Dans un article publié sur les Échos Vivendi utilise la parole de producteurs pour dénoncer les supposés injustices flagrantes qu’entraînerait un mécanisme de type licence globale ou contribution créative. Nous répondons ici point par point à leurs arguments.
Dans le débat sur l’avenir du cinéma face aux lois du marché, une idée que l’on croyait écartée depuis la loi « DADVSI » de 2006 refait progressivement surface : celle de la licence globale, rebaptisée tantôt « contribution créative » tantôt « partage non marchand ».
La Loi DAVSI a certes écarté les propositions, mais pas la réalité des échanges culturels et artistiques non-marchands qui sont une réalité depuis toujours (des chansons chantées au coin du feu jusqu’aux échanges de cassettes audio et aujourd’hui le pair-à-pair (aussi nommé « peer-to-peer » ou « P2P »).
Les différentes propositions d’évolution du droit d’auteur ont comme point la prise en compte d’internet comme un nouveau paradigme mais diffèrent dans les réponses à apporter. Toutes souhaitent apporter une rémunération aux artistes, et remettent en cause le privilège d’auteur. Ils diffèrent pourtant sur plusieurs points.Première question : au moment où la Commission européenne s’apprête, après des années de travail, à adopter un règlement sur la protection des données personnelles, il est étonnant que les défenseurs de cette thèse ne se posent pas la question de l’identification desdits « échanges non marchands ». Alors que Hadopi leur paraît être une atteinte gravissime à la liberté individuelle, comment peuvent-ils prôner un dispositif qui présupposera que tous les échanges devront être identifiés afin de distinguer entre les « échanges marchands » et les « échanges non marchands » ?
Il est surprenant de trouver cet argument chez des producteurs de films, qui connaissent très bien le principe de médiamétrie qui mesure les audiences de panels pour en déduire les succès et les échecs. La surveillance des échanges n’est pas une fatalité pour construire des modèles d’évaluation des volumes de transaction. Philippe Aigrain dans son ouvrage Sharing estime que l’on peut mettre en place des panels de grands nombres d’internautes, qui accepteraient volontairement que leurs usages soient collectés et analysés après anonymisation. Les sites comme The Pirate Bay savent déjà quels sont les fichiers les plus partagés. Il suffira de récolter ces données sur les sites de partage comme de streaming pour savoir quelles variables entrer dans la péréquation, en concevant des outils open source et respectant la vie privée dans leur conception même.
Deuxième question : à quel nombre devra-t-on limiter ce « permis d’échanger », et au nom de quelle légitimité ? Quel que soit le seuil fixé, il conduirait mécaniquement à diviser par cinq, dix, cent ou plus le nombre potentiel de spectateurs payants des plateformes légales. Cela signifie tout simplement la disparition de ces dernières car il n’est pas nécessaire d’être expert pour savoir qu’entre le payant et le gratuit, c’est toujours ce dernier qui l’emporte.
La légalisation du partage à but non marchand ne signifie pas la disparition des modèles économiques traditionnels car les infrastructures nécessaires pour diffuser des œuvres auront besoin d’argent pour fonctionner et il est douteux que des dons suffiront à faire vivre des plateformes d’échange grand public avec un impact réel sur l’économie marchande. Par exemple, avec la définition du non-marchand défendue par SavoirsCom1, à la fois The Pirate Bay et Youtube seront considérés comme des acteurs marchands.
Les publics continueront à aller voir les films au cinéma, à aller visiter les musée et à fréquenter les théâtre et les salles de concert, car ces expériences artistiques et humaines ne sont pas remplaçables à l’identique par le fichier reproduit.
De plus, si le partage non marchand est légalisé, il est évident qu’il ne saurait être mis en place de seuil venant limiter cette liberté consacrée d’échanger des œuvres. L’assertion selon laquelle le partage conduira mécaniquement à une baisse des ventes constitue un argument péremptoire. Actuellement, le partage s’exerce déjà à une très large échelle, tout en étant frappé d’illégallité, et on constate pourtant un maintien et même une progression constante des offres dites « légales ». Il y a tout lieu de penser sur cette base qu’une sphère des échanges non-marchands peut tout à fait cohabiter avec la sphère marchande. Jusqu’à présent, aucune étude n’a jamais démontré de liens directs entre le fait de pratiquer le partage d’oeuvres et une baisse de consommation des objets culturels. C’est même le contraire qui est plutôt mis en évidence, y compris par une étude de la Hadopi. Voir aussi cette première et cette deuxième source.
Troisième question : de quelle sanction sera passible l’internaute qui aura dépassé le seuil « d’amis » autorisé ? A partir de quel « volume » de dépassement ? Que faire face aux récidives éventuelles… Lorsque l’on constate la sensibilité de la question de la sanction pour le dispositif Hadopi, , il est difficile de croire à un profil de sanction réaliste pour un dispositif dont le nombre prévisible d’infractions sera beaucoup plus élevé : il y a plus beaucoup plus de dépassements de la limitation de vitesse que de vols de voitures…
Encore une fois, si le partage est légalisé, il n’y a absolument pas lieu de mettre en place des « seuils » ou des « limites » dans le volume des échanges, à partir du moment où il s’effectue dans un cadre non-marchand. L’appareil représsif qui sert aujourd’hui à conduire la guerre au partage tombera de lui-même, devenant sans objet et c’est précisément le premier but que vise la légalisation du partage non-marchand.
Il faut cesser définitivement de comprendre le partage non-marchand comme un manque à gagner qu’il faut réprimer. Ce qui est vu en ligne peut être acheté ensuite, ou peut-être n’aurait jamais été acheté de toute façon. La disponibilité d’un livre en bibliothèque n’a jamais fait chuter la vente des dits livres !
Quatrième question : et puis, les échanges non marchands le sont-ils tant que ça (non marchands) ? Les propriétaires de plateformes ne gagnent-t-ils pas des sommes exorbitantes notamment grâce à la publicité générée par ces usages ? Il faut rappeler à cet égard que YouTube est le premier site d’accès à des films et à des contenus audiovisuels, loin devant les autres plateformes de streaming et de téléchargement (étude Hadopi, juin 2013). Est-il sain que l’accès gratuit aux films puisse être si lucratif pour ces entreprises alors qu’aucune part de la richesse ainsi créée ne revient aux producteurs qui ont permis que ces films existent ? Et ce alors même que ces producteurs sont les garants de la rémunération d’un nombre toujours plus grand d’ayants-droits ?
Les tenants de la légalisation du partage n’ont jamais prôné une légalisation des plateformes commerciales, qui tirent un revenu des échanges. La légalisation ne devra porter que sur les échanges s’effectuant de manière décentralisée, d’individu à individu, dans un cadre strictement non marchand, excluant même les revenus publicitaires. Il est donc clair que la légalisation du partage non marchand ne s’appliquera pas à une plateforme comme Youtube, centralisée et générant des revenus par le biais de la publicité.
Le secteur de la musique a depuis un certain temps déjà sû trouver un terrain d’entente avec Youtube sur la base d’accord s de redistribution des recettes publicitaires. De telles formules pourraient être envisagées pour le cinéma également. Mais c’est un sujet complètement distinct de la légalisation du partage non-marchand. Les titulaires de droits devraient prendre conscience que c’est justement la lutte contre le partage décentralisé non-marchand (P2P), qui a occasionné un déplacement des pratiques vers des plateformes centralisées de streaming ou de direct download, généralement payantes, dont MegaUpload a constitué un exemple extrême.
Les tenants de la légalisation des échanges non-marchands ne considèrent pas ces plateformes centralisées comme légitimes. Il s’agit même d’abberations et personne, ni les titulaires de droits, ni le public, n’a intérêt au maintien de ces entités. Mais légaliser le partage non-marchands entre individus constitue le meilleur moyen de lutter contre ces échanges centralisés. Sans cela, la France ne peut que continuer à s’enfoncer dans la spirale répressive qui la caractérise depuis le vote de la loi Dadvsi, et le rapport contient de ce point de vue des recommandations inquiétantes (incitation à l’auto-régulation des plateformes).
Cinquième question : les bons apôtres de cette thèse clamaient, du moins jusqu’à présent, leur soutien au principe de la chronologie des médias. Mais ils défendent dans le même temps la possibilité d’autoriser le partage non marchand des films de cinéma trois à quatre mois après la diffusion en salles, concomitamment à l’ouverture de la fenêtre VoD (vidéo à la demande) et avant l’ouverture de la fenêtre des chaînes payantes.
C’est peut-être sur cette dernière question que la méconnaissance du mécanisme de financement du cinéma français est la plus flagrante. Ce mécanisme s’appuie sur trois piliers principaux : la chronologie des médias, le compte de soutien (CNC) et l’obligation faite actuellement aux chaînes de télévision d’investir dans le cinéma à hauteur d’un pourcentage de leur chiffre d’affaires.
Analysons un peu la viabilité de l’offre dite légale sur Internet avant de se demander si c’est bien elle qui finance la création. C’est peu probable. Le monde de la culture est de fait très largement subventionné par l’État, quand bien même les profits sont privatisés.
Ensuite, qui peut sérieusement croire qu’avec un média comme Internet où tout le monde est émetteur, la chronologie des médias peut être respectée ? Quand la série est bonne, le téléchargement n’attend pas les ventes de DVD.
Enfin, parmi les tenants de la légalisation des échanges non-marchands, nombreux sont ceux qui prônent également la mise en place de financements mutualisés pour la création, qui peuvent prendre différentes formes. Parmi elles, figure la contribution créative, dont le Rapport Lescure estime qu’elle pourrait rapporter 1,4 milliards d’euros par an pour financer la création. C’est très largement plus que toutes les taxes qui sont avancées par les pouvoirs publics, et notamment la texte Lescure sur les appareils connectés, dont le rendement s’éleverait à peine à 80 millions d’euros par an. Il n’y a à vrai dire aucune source de financement de la création qui soit aussi puissante que la contribution créative.
En rejetant l’évolution du système, ce sont les filières de la création qui se coupent elles-mêmes du plus solide levier de financement que l’on puisse envisager, dans cette période de restriction budgétaire. Il est évident qu’une part du produit de la contribution créative servirait au financement du cinéma, mais seulement à la condition de s’effectuer dans des conditions plus transparentes que celles qui existent à présent.
Cet ensemble est structuré autour du principe simple selon lequel les investissements dans la production des films de demain doivent être financés par les recettes provenant de la diffusion de ceux d’hier. Il y réussit en respectant l’enchaînement harmonieux de fenêtres d’exposition successives, à partir de la sortie en salles du film jusqu’à sa diffusion sur les chaînes gratuites, le prix payé par le spectateur diminuant au fur et à mesure que le film s’éloigne de sa date de sortie, et le flux de préfinancement obtenu diminuant en conséquence.
En d’autres termes, le cinéma est financé par « ceux qui le regardent » à travers les différents écrans mis à leur disposition. Modèle particulièrement vertueux en ces périodes d’économies budgétaires, puisque ce n’est pas le contribuable qui finance le cinéma mais bien le spectateur. A travers cette logique simple, chaque nouvel écran doit, par des mécanismes appropriés, contribuer à son tour au financement de la création. C’est tout le fondement de l’encadrement réglementaire français : faire participer tous les écrans au financement du cinéma, et ce, d’autant plus que leur diffusion est importante.
La chronologie des médias ne peut donc se comprendre que si on l’associe à son objectif : permettre le préfinancement du cinéma français par les opérateurs exploitant ces différentes fenêtres, en cohérence avec la valeur d’usage décroissante des films sur ces mêmes fenêtres.
De nouveau la chronologie des médias est dépassée car elle ne prend pas en compte la demande de consommation instantanée qui existe sur les réseaux. La popularité des téléchargements de séries et films américains plusieurs mois ou années avant leur sortie en France l’illustre bien. Il faudrait donc plutôt développer une diffusion pluri-support instantanée ou au moins réduire considérablement les délais entre chaque créneau de diffusion.
Insérer une fenêtre gratuite de visionnage des films dès le début de cette chronologie, et donc avant les premiers passages sur les chaînes de télévision, reviendrait à adresser à ces dernières un signal très clair : au-delà de trois ou quatre mois après leur sortie en salle, les films ne vaudraient plus rien.
Sauf à imaginer une mécanique compensatoire de prélèvement sur l’ensemble des usagers qui soit pour le coup totalement déconnecté de la valeur d’usage des films (la fameuse « licence globale ») et qui devrait à très court terme remplacer l’ensemble des préfinancements effectués par les chaînes (incluant préachats et parts de co-production), ce qui équivaudrait finalement à financer le cinéma français par l’impôt, en contradiction totale avec le système de régulation des échanges commerciaux qui structure le cinéma français depuis les années 50.
Les producteurs sont pourtant très attachés au dispositif de rémunération de la copie privée, qui fonctionne sur le même principe de « déconnexion » entre les œuvres et la taxe (qui porte sur les supports de stockage vierges). Cependant, il y a dans les deux cas une cohérence puisque internet rend possible la massification des échanges non marchands, comme les cd vierges permettaient la massification des copies personnelles dans les années 2000
Construction d’une super usine à gaz de surveillance des comportements de chaque internaute français, disparition de la possibilité pour les plateformes légales d’atteindre l’équilibre économique, écrasement du préfinancement du cinéma par les chaines de télévision, financement du cinéma par l’impôt… Est-on sûr que le jeu en vaille la chandelle ?
A contrario, de « Tomboy », « 17 Filles », « Angèle et Tony », à « The Artist », « Polisse » ou « Intouchables », en passant par « Le Havre », « La Guerre est Déclarée », ou « l’Exercice de l’Etat », pour ne citer que les films les plus connus, les plus de deux cent films produits chaque année dans l’écosystème français ne sont-ils pas la preuve de sa réussite ainsi que de sa vigueur ? Quelle autre cinématographie peut revendiquer un tel bilan, sur les vingt dernières années ? Si cet écosystème était aussi dépassé que le prétendent ses détracteurs, qu’attendent les nations qui n’en disposent pas pour en inventer d’autres, libérés qu’ils sont de toute chronologie des médias ou autre compte de soutien ?
Cette déclaration non argumentée semble ne pas prendre en compte les études citées plus haut qui montrent que les personne pratiquant les échanges non marchands sont aussi ceux qui consomment plus, et que si les échanges non marchand cessaient, la vente d’œuvres numériques baisserait en proportion ?
Ne vaut-il pas mieux laisser tomber les grands effets de manche sur le partage de la culture (personne n’est contre) ou le flicage de la société (personne n’est pour), et revenir à la seule question qui vaille : comment permettre au cinéma français d’intégrer la nouvelle donne numérique, comme il l’a fait dans le passé pour chacune des évolutions technologiques et/ou sociétales auxquelles il a été confronté.
Autrement dit, comment intégrer les nouveaux acteurs de l’internet concernés par le cinéma dans l’écosystème vertueux du cinéma français ?
Nous sommes prêts à démontrer à quiconque que pour toutes les « grandes questions » relatives à ce sujet décisif (élargissement de l’offre de films, amélioration de l’accès à cette offre, rémunération minimale garantie ayant-droit par acte de téléchargement, accès libre de tous les éditeurs aux publics captés par les FAI, compatibilité des offres SVOD, cohérence des tarifications, balance entre les efforts demandés aux FAI français et les avantages concédés en contrepartie…) le système d’encadrement règlementaire français reste l’outil le plus pertinent pour en façonner les réponses.
Loin d’être le carcan archaïque qui rendrait impossible toute évolution, nous sommes à l’inverse convaincus que l’expertise accumulée au coeur de son ossature interprofessionnelle et de sa culture du consensus représente aujourd’hui un atout unique pour que la révolution numérique soit le nouveau relais de croissance du cinéma français et européen.
On attenda toujours que ce relai de croissance soit autre chose qu’une répression sordide doublée d’un frein à l’innovation artistique. L’article de Klaire montre à quel point l’offre légale actuelle de VOD est complètement dépassée par les offres illégales, rapides et gratuites. Si la solution est réellement du côté de la rénovation des modèles économiques plutôt que des effets de manche sur le partage de la culture, nous nous attendons à ce que parler d’offre légale ne soit justemeent pas un effet de manche. Actuellement c’est le cas. Tout comme l’est la diffusion d’une tribune contre le partage non marchand alors que presque aucune offre légale valide n’existe.