Le Sénat se prononce en faveur d’un usage gratuit des oeuvres orphelines

Un article repris du blog S.I.lex Au croisement du droit et des sciences de l’information. Carnet de veille et de réflexion d’un bibliothécaire publié sous licence Cretaive commons by

Il s’est produit hier une chose importante et inattendue lors de l’adoption en première lecture par le Sénat de la proposition de loi sur l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXème siècle, à propos de laquelle j’avais écrit un billet le mois dernier.

Le texte initial a été modifié de manière substantielle suite à l’adoption de nombreux amendements (voyez ici pour la petite loi). Le sujet étant très complexe, il est sans doute difficile à chaud d’évaluer exactement la portée de ces modifications, mais il en est une qui me paraît opérer un rééquilibrage du système proposé, en faveur de la diffusion des oeuvres et de la mission des bibliothèques.

Dans son rapport (p. 20 et s.), la sénatrice Bariza Khiari avait soulevé un certain nombre de réserves à propos du texte initial de M. Legendre :

[...] des améliorations sont susceptibles d’être apportées, tendant à clarifier la procédure, à protéger les auteurs et leurs droits, à traiter la question des œuvres orphelines et faciliter l’accès des bibliothèques aux œuvres.

[...] S’agissant des œuvres orphelines, l’objectif partagé par tous les acteurs du livre est de tendre vers leur diminution et d’améliorer à cet égard la recherche des auteurs et de leurs ayants droit éventuels. Cette recherche doit être avérée et sérieuse, sous le contrôle des pouvoirs publics. Par ailleurs, un mécanisme de mise à disposition gratuite des œuvres qui pourraient sérieusement être considérées comme orphelines doit être imaginé.

Plusieurs amendements déposés par la Commission Culture du Sénat sont venus mettre en oeuvre ces orientations. L’effet principale des modifications introduites hier est de mieux prendre en compte la nature particulière des oeuvres orphelines au sein de l’ensemble plus large des oeuvres indisponibles.

Coup de théâtre lors de l’adoption de la loi au Sénat à propos des œuvres orphelines, celles pour lesquelles on ne peut identifier ou contacter les titulaires de droits (Alternate Version. Par mattcameasarat. CC-BY. Source : Flickr)

Dans mon billet d’analyse du projet initial de loi, j’avais essayé de montrer en quoi le système envisagé était critiquable justement dans la mesure où le mécanisme d’opt-out qu’il prévoyait aurait eu pour effet d’englober mécaniquement les oeuvres orphelines pour les soumettre au même traitement que les oeuvres indisponibles (à savoir la gestion collective obligatoire par une SPRD). Cette confusion (volontairement entrenue) de deux questions juridiquement très différentes constituaient selon moi le vice foncier de ce texte, créant une véritable chimère juridique : l’indisporpheline, avec des conséquences particulièrement néfastes.

Visiblement conscient de cette difficulté, le Sénat s’est attaché en plusieurs endroits à faire apparaître ces œuvres orphelines dans le système et à leur réserver un sort particulier. Une définition de l’œuvre orpheline a d’abord été introduite dans le Code de Propriété Intellectuelle :

L’œuvre orpheline est une œuvre protégée et divulguée, dont le titulaire des droits ne peut pas être identifié ou retrouvé, malgré des recherches diligentes, avérées et sérieuses.

Par ailleurs, les sénateurs ont ajouté parmi les critères permettant de sélectionner une société de gestion collective :

[les] moyens que la société propose de mettre en œuvre afin d’effectuer des recherches avérées et sérieuses permettant d’identifier et de retrouver les titulaires de droits.

Ces “recherches avérées et sérieuses” ont pour but d’identifier parmi les indisponibles de “véritables” oeuvres orphelines, étant entendu qu’on ne peut jamais savoir si une oeuvre relève de ce statut avant d’avoir entrepris des recherches poussées pour le déterminer.

Mais le plus important, c’est ensuite les conséquences que la proposition de loi modifiée attache à ce statut d’oeuvre orpheline. Un amendement 34 a été proposé par Mme Khiari au nom de la Commission Culture prévoyant que l’exploitation des orphelines pourra se faire gratuitement au bout d’un délai de 10 ans :

Si aucun titulaire du droit de reproduction d’un livre sous une forme imprimée autre que l’éditeur n’a été trouvé dans un délai de dix années après la délivrance de la première autorisation d’exploitation dudit livre indisponible sous une forme numérique, la reproduction et la représentation de ce livre sous une forme numérique est autorisée par la société de perception et de répartition des droits mentionnée à l’article L. 134-3 à titre gratuit et non exclusif.

L’exploitation de ce livre sous une forme numérique est gratuite.

L’auteur ou l’éditeur titulaire du droit de reproduction de ce livre sous forme imprimée peut recouvrer à tout moment le droit exclusif de reproduction et de représentation de ce livre sous forme numérique, dans les conditions prévues à l’article L. 134-6.

Dans les explications accompagnant son amendement, Mme Khiari explique que ce dispositif a notamment pour but de soutenir l’action des bibliothèques en matière de numérisation :

Cet amendement ouvre ainsi notamment la possibilité aux bibliothèques de mettre à la disposition du public de nombreuses oeuvres indisponibles qu’elles auraient numérisées.

D’une certaine manière, cet amendement reprend l’idée qui était au coeur du projet de directive européenne que ce texte risquait “d’écraser”, voulant qu’une fois des recherches diligentes effectuées pour établir qu’une oeuvre était bien orpheline, sa diffusion pouvait s’envisager de manière gratuite.

L’IABD (Interassociation Archives Bibliothèques Documentation) avait proposé dans les amendements soumis à la Commission Culture de considérer que les démarches conduites au sein de la SPRD pour identifier et contacter les titulaires de droits constituaient de telles recherches diligentes, qui devaient ouvrir la possibilité ensuite d’exploiter les orphelines gratuitement, notamment par les bibliothèques.

Le Sénat n’a pas repris le dispositif proposé par l’IABD (directement inspiré par le texte de la directive), mais il a mis en place un autre système qui permet d’envisager l’exploitation gratuite des orphelines.

Si aucun titulaire de droits (autre que l’éditeur précise l’amendement, donc si aucun auteur) n’est retrouvé au terme de dix années, l’exploitation de l’oeuvre pourrait se faire à titre gratuit, ce qui permettrait aux bibliothèques (mais plus largement à tout acteur intéressé) de diffuser ces orphelines, sans autorisation, ni droits à verser. L’auteur ou l’éditeur de l’oeuvre peuvent toutefois se manifester au-delà de ce délai de 10 ans pour récupérer leurs droits sur l’oeuvre.

Dix années constituent sans doute un délai qui peut paraître long, mais c’est aussi une garantie réelle que les oeuvres concernées constitueront bien de “véritables” orphelines, du fait de l’inaction des titulaires. Et par ailleurs l’effet attaché par la proposition de loi à ce statut est puissant : l’exploitation gratuite signifie que les droits de reproduction et de représentation sont éteints, un peu comme si les oeuvres étaient entrées dans le domaine public par anticipation (sous réserve du respect du droit moral, bien entendu, qui est mieux pris en compte également à présent par le texte).

Enfin, les coûts liés à la recherche diligente sont pris en charge par la société de gestion collective et non par les utilisateurs, comme c’était le cas dans le dispositif prévu par la directive européenne. C’est loin d’être négligeable, car quelle bibliothèque a les moyens actuellement d’entreprendre des recherches avérées et sérieuses au-delà de cas ponctuels ?

Au final, il me semble que le Sénat a dessiné une piste qui permet de concilier plusieurs intérêts contradictoires en présence. La possibilité d’usage gratuit est suffisamment encadrée pour ne pas menacer, ni les intérêts des titulaires de droits, ni l’équilibre économique du système d’exploitation commerciale des indisponibles.

Mais ce texte n’en pose pas moins un principe un principe qui me paraît essentiel : lorsqu’une oeuvre est “réellement” orpheline, c’est-à-dire lorsque le lien avec son créateur s’est rompu, il importe, au nom de l’intérêt général, qu’elle puisse faire l’objet d’une diffusion gratuite.

D’une certaine manière, cette solution me fait penser à certaines propositions de Lawrence Lessig, formulées au sujet de l’affaire Google Books, qui avait suggéré qu’il serait préférable que les orphelines soient versées par anticipation dans le domaine public, de manière à ce que personne ne puisse se les approprier de manière exclusive. Nous n’en sommes pas si loin avec cette proposition sénatoriale.

Je ne veux pas aller plus loin pour l’instant dans l’analyse de cette nouvelle mouture du texte. Outre cette question du sort des orphelines, il faudra prendre le temps d’évaluer si d’autres modifications concourent à protéger davantage les intérêts des auteurs au sein du dispositif. Il me semble que oui, mais seul un examen approfondi permettra de le dire.

Par ailleurs, le gouvernement par l’intermédiaire de Patrick Ollier qui représentait le ministère de la Culture (absent au débat…) s’est opposé vigoureusement au principe même d’une exploitation gratuite des orphelines et il faut s’attendre à ce qu’il fasse barrage à l’Assemblée, lorsque le texte sera examiné en janvier.

En attendant, je laisse le mot de la fin @Silvae, qui résume assez bien ce que je pense à propos de ce qui s’est passé. A bon entendeur !

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Posté le 11 décembre 2011 par Michel Briand

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