Dans nos sociétés de consommation, le marketing envahit nos vies quotidiennes. A grand renfort publicitaire, on nous vante les mérites du tout nouveau téléphone avec appareil photo intégré, ou encore de la toute dernière voiture climatisée ultra-moderne. On tente ainsi de nous imposer de nouveaux besoins en suscitant chez le consommateur que nous sommes un sentiment de manque face à ces sollicitations permanentes.
Ainsi Ivan Illich parlait-il « d’industrialisation du manque » et de « l’asservissement de l’homme à l’outil » [1]. Mais ces évolutions technologiques, et notamment dans le domaine des télécommunications, doivent elles servir uniquement des intérêts mercantiles ?
La « seamless mobility » ou les télécoms de demain
L’industrie des télécommunications n’est pas en reste lorsqu’il s’agit d’inventer de nouveaux concepts « révolutionnaires », sensés changer le cours de notre vie monotone. La grande idée à la mode dans le milieu est celle de la « seamless mobility » [2], que l’on pourrait traduire par « mobilité continue » ou « mobilité sans interruption » (littéralement : « mobilité sans accrocs », expression beaucoup moins vendeuse en français !). Il s’agit en effet de donner à l’utilisateur la possibilité d’être toujours connecté (« always connected ») lorsqu’il se déplace, et quelque soit l’endroit où il se trouve. Dans le contexte de convergence de la voix et des données, être « connecté » signifie pouvoir à la fois passer un coup de téléphone, lire ses mails, faire de l’Internet, être sur le réseau privé de son entreprise, etc. Et cette « connectivité » est « sans interruption ».
Prenons un exemple de scénario envisageable : vous êtes dans l’avion et vous rentrez chez vous après une dure semaine de travail. Vous ressentez le besoin de lire vos mails (vous n’en avez pas eu assez pendant la semaine), et vous vous connectez grâce au réseau déployé dans l’avion (l’avion est lui-même connecté via une connection satellite). Vous apprenez en lisant vos mails (vous auriez mieux fait de ne pas les lire !) que votre patron est sur le point de faire une présentation importante, et vous êtes encouragé à y assister en vous connectant au réseau de l’entreprise. Puis vous sortez de l’avion, votre terminal [3] se connecte alors au réseau Wifi [4] de l’aéroport, et vous pouvez ainsi continuer à regarder la présentation de votre patron en attendant de récupérer votre valise. Vous prenez maintenant votre voiture que vous aviez laissée au parking de l’aéroport : la présentation de votre patron est ainsi transférée sur l’ordinateur de bord de votre voiture, elle-même connectée à Internet via l’UMTS (on pourra mentionner que dans ce cas il vaut mieux couper l’image pour ne garder que le son et conduire ainsi en toute sécurité !). Vous voici enfin chez vous, la présentation n’est toujours pas terminée, la session est alors transférée sur la télé de votre salon (quelle horreur !), votre maison étant équipée d’une connection ADSL. Fin du scénario... « and now enjoy the future » !
Voilà donc le futur tel qu’il est envisagé par l’industrie des télécommunications. Grâce à cette « révolution », l’utilisateur est en permanence connecté tout au long de ses déplacements, et le passage d’une technologie à une autre (dans l’exemple : Satellite -> Wifi -> UMTS -> ADSL) s’effectue automatiquement, sans même qu’il ne s’en rende compte. La technologie est alors complètement « transparente » pour l’utilisateur.
Une évolution apparemment inévitable, et pourtant discutable
S’il est difficile de mesurer la faisabilité technique de ce concept de « seamless mobility », on peut s’attendre à ce que les experts publient les conclusions de leurs analyses techniques très prochainement (si cela n’est pas déjà fait). Les industriels semblent pour l’instant confiants, bien que la libéralisation de l’ensemble des services de télécommunications puisse compromettre le projet si les différents acteurs ne peuvent s’entendre sur les points-clés.
Néanmoins, l’idée est là et il y a fort à parier que dans un futur proche un tel service pourra être proposé. Pour les industriels cette évolution est tout à fait logique : on peut déjà téléphoner de n’importe où avec son portable GSM, bientôt notre connexion Internet pourra aussi nous suivre dans nos déplacements. D’importants programmes de recherche européens ont d’ailleurs déjà été lancés, auxquels tous les grands acteurs concernés (opérateurs, équipementiers...) participent, et des centaines d’ingénieurs travaillent actuellement sur le sujet.
Comme toujours, les services marketing prendront le relais des services techniques dès qu’il s’agira de vendre ce nouveau produit... On imagine déjà les spots nous montrant un adolescent « cool » et « branché » qui télécharge le dernier clip à la mode en attendant son bus dans la rue, ou encore le jeune cadre dynamique, qui patiente aux caisses de son supermarché (aux heures de pointe bien sûr...) en regardant le résumé « en images » des derniers résultats sportifs... Grâce à des campagnes publicitaires toujours plus séduisantes et omniprésentes, les industriels réussiront vraisemblablement à imposer cette nouvelle mode, comme à l’accoutumée... et les consommateurs consommeront. Il est probable toutefois que les coûts d’utilisation de ces services ne limitent leur accès qu’à une frange aisée de la population.
Ce nouveau besoin alimentera alors une fois de plus ce sentiment de manque chez ceux qui n’ont pas les moyens de consommer autant qu’ils le voudraient, tandis que ceux qui auront les moyens se lasseront sans doute assez vite de ce nouveau « gadget technologique ». En nous laissant croire que de tels produits augmentent notre degré général de satisfaction, les industriels ne génèrent donc en fait qu’un sentiment collectif de frustration.
Les médias et la société en général sont par ailleurs complices en ne contredisant pas les industriels. En effet, a-t-on réellement besoin d’être connecté à Internet lorsque l’on va faire ses courses, ou lorsque l’on accompagne ses enfants à l’école ? La plupart de nos déplacements sont des déplacements très courts, liés à la vie quotidienne. On peut bien sûr être amené à faire des trajets plus longs occasionnellement, voire régulièrement pour raisons professionnelles, mais dans ce cas, pourquoi ne pas profiter de ces quelques heures de déconnexion du monde numérique pour apprécier un bon livre, un magazine ou même un article que l’on aura trouvé sur Internet et imprimé avant de partir ?
La « seamless mobility » n’est qu’un exemple parmi tant d’autres : beaucoup d’ « innovations » technologiques mises sur le marché chaque année à grand renfort de marketing, ne sont bien souvent qu’un moyen pour nous inciter à renouveler nos équipements au prix fort, sous prétexte d’une amélioration qualitative souvent peu significative. Face à ces désirs « superficiels » dont nous sommes victimes, il serait bon de réveiller de temps en temps notre sens critique engourdi et endoctriné par les discours publicitaires, en exerçant la plus simple forme de résistance qui nous soit donnée à tous : le non achat... et replacer ainsi en nous, un peu plus souvent, le citoyen avant le consommateur.
Redonner du sens aux évolutions technologiques
Le but n’est pas ici de renier toute forme de technologie, bien au contraire. Internet, par exemple, permet ainsi l’existence de tribunes de libre expression (comme celle où je m’exprime en ce moment même !) et il peut constituer un médium alternatif mondial très intéressant et très efficace. Ici la technologie est bien au service de l’Homme. En revanche, Internet perdrait beaucoup de son intérêt s’il était utilisé uniquement à des fins commerciales.
L’évolution des technologies doit donc aller de pair avec une réflexion sur l’usage que l’on veut en faire. Il est en effet regrettable qu’aujourd’hui la technologie, à l’image de l’argent, soit une fin en soi, et non pas un moyen pour accomplir quelque chose de plus constructif. Tout le problème est là : la technologie est à elle seule un signe de « développement ». Ainsi la « seamless mobility », aussi futile qu’elle puisse paraître après examen, sera sans doute dans l’avenir l’un des symboles même de la modernité, du dynamisme et de la bonne santé de notre société...
Pourtant, à regarder les statistiques nationales de la « fracture numérique », n’y aurait-il pas d’autres priorités ? Les crédits européens (et donc l’argent des contribuables) doivent-ils ainsi financer des programmes de R&D tels que la « seamless mobility », qui servira principalement les intérêts commerciaux d’une poignée de multinationales des télécoms, alors que seulement 30% des foyers français [5] (et encore bien moins au niveau mondial) ont la chance d’avoir Internet chez eux (de plus ça n’est pas du haut débit pour tout le monde...) ? En matière de télécommunications, le vrai problème est donc d’abord de démocratiser l’accès à Internet. Malheureusement, l’accès pour tous à Internet (qui pourrait presque s’apparenter à une mission de service public comme l’eau ou l’électricité) n’est pas vraiment compatible avec l’exigence de rentabilité maximale qui sévit dans le domaine des télécommunications comme ailleurs.
D’autre part, l’accès pour tous ne suffit pas, il faut également qu’Internet soit au service de tous. Notre « toile » ne doit pas être uniquement un immense supermarché numérique ! Nous devons faire en sorte qu’il soit un moyen de communication à la fois interactif et ludique, qui permette aux gens de s’exprimer librement (par exemple pour faciliter une forme de démocratie participative), ou encore qui oeuvre à la diffusion des cultures et des connaissances. Les possibilités sont infinies, et ne s’arrêtent qu’avec les limites de notre imagination.
Dans le domaine d’Internet comme dans beaucoup d’autres, les citoyens mériteraient sans doute d’être consultés, à l’image de ce qui se fait actuellement dans certaines grandes villes dans le cadre de la mise en place des PLU (Plan Local d’Urbanisme). Interrogeons les gens quant à leurs préférences en matière de développement des télécommunications : veulent-ils que l’on se focalise sur un Internet au service de l’Homme et accessible à tous, ou sur des développements technologiques tels que la « seamless mobility », plus rentables à court terme mais moins utiles au plus grand nombre ? La réponse ne fait à mon humble avis aucun doute...
Certes, un tel projet s’inscrit dans un cadre politique ambitieux, et mobilisera beaucoup d’énergies. Mais les objectifs poursuivis n’en seront que plus essentiels, comparés à ceux proposés (et de fait, imposés) par l’industrie des télécommunications.
Même si ces objectifs peuvent paraître utopiques au lecteur, « le principal n’est pas d’arriver au but mais d’y aller » [6]. Bill Ninacs, un actif militant des mouvements communautaires québecois, disait : « Il est évident que l’utopie n’existe pas et n’existera pas, et croire autrement c’est s’illusionner. Cependant, tendre vers l’utopie n’est pas utopique et cela est suffisant pour moi. » [7]