilité, renforcement de la confirmation des droits découlant des
    articles 5 et 6 de la directive 91/250, par le fait que lorsque le recours à une technique
    brevetée est nécessaire à la seule fin d’assurer l’interopérabilité entre deux systèmes, ce
    recours ne soit pas considéré comme une contrefaçon de brevet.

En fonction du débat du 21 avril, mes amendements seront mis au point et disponibles très
vite après.

PDF - 80.1 kio
Document de travail
Posté le 22 avril 2005