Pourquoi la réutilisation des données publiques à des fins commerciales doit être gratuite

L’annonce de Nantes de rendre ses données publiques payantes pour les réutilisations commerciales a relancé le débat : faut-il faire payer les entreprises ?

Cette question a été tranchée à l’étranger où les plateformes nationales et locales présentent des licences d’exploitation gratuites pour tous. Certains pays comme la Nouvelle-Zélande ont d’ailleurs mis en place des systèmes de licence unique gratuite. Si plusieurs licences coïncident en France, les deux initiatives Opendata françaises affichent bien des licences d’exploitation gratuites, y compris à des fins commerciales, à Rennes et à Paris.

Nous soutenons que l’accès et la réutilisation des données publiques, y compris à des fins commerciales, doivent être gratuits et voici pourquoi :

  • Le Mouvement Opendata privilégie la gratuité

L’Opendata n’est pas une quelconque pratique de mise à disposition de données. L’Opendata est un mouvement international qui repose sur une philosophie et des principes.

Soutenu par la communauté du libre, par les militants du droit d’accès à l’information et par les promoteurs du gouvernement ouvert, les deux acteurs principaux de l’Opendata sont la Sunlight Fundation aux Etats-Unis et l’Open Knowledge Fundation au Royaume-Uni. Les 10 principes de l’Opendata qui constituent les piliers de la philosophie du mouvement impliquent le respect du principe fondamental suivant : assurer que les données publiques soient accessibles, exploitables et réutilisables par tous.

Parmi les dix critères d’une donnée ouverte, il y a notamment les notions de non-discrimination des usagers ainsi que la notion d’abandon des licences restrictives et de la tarification qui limitent la diffusion et réutilisation des données.

Subordonner la réutilisation des données publiques à une licence payante ne relève donc pas des principes du Mouvement Opendata.

  • La tarification des données est limitée par la loi

La mise à disposition des données publiques en France est régie par un cadre légal stricte.

La loi du 17 juillet 1978 sur le droit d’accès à l’information permet à toute personne d’obtenir l’accès aux informations créées dans le cadre d’une mission de service public.

Les données sensibles, du type données nominatives, à caractère privé, relevant de la sécurité du territoire, etc. sont évidemment exclues du champs de la mise à disposition.

Cette loi mentionne que la réutilisation d’informations publiques peut éventuellement donner lieu à tarification mais là encore dans un cadre précis : la redevance ne peut pas dépasser le coût de mise à disposition des données.

La seconde législation en vigueur est la Directive 2003/98/CE du Parlement européen et du Conseil du 14 novembre 2003 sur l’utilisation des informations du secteur public transposée en droit français par l‘Ordonnance 2005/650 du 6 juin 2005 et par le décret n° 2005/1755 du 30 décembre 2005 relatif à la liberté d’accès aux documents administratifs et à la réutilisation des données publiques. Elle stipule également :
« Les informations publiques, non nominatives, provenant d’organismes publics ou d’entreprises privées exploitant un service public doivent pouvoir être rendues accessibles et réutilisées à des fins commerciales ou non, d’une manière non discriminatoire et non exclusive, et à des coûts qui n’excèdent pas leur coût de production »

Les administrations ne peuvent donc pas espérer obtenir de bénéfices financiers sur la vente des données.

  • L’investissement entre dans les budgets des collectivités

Contrairement à un fantasme répandu, la démarche Opendata ne représente pas un investissement inabordable. Rennes avait indiqué avoir mis 20 000€ de sa poche même s’il est vrai que cela ne prend pas en compte les ressources humaines et la surcharge ponctuelle des services concernés le temps du lancement (certains l’évaluent à 25% de leur temps de travail). Mais l’investissement initial est dans l’infrastructure, pas dans la diffusion des données. L’effort est donc au début du processus avec un budget de départ à définir.

Or les collectivités ont déjà des lignes budgétaires pour financer des aides à l’emploi, des appels à projet pour développer l’économie et l’entrepreneuriat sur leurs territoires, elles financent la création de services d’utilité sociale, elles investissent dans la communication pour valoriser l’attractivité de leurs territoires… et l’Opendata est un facilitateur pour atteindre tous ces objectifs.

Il s’agit d’un levier extrêmement bon marché pour déclencher des effets perceptibles sur les territoires, ce qui devrait être une motivation à mettre l’investissement entre parenthèse à partir du moment ou des services au citoyen et aux entreprises sont à la clé.

  • La gratuité génère des bénéfices

Lors de la conférence européenne PSI Apps à Berlin le 18 février dernier, Marc de Vries a présenté les bénéfices financiers d’un programme d’ouverture des données au Danemark. Voici la retranscription de son slide de présentation adapté de l’étude téléchargeable ici et dont un résumé en français est disponible sur a-brest.

Pour la Catalogne, l’ouverture a généré des économies de 500h mensuelles de travail et un retour sur investissement en 4 mois.

Pour Rennes, la création de 47 applications à partir de leurs données ouvertes a été financée par des partenaires à hauteur de 50 000€. Si la collectivité avait dû financer elle-même ces applis, sur une moyenne de 20 000€ chacune, cela lui en aurait coûté 940 000€.

Et ce ne sont que quelques exemples parmi les études sur les avantages économiques et sociaux de l’Opendata. Voir d’autres cas chiffrés ici et études complémentaires là.

Dans un contexte budgétaire toujours plus limité, la question n’est pas de savoir comment financer l’Opendata mais comment continuer à financer des procédure coûteuses qui freinent le développement économique et impactent donc les recettes fiscales ?

  • Le paiement pour la réutilisation commerciale est déjà la norme

Les entreprises payent déjà pour commercialiser des données publiques, ce qui crée d’ailleurs un système oligopole dans lequel seules les structures ayant assez de moyens pour investir dans l’acquisition peuvent suivre, pénalisant les petites entreprises et les porteurs de projets dans le développement de leur activité et la création de services et usages innovants.

Or l’Opendata est un changement total de paradigme. Les premiers freins sont culturels et organisationnels. Le renoncement à la commercialisation implique que l’administration envisage les bénéfices du système administratif dans sa globalité, ce qui est difficilement envisageable dans une organisation en silos.

  • Une procédure difficilement appliquable

Les collectivités auront-elles les moyens d’identifier tous les acteurs effectuant une réutilisation commerciale de leurs données ? Et qu’est-ce qu’une utilisation commerciale ? Si une initiative telle que Nosdeputes.fr devait demain financer l’hébergement de leur site via de la publicité en ligne, (tandis qu’ils payent l’hébergement de leur poche actuellement), leur démarche citoyenne serait-elle alors considérée comme une réutilisation commerciale des données ?

  • Le pragmatisme, plus efficace que l’idéologie

A travers les commentaires des internautes sur la question de la licence commerciale, nous constatons que la vision idéologique du rôle des entreprises dans la société semble largement influencer les positionnements de chacun. On observe un clivage dont une restitution manichéenne pourrait donner ceci :

  • Ceux qui envisagent les entreprises comme des structures d’exploitation arbitraire ne partageant pas leurs profits « évadés aux Bahamas » et ne participant donc pas à l’effort collectif privilégient un accès payant pour les réutilisations commerciales 
  • Ceux qui envisagent les entreprises comme des entités créant de la richesse, de l’emploi et de services utiles à la communauté privilégient leur développement par l’accès gratuit pour les réutilisations commerciales

Il y a également tous ceux qui ne connaissent pas les principes de l’Opendata et qui ne sont pas étonnés par l’idée qu’une structure commerciale paye un accès, ce qui semble un réflexe français que nos voisins européens ont du mal à comprendre.

Lors de la conférence « Public Sector Information Reuse », un représentant d’une organisation française en faveur des licences commerciales payantes est intervenu pour défendre sa position, ce qui a suscité de vives réactions en temps réel sur le mur de tweets dont voici une restitution partielle.

sebgiessmann Sebastian Gießmann

Mon dieu ! Do the French only think about how to get money out of public sector information ?

jindrichmynarz Jindřich Mynarz

#opendata doesn`t need a business model : public sector bodies need to create it to perform their functions anyway

prodromos prodromos

#PSI_apps @ckreutz « if you make services digital you exclude a lot of people and if you make them pay you exclude even more »

avancampen Annemarie van Campen

‘Why all those rules beforehand, when gov can »t really control them ?’

tlangkabel Thomas Langkabel

Panel at #PSI_apps focusing strictly on pricing&cashflow of #Opendata what about social aspects ? democratic value ? transparency ?

CountCulture Chris Taggart

Rather saddened by the #sameoldarguments re charging for public data at #psi_apps. Too many vested interests here ?

marcribes_obs Marc Ribes

#PSI_apps Don’t forget original spirit of PSI : it should already exist and be opened to reuse. It is not created for biz use but can lead to

tlangkabel

‘Do we have politicians in the room ?’ Result : ZERO. Big issue ! Need to reach them quickly.

Un changement culturel reste à opérer sur le rôle d’une activité commerciale dans la société (et c’ est une association qui le dit…)

Notre position

Monsieur F. nous a envoyé un email hier en nous demandant quelles étaient nos sources de financement et à demi-mot : quels intérêts défendons-nous et pour quel lobby travaillons- nous ?

Libertic est une association de loi 1901 animée par des bénévoles. Nous n’avons pas de salariés mais nous espérons créer un emploi en 2011.

Nous avons fonctionné sur un budget de 5 000€ en 2010. 80% de ce budget a servi à financer l’animation d’un collectif d’acteurs du numérique social, la création de leurs supports de communication, la duplication de CD de logiciels libres, etc 20% ont été consacrés à nos déplacements aux conférences Opendata.

Effectivement Libertic ne fait pas uniquement de l’Opendata mais nous ne parlons que de cette thématique sur ce blog, voilà pourquoi certains d’entre-vous étiez peut-être passés à côté. Mais si vous pensez toujours que notre objet est de défendre des intérêts privés, la description de nos activités annexes risque de vous surprendre.

Nous précisons également que si cet article s’est basé sur des arguments exclusivement financiers (alors que l’Opendata comporte évidemment un volet social), c’est tout simplement parce qu’il s’agissait de répondre à une question financière. Mais notre action au quotidien reste globale.

Aujourd’hui Libertic fédère plus d’une centaines d’acteurs et sympathisants de l’Opendata, des citoyens, des développeurs, des entreprises, des associations, des écoles… (rassurez-vous, notre prochaine version de site internet vous permettra d’adhérer facilement)

Nous sommes issus de l’économie sociale et solidaire et c’est d’ailleurs ce service de Nantes Métropole qui nous a financé sur un appel à projets. Nous sommes tombés assez tôt et un peu par erreur sur le Mouvement Opendata qui nous a passionnés parce qu’il touche tous les acteurs du territoire, parce qu’il est riche de promesses sociales et économiques et parce qu’il représente un changement de paradigmes. C’est ce mouvement là, dans sa globalité, que nous soutenons par nos actions en défendant l’intérêt de toutes les parties prenantes et en incitant notre territoire à s’engager dans ce mouvement d’envergure qui est en marche.

Le Sputnik Moment

Henri Verdier a publié un article dans lequel il rappelle que le Mouvement Opendata a été lancé aux Etats-Unis par Barack Obama à partir de son discours du Sputnik Moment.

Le « Sputnik Moment », c’est ce moment où l’Amérique de Kennedy (sic) traumatisée par le premier succès spatial soviétique, décida de lancer à son tour un vaste programme spatial, avec la création notamment de la NASA et l’enclenchement d’une course aux étoiles qui allait culminer avec la conquête de la Lune. Mais ce Sputnik Moment allait également inaugurer un cycle d’innovation sans précédent, à l’origine, entre autres, du développement accéléré de la Silicon Valley.

Cet investissement dans les sciences a généré la création de nouveaux matériaux, de nouvelles techniques, de nouvelles technologies, de nouvelles pratiques, dont ont tire encore des découvertes et de nouvelles applications 40 ans plus tard.

A l’heure actuelle, nous sommes dans un nouveau moment Sputnik.

Nous entrons dans l’ère des données, du web 3.0, de la sémantique. Des services, des techniques, des usages autour des données sont à découvrir dont nous avons encore peine à imaginer la nature et l’ampleur ainsi que les répercussions sur nos modes de vie des quarante prochaines années.

Bien sûr des questions restent en suspens, bien sûr que le tableau n’est pas idyllique mais avançons déjà et gardons ces objectifs en tête pour lancer des initiatives ambitieuses.

Ne ratons pas ce tournant et levons les freins financiers. Pour mettre toutes les chances de notre côté, les licences gratuites y compris à des fins commerciales s’imposent.



Binary Data
Via un article de libertic, publié le 26 février 2011

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