Mardi dernier, 4 décembre 2012, lors de la
3ème rencontres des EPN de
Languedoc-Roussillon organisées par Outils-Réseaux avec le soutien du
Conseil Général de l’Hérault, je suis intervenu sur le thème de l’avenir des
EPN : « Des Espaces Publics Numériques aux Equipes pour des
Projets Numériques ».
Des élus qui s’interrogent sur l’utilité des EPN
Je suis parti du constat que de nombreux élus et
décideurs, qui financent le fonctionnement des EPN, s’interrogent aujourd’hui
sur l’intérêt de ces lieux créés pour « lutter contre la fracture
numérique » alors que 75% de la population française est équipée
d’internet à domicile 1.
A ce constat simple, il convient d’ajouter que
:
-
les politiques de droite comme de gauche sont
axées sur l’économie numérique et sur le déploiement d’infrastructures pour le
très haut débit, en accordant peu d’importance aux usages ; -
les priorités européennes en matière d’insertion
sociale par le numérique (e-inclusion) et de développement tout au long de la
vie des compétences numériques (e-skills) n’ont été que faiblement reprises
dans les axes de la politique numérique française ; -
la visibilité du travail effectué dans les EPN
est souvent faible, voire inexistante au niveau national.
Une fréquentation des EPN qui stagne alors que les connexions hors domicile augmentent
De plus, sur le terrain, le bilan de l’activité
et des actions réalisées par les EPN est assez disparate.
Sur certains territoires, là où il y a eu des
animateurs-trices formés, une animation de réseau structurante dans la durée,
un soutien financier au fonctionnement ou aux projets et initiatives … la
fréquentation se maintient depuis plusieurs années. Dans certains territoires
ruraux enclavés ou quartiers paupérisés des banlieues des grandes
agglomérations, faiblement dotés en équipements culturels et socio-culturels,
ces lieux jouent un rôle fondamental pour la sociabilité de proximité et
continuent à attirer un public en forte demande. (Cf.
étude de l’ANSA 2011 2et
Cahiers du DSU N°55 2012 3).
Mais ailleurs, faute de reconnaissance du travail
accompli, sans réelles directives d’action et sans perspectives d’évolution
professionnelle, certains ont baissé les bras ... ou sont allés voir ailleurs.
Les remplaçants ne bénéficient en général pas de formation au métier, car
l’offre du CNFPT est inadaptée et les sessions formations au BPJEPS TIC sont
très peu nombreuses faute d’un nombre de candidats suffisants. Sans animation
de qualité, les lieux perdent de leur attractivité et la fréquentation ne se
renouvelle pas.
Pourtant globalement la demande est là : la
connexion internet depuis un ordinateur mis à disposition dans un « lieu
d’accès public à internet » est en légère hausse (15% de la population
française de plus de 12 ans y a eu recours en 2011, contre 13% en 2009 et
2010). Cependant, la notion de lieu d’accès de l’enquête est beaucoup plus
large que les seuls EPN : « bibliothèque, cyber café, bureau de poste,
cyber bus, centre commercial ».
A noter aussi la part croissante des ordinateurs
portables chez les particuliers (un français sur deux possède un ordinateur
portable). Grâce à la multiplication des points d’accès wifi, cela entraine une
hausse conséquente des usages d’internet en mobilité dans les « lieux
publics : gare, bibliothèque, restaurant, ... » (13% de la population
française de plus de 12 ans y a eu recours en 2011, contre 9% en 2010).
Démontrer l’utilité sociale de la médiation numérique
Ces prémices m’ont amené à poser la question qui
me paraît aujourd’hui la clé de l’avenir des EPN : « A qui profite
aujourd’hui le travail réalisé dans les EPN ? ».
On peut se la poser via le prisme de l’utilité
sociale et à l’aide des méthodes d’évaluation développées dans le champs de
l’ESS comme cela a été amorcé lors de la
session « Médiations numériques et inclusion sociale » du Forum des
usages coopératifs de Brest 2012 et aujourd’hui à l’étude dans un chantier
sur l’utilité sociale de la médiation numérique animé par Elisabeth Le
Faucheur.
On regardera alors l’impact des actions de
médiation numérique sur les territoires et pour les publics touchés,
directement ou indirectement. Cela permettra de construire des indicateurs plus
fins et plus pertinents pour évaluer les initiatives. Cela donnera aussi des
éléments tangibles pour valoriser les projets et mettre en avant la valeur
ajoutée produite par les médiateurs-trices numériques.
Faire payer les gros acteurs de l’économie numérique ?
Mais si l’on regarde les choses de plus près,
sans naïveté, il faut bien reconnaître qu’il y a des bénéficiaires
« cachés » du travail réalisé depuis 15 ans par les EPN. Je veux
parler des entreprises industrielles : opérateurs de télécoms, fournisseurs
d’accès internet, gros éditeurs de contenus web, fabricants et distributeurs de
matériel informatique, éditeurs de logiciels bureautique, …
En effet, grâce au travail d’accompagnement
assuré par les animateurs-trices d’EPN, ce sont des milliers d’heures de SAV et
d’incidents clientèle qui ont été évités !
Pourtant, ces géants qui se portent très bien
n’ont jamais contribué financièrement pour dédommager les finances publiques
des frais engagés dans les EPN. Bien au contraire :
-
Certaines de ces sociétés réalisent des bénéfices
substantiels en France … mais n’y payent pas d’impôts (cf
Martin Untersinger,
Les astuces anti-impôts des géants du numérique,
Rue89, 27/11/2012). -
L’argument selon lequel les investissements
publics dans le numérique contribuent au développement économique, en
particulier la création d’emplois, ne tient pas debout. La majorité des emplois
créés par ces grands groupes le sont à l’étranger. Lorsqu’ils sont créés en
France, c’est plutôt en région parisienne (cf le projet
« Paris capitale numérique ») ou dans quelques grandes villes, et
non pas sur les territoires qui contribuent le plus à financer les EPN de
proximité.
La politique numérique du gouvernement actuel, se
distingue sur ces aspects très peu de celle du gouvernement précédent. Le
refrain est connu : privatiser les bénéfices et socialiser les pertes !
Les collectivités supportent le coût de
l’accompagnement des usages des publics à faible pouvoir d’achat et la
possibilité d’un accès pour tous, à chaque fois que ce n’est pas économiquement
rentable pour les industriels. Mais lorsque l’heure est venue de répartir les
bénéfices, qui s’avèrent colossaux pour certains acteurs industriels, il n’y a
jamais de rétrocession pour services rendus.
Construire des partenariats équitables avec Pôle Emploi
Mais puisqu’il semble difficile à l’Etat de faire
payer Google, Apple, ou Amazon … commençons par balayer devant notre porte.
Depuis des années, l’action du gouvernement via
la Délégation aux Usages de l’Internet et la Délégation Général de la
Modernisation de l’Etat, a poussé pour que les EPN soient impliqués dans
l’accompagnement sur le terrain du développement de l’administration
électronique. Le Trésor public, Pôle Emploi, et d’autres administrations ayant
développé des services en ligne ont ainsi pu bénéficier d’une présence de
proximité auprès des usagers des territoires, que leurs services avaient
parfois déserté.
Cela a donné quelquefois des projets construits
sur des bases équitables : le dispositif Relais de services publics a permis à
ses débuts de financer le démarrage de visio-guichets implantés dans des EPN.
Ainsi dans le Lot dans le cadre du dispositif Espaces publics à proximité (cf
synthèse de l’expérimentation
publié dans le guide ECOTER sur les usages du numérique), les EPN
participants permettent aux demandeurs d’emploi du territoire de communiquer
par visio-phonie avec leur conseiller Pôle emploi. Ils s’évitent ainsi un
trajet en voiture d’une à deux heures pour aller et revenir à Cahors, pour un
entretien de suivi de 15 mn. Ce partenariat a fait découvrir l’EPN à un public
qui n’avait pas l’habitude de le fréquenter et qui ignorait les services qu’il
pouvait y trouver (cf Interview de Gérard
Amigues, Vice-président du CG Lot sur TéléFigeac). Les médiateurs
numériques ne se substituent pas aux conseillers Pôle Emploi et le partenariat
est encadré par des conventions, avec des objectifs définis et un bilan
économique et écologique intéressant.
Mais aujourd’hui, comme le soulignait déjà l’ANSA
dans son étude, la plupart du temps les EPN accueillent de fait énormément de
demandeurs d’emploi (en moyenne 30% des usagers), sans convention particulière
avec Pôle Emploi.
Beaucoup plus grave, on assiste depuis un an à
des pratiques totalement inacceptables de la part du « Service public de
l’Emploi ». Les agences de Pôle Emploi submergées par l’afflux de
demandeurs réorientent systématiquement les personnes souhaitant consulter les
offres vers les EPN du secteur, en diffusant la liste de ces lieux.
Ainsi les médiateurs-trices numériques se
retrouvent à suppléer les salariés de Pôle Emploi, sans aucune formation ni
encadrement, en dehors de toute convention, sans outils d’évaluation de leur
travail et donc sans possibilité de valorisation de leur action.
Pôle Emploi se décharge de son travail
d’accompagnement, qui se reporte donc sur les finances des collectivités
locales, sans aucune négociation préalable.
Cette situation doit changer, car elle porte en germe le déclin et/ou l’avenir des EPN
Tous les acteurs de l’accès public doivent se
mobiliser pour sensibiliser les élus et les associations d’élus à cette
question. En effet, avec l’augmentation importante du chômage, cette activité
d’accueil vis à vis des demandeurs d’emploi va prendre une importance de plus
en plus grande dans l’activité des EPN et mobiliser la moitié de leurs
disponibilités.
Soit on se saisit de cette conjoncture comme une
opportunité pour repositionner les EPN comme des acteurs au service de
l’insertion économique et de l’emploi. Dans ce cas, il faut s’en donner les
moyens : redéfinir les missions et priorités de ces lieux, former les
animateurs-rices, inscrire les EPN dans le réseau du PLIE, financer leur
fonctionnement avec les fonds destinés à l’emploi, évaluer leur action selon
des critères liés au parcours des personnes dans leur recherche d’emploi et non
plus seulement sur un taux de remplissage, etc
Soit on adopte collectivement la politique de
l’autruche et cela revient à tuer les projets d’avenir des EPN. Ceux-ci se
retrouveront à la remorque de besoins conjoncturels, roue de secours ou
variable d’ajustement dans des programmes sur lesquels ils n’ont pas leur mot à
dire. Un silence complice sur ces agissements aujourd’hui, compromet demain la
capacité des professionnels de la médiation numérique à être reconnus comme des
acteurs légitimes du développement numérique des territoires.
L’actualité nous fournit peut-être des arguments
pour défendre cette posture, le gouvernement vient de présenter son
avant-projet de loi de décentralisation et de réforme de l’action publique
datant du 27 novembre 2012 (texte intégral sur le site de la Gazette des
Communes). Dans son Article 66, il est
précisé que le code général des collectivités territoriales sera
complété par un alinéa précisant que :
« (...)tout projet de loi
ayant pour conséquence une augmentation des charges nettes obligatoires pesant
sur les collectivités territoriales comprend des dispositions précisant les
conditions de la compensation éventuelle, totale ou partielle de ces charges
par l’Etat. »
1 Toutes les données statistiques
citées dans cet articles proviennent du CREDOC, Enquêtes « Conditions de vie et
Aspirations », Rapport La diffusion des technologies de l’information et de la
communication dans la société française ,2011.