Wikipedia et ses pairs l’avénement d’un nouveau mode de production

Un article repris de « Paris Tech Review » un magazine du groupe des écoles Paris Tech publié sour une licence creative commons

Wikipedia vient de fêter ses 10 ans. Plus important recueil de référence jamais produit, le site met à la portée de tous des pans entiers de connaissance autrefois accessible seulement à une poignée de chercheurs dans quelques grandes librairies universitaires. Mais pour certains, l’encyclopédie collaborative, alimentée de manière bénévole, est en elle-même le symbole d’un phénomène encore plus significatif : l’avènement de la production collaborative.

Wikipedia a publié son premier article le 1er janvier 2001. Dix ans plus tard, l’encyclopédie en ligne contient 15 millions d’articles, soit plus de 2 milliards de mots dans plus de 200 langues.

Point notable, les spécialistes ont établi que Wikipedia était aussi fiable que l’Encyclopédie Britannica, alors même que la taille de cette dernière représente moins de 2 % de celle de Wikipedia (66 000 articles pour 40 millions de mots).

Plus remarquable encore, Wikipedia a été écrite et éditée par plus d’un million de personnes presque sans planification, ni supervision ou encadrement professionnel d’ordre éditorial – le tout fonctionnant gratuitement, pour le plus grand bénéfice des 365 millions de visiteurs mensuels du site. Même aujourd’hui, le budget de la fondation Wikimedia, qui gère Wikipedia, est de seulement 20,4 millions de dollars par an (environ 15 millions d’euros), entièrement financé par des dons.

Wikipedia est, bien sûr, une formidable réussite en soi, mais son importance va bien au-delà de sa place de huitième site internet le plus populaire au monde. Le site pourrait être le symbole le plus visible de ce que Yochai Benkler, professeur à la faculté de droit de Harvard, a décrit comme rien de moins qu’un nouveau mode de production.

« Pendant des décennies, notre conception de la production économique a été que les agents individuels ont des activités productives de deux sortes : soit comme employés dans des entreprises, qui suivent les ordres de managers, soit comme individus au sein du marché, qui répondent au signal prix », écrivait Yochai Benkler en 2002. Aujourd’hui, poursuivait-il, nous assistons à quelque chose de différent : « l’émergence massive et durable d’un nouveau – un troisième- mode de production, dans l’environnement des réseaux numériques ».

Wikipedia est loin d’être le seul exemple de ce nouveau mode. Le premier aboutissement de ce que Benkler appelle la production sociale ont été les logiciels libres ou open source, qui ont commencé a émerger dans les années 1990. Dans le cas des logiciels libres, des groupes de développeurs ont commencé à coopérer pour concevoir des logiciels qui se révélaient souvent plus simples, plus robustes et plus sûrs à l’usage que leurs équivalents payants. Aujourd’hui, les logiciels libres sont présents partout, des systèmes d’exploitations utilisés par les statisticiens (R) au logiciel qui régit 70 % des serveurs internet (Apache) en passant par le deuxième navigateur le plus populaire (Firefox) au monde.

L’énigme des économistes

Pour les économistes, les logiciels libres et les autres formes de production collaborative posent une question – comment se fait-il que tant de gens travaillent si dur sans même être payés ?

« Pour moi, en tant que chercheur, parler des logiciels libres est un peu embarrassant parce que la vérité est qu’il n’y a, à ma connaissance, aucune théorie académique qui aurait pu prévoir l’émergence de l’open source », admet Sheen Levine, professeur à l’Université de management de Singapour et chercheur à l’Université de Pennsylvanie. Il compare l’émergence de ces groupes de travailleurs non rémunérés à la découverte d’une « nouvelle classe d’organismes, avec tout le spectre, du microbe au mammifère mais qui, elle, n’aurait pas besoin d’oxygène ».

Les économistes ont d’abord traité les logiciels libres comme une vulgaire aberration, comparable à un « échange de recettes entre vieilles dames », selon les mots de Sheen Levine. Plus tard, lorsque le système d’exploitation Linux a pris forme, dans les années 1990, ils ont commencé à réévaluer l’importance du phénomène. Certains ont émis la théorie que les développeurs proposaient quelques lignes de code comme ils auraient offert un échantillon gratuit, principalement dans l’espoir que cela leur ouvre des perspectives d’embauche intéressantes. Cette explication semblait assez cohérente, mais l’avènement de Wikipedia a montré qu’elle n’était pas plus pertinente que la précédente.

« Wikipedia est un cas d’école fascinant selon moi, beaucoup plus intéressant que les logiciels libres, parce que sur Wikipedia, les gens n’écrivent pas sous leur nom ; vous ne pouvez donc pas les accuser de cherchent une bonne place », explique Levine. « Ils abandonnent tout droit de propriété intellectuelle. N’importe qui peut lire et n’importe qui peut éditer. Toutes les théories que nous connaissons auraient prédit que cela tournerait au chaos et s’effondrerait ; qui voudrait contribuer à un truc pareil ? »


L’échange généralisé

Pour répondre à cette question, les chercheurs ont du aller au-delà des mécanismes économiques, explique Sheen Levine. Ils ont trouvé un indice dans le travail de l’anthropologue polonais Bronislaw Malinowski, pionnier dans son domaine, basé sur l’étude des habitants des îles Trobriand au large de la Nouvelle-Guinée, dans le Pacifique sud.

Les habitants des Trobriand ne s’offraient pas de cadeaux entre eux, comme le font la plupart des cultures, mais se les donnaient selon une chaîne, la personne A donnant à la B, la B à la C, etc. Tous agissaient non en espérant un retour immédiat, mais avec l’idée qu’au bout du compte, quelque chose reviendrait à chacune des personnes ayant donné, explique Levine.

« C’est ce qu’on appelle échange généralisé ou paiement à tiers », précise-t-il. « Le concept est “j’ai reçu quelque chose de toi et je le rends, mais à quelqu’un d’autre, pas à toi”. Ils transmettent le bienfait qu’ils ont reçu. »

Dans ses propres expériences, Levine s’est aperçu que dans des circonstances favorables, les êtres humains semblent presque intrinsèquement enclins à cette sorte de générosité. Dans une expérience, on disait aux sujets que s’ils donnaient 20 centimes, quelqu’un qu’ils ne connaissaient pas recevrait un dollar. S’ils ne donnaient rien, rien ne se passerait. Après cela, les sujets étaient appariés avec quelqu’un d’autre ; ils avaient, cette fois, une chance de recevoir quelque chose, mais ce n’était pas garanti. Certains individus sont radins bien sûr, explique Levine, mais ce n’est pas le cas de la plupart.

« Si vous voulez, c’est un peu l’eau qui alimente le moulin de l’échange généralisé », dit Levine. « Un, le fait d’être généreux, deux, le fait d’être généreux non pas aveuglément mais avec l’idée que quelque chose vous en reviendra. Si vous vous placez dans la philosophie orientale, c’est la notion de karma : si vous faites suffisamment le bien, vous en serez récompensé ».

Vu à travers ce prisme, d’autres phénomènes du net apparaissent sous un jour différent. S’agissant de Napster, le service de partage de musique en ligne dont l’industrie du disque a obtenu la fermeture en 2001, Sheen Levine ne voit pas, à l’instar de cette dernière, un pousse au crime du piratage, mais un autre lieu de partage – une tendance si profonde que le partage de fichier reste incroyablement populaire près de dix ans après le torpillage de Napster.

« Vous pouvez, toujours aujourd’hui, trouver à peu près tout sur le net, n’importe quel film, chanson, logiciel, le tout gratuitement », rappelle Levine. « C’est la face obscure de cette pulsion du partage – elle ne fait pas vraiment justice aux gens qui travaillent pour créer des produits – mais encore une fois, elle part de cette tendance naturelle de l’homme au partage ».


Comment les entreprises tirent leur épingle du jeu

Mais les consommateurs ne font pas que prendre une part de profit aux entreprises : ils leur apportent aussi. L’innovation puise ainsi ses sources, plus souvent qu’on ne le croit, dans la bienveillance de personnes qui nous sont totalement étrangères. Incline-toi, Edison : « Empiriquement, il s’avère qu’une bonne partie de l’innovation provient des individus », assure Levine. Souvent, explique-t-il, les consommateurs commencent à bricoler un produit et découvrent un nouvel usage ou apportent une modification susceptible de l’améliorer, et ils partagent l’idée avec d’autres de manière gratuite. « Ca ressemble vraiment à de l’open source », ajoute-t-il.

Le partage d’expérience sur les produits et services venu des consommateurs s’avère une source de valeur ajoutée importante pour les entreprises. Certaines utilisent ces avis dans leur stratégie de vente. Un exemple : les revues de clients d’Amazon, qui étaient à l’origine controversées à cause du champ libre laissé au client pour poster des avis négatifs sur un produit. David Weinberger, chercheur au Centre Berkman sur Internet et la Société de l’Université de Harvard, se souvient que lorsque le PDG Jeff Bezos a demandé à ce que l’outil soit mis en place, les membres de l’équipe s’interrogeaient : des revues négatives ne pousseraient-elles pas les gens à acheter moins de livres ? « Non », aurait répliqué Bezos, « ils achèteront simplement moins de livres qu’ils n’aiment pas ».

Mais l’intérêt n’est pas seulement de faciliter le bouche-à-oreille. Les entreprises au contraire prennent de plus en plus en compte les idées des consommateurs, et ce jusqu’au sommet de la pyramide hiérarchique, d’après David Weinberger, co-auteur de l’ouvrage de référence Cluetrain Manifesto, un site web datant de 1999 devenu un livre, qui affirmait qu’internet transformerait la relation entre les entreprises et les consommateurs. « La prise de décision stratégique se fait de plus en plus en réseau », affirme-t-il.


« Ajouter comme ami »…le monde entier.

Yochai Benkler en revanche pense que si les rapports commerciaux ne sont pas en voie de disparition, ils pourraient jouer un rôle moins central dans la société d’aujourd’hui que n’importe quand depuis la révolution industrielle. Le fait que toute personne munie d’une connexion internet puisse potentiellement diffuser de l’information depuis n’importe quel point du globe bouleverse toutes les dynamiques établies, dans la société et au sein du marché.

Dans son livre La richesse des réseaux (éditions de Yale, 2006, disponible gratuitement en ligne), Benkler prédisait que de « nouveaux schémas de production – non mercantiles et radicalement décentralisés – émergeraient, si on leur en laissait l’occasion, non pas à la périphérie mais au cœur des économies les plus avancées. [Cette évolution] promet de donner un rôle beaucoup plus large à la production sociale et à l’échange qu’ils n’en ont jamais eu dans les démocraties modernes, et ce en parallèle de l’économie de marché basée sur la propriété ».

Certes, la collaboration à grande échelle a déjà changé beaucoup de choses dans le monde. Les logiciels libres ont transformé leur industrie – depuis plus de dix ans maintenant, même les serveurs IBM utilisent Apache et Linux. Wikipedia a presque fait disparaître les autres encyclopédies. Plus récemment, Wikileaks (qui n’a aucun lien avec Wikipedia) a sans doute changé les règles de la politique, en rendant plus difficile la rétention d’informations sensibles au sein d’un gouvernement ou d’un cercle restreint d’hommes politiques et de journalistes discrets.

Mais les prochaines années pourraient être cruciales pour le développement de la production sociale, à en croire Benkler. Dans ses articles, il émet la crainte que cette force collaborative ne soit bridée par les gouvernements et les industriels souhaitant maintenir le statu quo.

Si on s’en réfère à l’Evolution cependant, l’humanité semble vouée à se tourner du côté de la collaboration. « Il existe beaucoup de cas de collaboration chez les animaux, mais ils collaborent uniquement entre parents », rappelle Levine. « Ce n’est pas le cas chez les humains. Les humains collaborent aussi avec les non-familiers, ce qui est la raison pour laquelle nous sommes si doués pour la survie ».

Posté le 24 février 2011

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