Les bibliothèques publiques peuvent-elles vendre ou capturer les droits du public ?

Un article repris du Blog de Philippe Aigrain et publié sous contrat Creative Commons by-sa

Le 12 mai dernier, je suis intervenu dans une conférence sur la loi et l’accès à la culture dans la société de l’information (Law and Access to Culture in the Information Society) organisée par la fondation Antoni Tàpies à Barcelone. Simon Bell, responsable des accords stratégiques et licences à la British Library et Gloria Pérez-Salmerón, nouvelle directrice de la Biblioteca Nacional de España intervenaient dans la même session. Nos échanges furent amicaux et constructifs, et les deux responsables semblaient d’accord pour s’engager dans la voie de l’accès à la culture et aux connaissances.

Grâce à une initiative de l’OpenRights group au Royaume-Uni, nous sommes maintenant en situation de juger jusqu’où va cet engagement dans le cas de la British Library. OpenRights, sur la base du Freedom of Information Act, a réussi à obtenir une copie de l’accord sur la numérisation de livres récemment signé entre la British Library et Google.

Le texte de l’accord, qui est probablement similaire à celui de nombreux autres accords signés par des bibliothèques publiques, est très préoccupant. La British Library a accepté de vendre à Google quelque chose qu’elle ne possède clairement pas : les droits du public d’aujourd’hui et de demain à accéder au domaine public numérique et à l’utiliser. Voyons le texte de l’accord (en anglais) : [1]

La clause soulignée ci-dessus s’applique à toutes les copies numériques remises à la bibliothèque, y compris celles d’ouvrages de domaine public. Elle impose à la bibliothèque d’empêcher tout téléchargement des copies numériques pour usage commercial. Bon, direz-vous, c’est nettement abusif, mais au moins cela ne s’applique qu’aux usages comemrciaux, chacun de nous pourra obtenir une copie numérique des livres (ou pages de livres) du domaine public, copie qui sera librement utilisable à des fins non-commerciales. Voilà un optimisme très prématuré. Lisez l’article suivant :

Comment la bibliothèque peut-elle signer un accord par lequel un acteur privé l’oblige à restreindre les droits du public, ici en ne permettant que des actions extrêmement limitées même aux usagers non-commerciaux (définis de façon restrictive) et en s’engageant à imposer à ces usagers des contraintes similaires ? Comment peut-elle transformer son devoir à l’égard du patrimoine en un droit à laisser Google lui imposer ses propres conditions sur qui peut y accéder et l’utiliser ? L’astuce est dans l’article 4.6 :

Dans cet article, par la magie des mots, la British Library acquiert « tous les droits, titres et intérêts » portant sur les copies numériques, tout en acceptant simultanément les contraintes imposées par son partenaire. Cette magie ne devrait pas empêcher les citoyens et leurs représentants de demander des comptes à la British Labrary sur le fait qu’elle les prive de leurs droits à l’égard du domaine public numérique. Comparez le texte de l’accord à cet article du Manifeste pour le domaine public :

3. Ce qui est dans le domaine public doit rester dans le domaine public. Il ne doit pas être possible de reprendre un contrôle exclusif sur des œuvres du domaine public en utilisant des droits exclusifs sur la reproduction technique de ces œuvres ou en utilisant des mesures techniques de protection pour limiter l’accès aux reproductions techniques de ces œuvres.

J’ai déjà eu l’occasion de lancer desavertissements contre la pratique des bibliothèques publiques d’imposer des autorisations préalables et le paiement de royalties pour l’utilisation commerciale des œuvres numérisées de domaine public. L’accord entre la British Library et Google fait bien pire. Bien sûr, dans les deux cas, l’excuse invoquée est que cela permettra de numériser plus d’ouvrages et de les rendre accessible. Même si ce marchandage était acceptable, il serait mauvais : la lecture en streaming et l’impression à la demande sont l’équivalent pour la lecture numérique des accès en streaming à la vidéo sur le Net. Ils privent les usagers de la capacitation que leur donnerait la possession de copies et la liberté de les utiliser. Mais de tout de façon, ni les bibliothèqes, ni les gouvernements n’ont le droit de passer de tels accords. Le domaine public au sens large n’est pas une propriété publique, il n’est la propriété de personne, et chacun a des droits à son égard.

Au fait, ne vous découragez pas : la British Library s’engage seulement aux « meilleurs efforts » pour « empêcher le téléchargement ou les autres façons d’obtenir toute portion de la copie numérique ». Cela ne sera certainement pas suffisant pour empêcher le public d’exercer son droit à partager le domaine public.

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[1En espérant que les livres numérisés seront mieux alignés que le scan de l’accord.

Posté le 3 septembre 2011

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