Interdire de photographier au musée est un contresens

Reprise d’un articlepublié sur le site Owni
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Ah ! Si seulement la culture restait l’affaire de quelques-uns, esthètes raffinés à même de profiter de la délectation des œuvres ! Manque de chance, la populace aussi aime les musées, et s’y précipite en « cohortes », quand ce n’est pas en « hordes ». Et pire du pire, ces pique-assiettes qui ont l’audace de prendre Malraux au mot se promènent habituellement munis de sandwiches au pâté et d’appareils photos derrière lesquels ils s’abritent, au lieu de s’abîmer dans la contemplation d’Un enterrement à Ornans.

J’exagère ? À peine. Réponse au très bon article de Vincent Glad qui commentait l’action du groupe Orsay Commons, militant contre l’interdiction de photographier au musée, le “Plaidoyer pour le no photo” du critique musical Jean-Marc Proust aligne plus de clichés que ceux qu’il reproche aux visiteurs de produire.

Rappelant le rôle de l’émotion dans le rapport à l’œuvre, le critique s’étonne même que l’initiative du musée puisse être critiquée, « car c’est faire œuvre de salubrité publique que de rappeler aux forcenés de la pixellisation ce pour quoi ils ont acheté un ticket d’entrée… Vouloir photographier les œuvres au point d’en faire une liberté essentielle, est un combat absurde, vain, dérisoire. »

Inutile d’accuser Jean-Marc Proust de snobisme : il a pris les devant, croyant couper l’herbe sous les pieds de ses contradicteurs. Pourtant, autant que son allergie anti-photographique, ses thèses esthétiques ou les références très common knowledge qui émaillent sa démonstration (Picasso, Proust Marcel, Jean-Luc Godard…) témoignent surtout d’une connaissance limitée au minimum scolaire de l’histoire culturelle.

Que nous apprend la lecture des historiens du tourisme ou des sociologues de la culture ? Que les pratiques scopiques qui motivent l’expérience du déplacement s’accompagnent depuis les pélerinages médiévaux d’un commerce de petits objets symboliques du plus grand intérêt. C’est probablement à Saint-Pierre de Rome que s’est ouverte la première boutique de souvenirs, et la bondieuserie est aujourd’hui encore le modèle fondateur de l’industrie universellement répandue de ces sortes d’objets transitionnels, supposés à la fois marquer notre participation individuelle à un événement prescrit par la culture collective, fournir une trace reliquaire de notre présence en un lieu consacré, et amoindrir notre souffrance de ne pouvoir faire durer une expérience par nature passagère.

Entre les statuettes de la Vierge en plâtre peint, les petites cuillers décorées de blasons, les porte-clés ou les magnets, la pratique photographique a très naturellement pris sa place dans ce bric-à-brac de la consolation. Avec la dimension supplémentaire que pouvait seule conférer la particularisation de la prise de vue : une individualisation et une appropriativité bien supérieure au souvenir industriel.

L’appropriation n’est pas seulement un usage de l’art contemporain, elle est aussi un caractère fondamental de l’opération culturelle, celui qui permet le partage du patrimoine immatériel qui la fonde. Une culture n’est rien d’autre qu’un ensemble d’informations ou de pratiques dont l’usage commun est reconnu au sein d’un groupe comme marqueur de son identité. L’appropriation est la condition sine qua non de la participation à une culture.

Les conditions de ce partage dépendent étroitement des structures sociales en vigueur. Disposer une statue équestre sur une place convie le bon peuple au spectacle du pouvoir, mais sous la forme d’un tiers exclu dépourvu de toute influence sur l’objet qui a été choisi pour lui. L’idée généreuse, issue des Lumières, qui fonde la création des musées est de faire profiter le public des collections patrimoniales des princes ou des savants. Mais cette forme de partage se borne là encore à permettre aux pauvres de voir ce qui décore les salons des riches. Comme chacun sait, au musée, on ne touche pas. Difficile alors pour le peuple admis sur la pointe des pieds de se sentir propriétaire des merveilles dont on lui offre le spectacle.

L’église avait mis en place une série de mécanismes appropriatifs particulièrement efficaces, basés sur l’enseignement et le rituel, favorisant le développement viral d’une culture commune. Plus moderne, le musée est aussi plus libéral : il désigne le goût des classes les plus élevées comme modèle à imiter, en laissant chacun se débrouiller pour acquérir le savoir nécessaire à l’interprétation correcte du spectacle. On ne sera donc pas étonné de constater le fossé entre l’étudiant des beaux-arts, dûment formé aux arcanes de la délectation, et le vulgum pecus, sourd et aveugle aux beautés dont ni l’école ni les outils de communication mainstream n’ont pris la peine de lui donner les clés.

Croire que la haute culture peut être un attribut naturel de la sensibilité est un paradoxe. La culture est culturelle, c’est-à-dire apprise, et le visiteur de musée dépourvu de bagage se sent très mal à l’aise dans cet espace dont il ne maîtrise pas les codes. Sa capacité de s’approprier les œuvres dans ces conditions est faible pour ne pas dire nulle. Il reste à la porte d’une culture qui ne veut pas de lui.

D’où l’importance que prennent dans ce contexte les mécanismes appropriatifs de la culture populaire : les petits objets magiques du tourisme, les substituts éditoriaux, ou la pratique photographique, qui viennent recréer du lien à l’endroit du manque.

Tous ceux qui prétendent que l’opération photographique dresse un écran entre le spectacle et le spectateur n’ont jamais observé les visiteurs d’un musée. L’acte photographique, quoique rapide, n’en est pas moins réfléchi. Devant une œuvre célèbre, il faut entre une et deux secondes à un visiteur pour élever l’appareil à hauteur d’œil. Cela pour au moins trois raisons. La première, c’est que le regard marche vite et bien. Le spectateur n’a besoin que d’une seconde environ pour identifier ce qu’il voit. L’instant d’après est celui de l’acte photographique, qui intervient de façon parfaitement synchronisée, comme un prolongement et une confirmation du regard. Oui, ce que je vois est suffisamment important pour mobiliser l’opération photographique. Oui, je veux conserver le souvenir et prolonger le plaisir de cet évènement scopique.

Il y a d’autres raisons simples qui expliquent la promptitude du recours à la photo. La visite d’un musée est un exercice contraignant, il y a un parcours à suivre, impossible de passer dix minutes à apprécier une œuvre, on n’aurait plus le temps de finir la visite – et il y a tant à voir. Il suffit de refaire le même parcours sans appareil pour se rendre compte que, démuni de cette béquille, on consacre un temps plus long à l’observation. La photographie est une façon de répondre à la profusion muséale, elle donne l’impression de pouvoir l’affronter, la contrôler avec plus de sérénité. Enfin, le plaisir de la contemplation ne fait pas perdre pour autant le sens de la civilité. Nous savons que d’autres attendent derrière nous, le temps est compté, il faut laisser la place – clic !

Mais c’est quand on délaisse l’observation de l’œuvre pour suivre un groupe ou une famille dans sa déambulation qu’on perçoit le mieux l’utilité de la photo. Les visiteurs ne photographient que ce qu’ils aiment. Ils passent devant les pièces, parfois insensibles, souvent attentifs, mais on voit bien que le geste photographique correspond à chaque fois au point culminant de leur intérêt. Un visiteur ne photographie jamais un objet indifférent. Loin de former écran, la photo est au contraire une marque d’attention, la preuve de l’accueil d’une œuvre au sein du patrimoine privé de chacun, la signature de l’appropriation.

Si la photographie paraît une pratique bien adaptée à l’exercice de la visite, qui permet de gérer et de s’approprier le musée, pourquoi l’interdire ? Il n’existe pas de véritable réponse à cette question. L’explication par le souhait de préserver les revenus des produits éditoriaux est démentie par les chiffres. A l’exception des dessins et des photos anciennes, celle de la préservation des œuvres des méfaits du flash n’a pas de fondement scientifique et ne se justifie plus depuis l’avènement de la photo numérique. Reste le désir de protéger les conditions de la délectation.

L’interdiction de photographier est un apanage des musées de peinture. Aucun musée des sciences, dont l’affluence est souvent plus importante et qui comporte plus de dispositifs interactifs, ne considère la photo comme une perturbation de la visite. Édicté pour des raisons mystérieuses aux justifications improbables, l’interdit participe en réalité de la sacralisation de l’œuvre d’art, à laquelle le musée de peinture ne peut tout à fait renoncer.

Plutôt qu’une activité dangereuse, la photographie est au musée une activité vulgaire. Ce que refusent les conservateurs des départements de peinture est précisément sa capacité d’appropriation, qui ne menace ni véritablement le droit ni l’intégrité de l’œuvre, mais qui fait bien pire : métamorphoser la haute culture en culture populaire.

La Joconde n’est plus depuis longtemps un tableau de chevalet. C’est une icône pop protégée par une vitre blindée, qui se visite comme on va voir un concert de Michael Jackson, dans la fièvre et l’hystérie de la rencontre avec un comble de la renommée. On comprend que du point de vue du puriste, cette œuvre puisse être considérée comme perdue pour l’histoire de l’art.

Mais l’invention du musée engage qu’on le veuille ou non un processus de dépossession, un transfert de la propriété des biens culturels des élites vers le peuple. Il ouvre un espace de négociation entre haute et basse culture, qui est sa raison d’être. Préserver les œuvres n’est pas le rôle du musée, mais de l’archive. Et préserver le confort de la visite doit s’opérer par la gestion des flux plutôt que par l’interdiction de la photographie.

D’accord, La Joconde fait frémir. Mais le rapport à la culture se construit dans l’histoire. Le rôle du musée n’est pas de livrer le spectacle de l’icône, il est de faire revenir une deuxième fois le visiteur et de lui apprendre à découvrir ce qu’il ne connaissait pas encore. L’appropriation est l’unique levier de cet apprentissage.

Voir la photo au musée comme une nuisance est un contresens. Si le musée du Louvre a dû renoncer à l’interdiction en 2005 sous la pression du public, si des mouvements militants se mobilisent à Orsay pour faire entendre la voix des visiteurs, ce n’est pas par goût de la pollution visuelle, mais à l’évidence parce que la photographie représente un véritable enjeu pour le tiers exclu de la culture savante. Les conservateurs qui se promènent chaque jour parmi les œuvres doivent comprendre que ceux qui n’ont pas cette chance se servent de la photo pour apprendre le musée.

La photo n’est pas l’ennemie du musée. Comme la majeure partie de la pratique photographique privée, ce qu’elle manifeste est d’abord de l’amour. Refuser aux gens d’aimer les œuvres à leur manière est un acte d’une grande brutalité et un insupportable paradoxe au regard des missions du musée. Pour l’apercevoir, les conservateurs doivent mieux comprendre les logiques de la culture populaire, se rapprocher de ceux qu’ils invitent au spectacle, en un mot faire eux aussi ce qu’ils attendent des visiteurs : un effort d’adaptation culturelle.

En voulant bannir la photo, les musées interdisent en réalité la peinture. Comment expliquer à nos petits-enfants que les seuls absents de nos albums, entre les monuments de Florence et la visite du Science Museum de Londres, sont les tableaux des Offices ou de la National Gallery ? Comment veut-on que la jeunesse d’aujourd’hui fasse participer ces rares merveilles à sa culture visuelle pléthorique si le musée ne l’aide pas à en conserver la mémoire, en plaçant les œuvres sur un pied d’égalité avec le reste de l’offre culturelle ? Interdire la photo, c’est punir le musée. Est-ce vraiment cela qu’on souhaite ?

Article initialement paru sur Culture Visuelle, L’Atelier des icônes.

Posté le 22 février 2011

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