Donner une nouvelle vie aux œuvres orphelines. A quel prix ?

Un autre angle pour présenter l’enjeu que représente la proposition de loi sur livres indisponibles dans le commerce pour les bibliothèques, qui a donné lieu à un communiqué de l’IABD, le 10 novembre 2011.

La numérisation offre de fabuleuses opportunités pour valoriser, auprès d’un public plus vaste que dans le passé, les œuvres de votre fonds. Mais outre les coûts des opérations techniques, s’ajoutent ceux qui seraient issus d’obligations juridiques.

Vous avez acheté les œuvres de votre collection ou on vous les a données. Propriétaires du support, vous ne disposez pas pour autant des droits d’auteur attachés aux documents qui y figurent. Leur communication en ligne représente une nouvelle forme d’exploitation qui implique une autorisation des auteurs ou de leur ayants droits (héritiers ou cessionnaires).

Dans ce fonds, se trouvent diverses catégories d’œuvres (livres, périodiques, images, cartes géographiques, …), de statut juridique très différent. Certaines œuvres sont tombées dans le domaine public, leur auteur étant mort depuis plus de 70 ans, d’autres ne sont plus exploitées commercialement alors que d’autres le sont encore.

Un tri juridique

Il n’y a plus de droits patrimoniaux pour les œuvres du domaine public[1]. Vous pouvez les numériser, en respectant les droits moraux, compris généralement comme une mention obligatoire des sources. Avec prudence, vous n’occulterez toutefois pas le droit de divulgation, le droit à un respect de l’intégrité de l’œuvre, voire le droit de repentir.

Que faire des œuvres que l’on ne trouve plus dans le commerce et dont les droits patrimoniaux sont encore en vigueur ? Ce statut ne permet pas de se passer d’autorisation ; l’œuvre est encore protégée par le droit d’auteur. C’est fort dommage, certes, puisque vous avez déjà payé pour qu’elles fassent partie de vos collections, mais, nouvelle forme d’exploitation, il vous faut une autorisation. Quoi de plus simple, pensez-vous : il suffit de contacter l’éditeur.

Simple ? Que nenni !

Tout d’abord, l’éditeur, soit celui que l’on retrouve le plus facilement, qui est présumé même disposer des droits d’auteur, ne possède pas forcément les droits lui permettant d’accorder le droit de représenter l’œuvre en ligne. Pourquoi ? Tout simplement parce que les contrats d’édition ne prévoient une cession de ces droits numériques que depuis une dizaine d’années.

  • La reproduction à des fins de conservation, une exception au droit d’auteur. Accordée aux bibliothèques ouvertes au public, aux musées et aux services d’archives, elle permet de numériser les œuvres pour préserver les conditions de la consultation d’une œuvre, à des fins d’étude ou de recherche privée, mais uniquement sur des terminaux dédiés dans les locaux de ces établissements.

La clause de cession sur tous les supports à venir ? Elle n’a de valeur juridique que si un intéressement ad hoc pour les nouvelles formes d’exploitation est mis en œuvre. Généralement, il faut rédiger un avenant au contrat initial et le faire signer par l’auteur. A défaut, c’est l’auteur qui récupère l’ensemble des droits de l’œuvre. Doit-on ajouter que l’absence de commercialisation, entendue dans un sens définitif, et non comme une simple rupture de stock, lui permettait déjà de récupérer tous ses droits ? [2]

Vous ne trouvez plus l’éditeur de la publication, soit parce qu’il a disparu, soit qu’au gré des achats successifs, sa trace s’est perdue ? L’éditeur ne retrouve plus l’auteur ou ses héritiers pour négocier les doits numériques dont il a besoin ? Le nom de l’auteur n’est pas mentionné ? Vous ne retrouvez que certains coauteurs ? Vous voilà face une œuvre totalement ou partiellement orpheline.

Que faire ?

Les livres, objets des attentions de Google et du projet Europeana, sont à la source de plusieurs initiatives législatives de ces derniers mois[3].

Lorsqu’un éditeur accorde le droit de numériser un livre de son catalogue, sans disposer de droits numériques, il prend un risque juridique. Il en est de même lorsqu’une bibliothèque numérise le livre d’une de ses collections, sans avoir réussi à retrouver l’auteur ou ses héritiers. Geler les œuvres alors que la numérisation leur accorderait une nouvelle vie et qu’elle comblerait le « trou du XXe siècle » dans le patrimoine culturel d’un pays, voilà qui est bien regrettable aussi.

La loi à la rescousse

La question n’est pas nouvelle ; le droit français apportait déjà des solutions, mais lourdes et complexes pour répondre à toutes les situations. En 2005, un rapport peu médiatisé portait sur la zone grise, qui regroupe œuvres épuisées et orphelines. En 2008, un avis sur les œuvres orphelines avait été publié par le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA). Mais ces rapports n’ont pas été suivis d’effets[4].

La question des œuvres indisponibles et orphelines agitait aussi les milieux européens depuis plusieurs années. Une proposition de directive européenne relative à l’utilisation des œuvres orphelines a été publiée le 24 mai 2011. Elle autorise les bibliothèques, les établissements d’enseignement et les musées accessibles au public à utiliser, sans payer de droits, certaines œuvres (et non les seuls livres) reconnues orphelines après une recherche sérieuse des ayants droit, pour remplir leurs missions d’intérêt public.

Toujours au niveau européen, un accord-cadre préconisant des accords contractuels pour la mise en ligne de livres et de revues scientifiques indisponibles, a été signé en septembre 2011 par des représentants d’éditeurs, d’auteurs et de bibliothèques.

En France, une proposition de loi sur les livres indisponibles a été déposée au Sénat, le 24 octobre, et à l’Assemblée nationale, le 8 novembre 2011. Elle autoriserait les éditeurs à exploiter les œuvres indisponibles dans le commerce figurant dans leur catalogue, sans les obliger à contacter leurs auteurs. Sans réponse des éditeurs et des auteurs dont les références des ouvrages figurent dans un registre, c’est une société de gestion collective qui accorderait les droits numériques nécessaires. C’est donc un système d’opt-out, donnant la possibilité aux auteurs ou aux éditeurs de se retirer du système de gestion collective a posteriori, que l’on a adopté.

Quelles difficultés ?

On a d’une part, une directive européenne qui permettrait, sous certaines conditions, d’utiliser gratuitement plusieurs catégories d’œuvres orphelines, dont les livres et les images qui y sont incorporées. On a, d’autre part, une proposition de loi qui, sauf retrait des éditeurs, impose une gestion collective pour les livres orphelins de droits compris dans le groupe des livres indisponibles.

Il est vrai que la gestion collective présente un intérêt pour certains établissements qui, devant numériser rapidement des fonds importants, ne veulent pas ou ne peuvent pas faire le tri parmi les œuvres indisponibles, puis rechercher les ayants droit des œuvres encore orphelines. Dans ce cas, la licence versée doit leur éviter de faire cette démarche et il appartient à la société de gestion collective de leur donner toutes les garanties nécessaires.

Mais la nature obligatoire d’une telle gestion, appliquée à tous les livres, y compris à ceux qui sont orphelins de droits, pose problème aux établissements qui numérisent de façon ponctuelle, pour valoriser un fonds particulier. La possibilité doit leur être donnée d’utiliser les œuvres, après avoir fait une recherche raisonnable des ayants droit. A charge, bien sûr, d’indemniser ceux qui se manifesteraient ultérieurement … et qui le souhaiteraient.

Préserver les conditions définies aujourd’hui par la proposition de directive sur les œuvres orphelines, utiliser les livres indisponibles non orphelins à des conditions raisonnables, tel est l’objectif poursuivi par l’Interassociation Archives Bibliothèques Documentation (IABD), telle est la teneur de son communiqué du 10 novembre 2011.

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Voir aussi :


[1] Numériser une œuvre ne fait pas naître de droit d’auteur.

[2] Contrat d’édition : adaptation ou révolution ? Michèle Battisti, Paralipomènes,21 janvier 2011

[3] D’autres projets de textes portent sur l’œuvre visuelle orpheline.

[4] L’avis du CSPLA a toutefois servi de support à la proposition de loi sur les œuvres visuelles orphelines et aux débats sur la question des œuvres orphelines lancé autour de la proposition de directive européenne.

Paralipomènes

’actualité du droit d’auteur, de la protection de la vie privée, de l’accès à l’information et de la liberté d’expression à partir d’une veille exercée pour l’ADBS (association de professionnels et de l’information) et l’IABD (Interassociation archives-bibliothèques-documentation).


URL: http://paralipomenes.net/wordpress/
Via un article de Michèle Battisti, publié le 14 décembre 2011

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