Reprise d’un article publié par Internet actu
Par Jean-Michel Cornu le 10/11/10
(magazine en ligne sous licence Creative Commons)
L’innovation est devenue le moteur de notre société, mais de quelle innovation parlons-nous ?
Il y a bien sûr l’innovation technologique qui comprend sa petite sœur moins connue : l’innovation architecturale (ainsi, c’est l’architecture de l’internet qui en apporte avant tout sa valeur). Cette première génération d’innovation a toujours cours, mais elle a été complétée par une deuxième génération : l’innovation de service qui voit son explosion avec le web puis le web 2. Celle-ci est également accompagnée de sa petite sœur moins connue mais tout aussi importante : l’innovation d’usage, réalisée non pas par les offreurs de services mais par leurs utilisateurs. C’est sur cette dernière, nécessairement plus large que les laboratoires technologiques et les sociétés de services, que s’est fondée la Fondation internet nouvelle génération (Fing) en 2000. Aujourd’hui, nous parlons d’une troisième génération avec l’innovation sociale. Tous ces types d’innovations s’entremêlent et se soutiennent les uns les autres. Mais l’innovation sociale a-t-elle elle-même une petite sœur ?
La sœur souvent oubliée de l’innovation sociale est certainement l’innovation économique. Le web a généré de nouveaux modèles économiques innovants qui ont permis le développement, par exemple, de toute une génération d’artistes [1]. L’économie en ligne a changé la vie depuis une dizaine d’année, jusque danscertains villages au Sud comme celui de Rovieng au Cambodge.
Dans ce domaine de l’innovation économique au service de l’innovation sociale, il existe un sous-domaine encore trop peu connu, mais qui prend pourtant aujourd’hui une importance grandissante : l’innovation monétaire. Il peut sembler étonnant de parler d’un tel sujet alors même que la création monétaire est un monopole des États et des banques. Pourtant, des monnaies “complémentaires” voient le jour un peu partout. De quelques monnaies jusqu’en 1984, nous en sommes à plus de 5 000 en 2009, selon Bernard Lietaer, ancien haut fonctionnaire de la Banque centrale de Belgique ayant participé à la création de l’euro, aujourd’hui l’un des spécialistes mondiaux des monnaies complémentaires. Il en existe pour développer l’échange local entre petit groupes (les systèmes d’échange local ou SEL, qui se sont développés en particulier en France), mais également pour réduire l’impact des crises financières sur l’économie (comme le wirtschaft – “économie” – ou WIR en Suisse), ou pour soutenir toute sorte d’activités (la culture, la coopération dans les réseaux sociaux, la formation, etc.).
Image : Money par Nick Ares.
1. Pourquoi parler de monnaies aujourd’hui ?
Si des monnaies complémentaires sont apparues ces dernières décennies, elles sont le plus souvent restées à des échelles assez confidentielles. Pourquoi alors ce sujet arrive-t-il de façon répétitive dans les grands médias ? Pourquoi mobilise-t-il toujours plus de monde, économistes, responsables de collectivités territoriales, experts de l’internet et même banques ? La réponse à ces questions est probablement dans la conjonction de plusieurs tendances.
Tout d’abord, l’essor des transactions financières ainsi que la succession de crises et de bulles économiques nous ont sensibilisés à la fragilité du système financier actuel et à ses répercutions sur l’économie et l’emploi. Les gouvernements et les collectivités doivent se protéger face à ces instabilités systémiques et innover pour continuer d’assumer leurs missions. Dans le même temps, des solutions ont été trouvées pour permettre de concilier les monnaies complémentaires et le financement de la collectivité.
De plus, les “richesses” portées par les personnes ne sont plus reconnues : des jeunes diplômés ne trouvent pas d’emploi, des professionnels compétents sont considérés comme trop vieux dès 40 ans, ceux qui ont développé une maîtrise dans un domaine manuel sont sous-valorisés, des intellectuels qui jusqu’aux chocs pétroliers contribuaient à faire avancer la société se sont précarisés [2]. Pas d’argent, pas d’emploi et donc autant de richesses qui restent à dormir ? Pourtant, progressivement, en parallèle des « emplois », des personnes actives développent des “activités” [3] nouvelles, parfois avec l’aide de monnaies complémentaires.
Les monnaies complémentaires étaient jusque récemment cantonnées à des échelles petites, même si, comme nous l’avons vu, elles commencent à intéresser un nombre grandissant de collectivités et de personnes actives. Mais c’est avec les entreprises que certains systèmes sont d’ores et déjà passés à l’échelle. En effet, le trillon de Miles (par exemple, les S’Miles) créé chaque année est considéré par beaucoup d’économistes comme de la monnaie : entre le moment où vous gagnez des Miles en échange de votre fidélité et le moment où le commerçant qui vous a donné en échange un bien ou un service les reconvertit en monnaie conventionnelle, il s’est créé une masse monétaire [4]. Il en va de même des autres cartes de fidélisation et Chèques-Déjeuner. Aujourd’hui, ce sont également certaines collectivités qui utilisent ces principes avec, par exemple, plusieurs dizaines de monnaies complémentaires créées dans plusieurs régions du Brésil.
Les moyens et les savoir-faire se développent également. Mettre en place une monnaie complémentaire, c’est agir sur une communauté et sur les processus de confiance qui la structurent. Depuis quelques années, nous commençons à comprendre les mécanismes qui facilitent la coopération dans un groupe. Cette connaissance est indispensable pour pouvoir agir et passer à l’échelle. Il n’y a pas de monnaie sans communauté… [5]
Enfin, du coté des technologies, l’année 2010 pourrait bien être le véritable démarrage de l’innovation monétaire avec l’arrivée de plusieurs plateformes permettant de créer facilement des monnaies complémentaires utilisant l’internet ou le téléphone mobile. Pour Bernard Lietaer, l’innovation monétaire devrait apporter “plus de changements dans les quinze prochaines années que depuis le début de l’ère industrielle”.
Pourtant, nous connaissons en général assez peu de choses sur la monnaie.
- Comment la définir ?
- Quelles sont ses grandes fonctions ?
- La monnaie crée-t-elle de la confiance ou de la défiance ?
- Comment est-elle crée ?
Nous nous posons rarement ces questions. D’autres interrogations viennent s’ajouter aux premières avec l’arrivée de monnaies complémentaires : pourquoi multiplier les monnaies ? Est-ce légal ? Comment l’État se financerait-il si d’autres monnaies “ascendantes” prenaient de l’importance ? Comment “designer” une monnaie pour lui faire jouer un rôle social donné ? Peut-on imaginer une monnaie qui favorise l’innovation ?
Toutes ces questions et quelques autres sont abordées dans cet ouvrage. Il présente également quelques pistes sur l’innovation monétaire comme outil d’innovation sociale [6].
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Fixing the money pipeline par ShellyS.
2. A quoi sert la monnaie ?
Il existe de nombreuses définitions de la monnaie. Pour Wikipédia, c’est “un instrument de paiement spécialisé accepté de façon générale par les membres d’une communauté en règlement d’un achat, d’une prestation ou d’une dette”.
La plupart des définitions de la monnaie résument en fait la liste des trois grandes fonctions qu’Aristote avait identifiées :
- Une unité de compte, c’est-à-dire une fonction d’expression de la valeur et d’unité pour le calcul économique et la comptabilité ;
- Une fonction d’intermédiaire dans les échanges. La monnaie, contrairement au troc, n’impose pas d’acheter et de vendre au même moment et à la même personne, on peut vendre d’abord mais acheter plus tard ;
- Une fonction de “réserve de valeur“, c’est-à-dire la capacité de transférer du pouvoir d’achat dans le temps. Avec le prêt, on peut acheter d’abord mais vendre plus tard (pour rembourser l’argent avancé).
Mais à y regarder de plus près, ces fonctions sont parfois contradictoires entre elles. Lorsque nous obtenons du pouvoir d’achat “à l’avance” grâce, par exemple, à l’endettement, nous devons en contrepartie payer non pas une somme forfaitaire pour le service rendu, mais un intérêt sur la somme de monnaie avancée. La monnaie elle-même acquiert alors une “valeur” qui s’achète avec de l’argent, c’est-à-dire de la monnaie… Cette valeur est fonction du risque estimé par le prêteur mais aussi de mécanismes d’offre et de demande. D’un autre coté, une unité de mesure doit être absolument neutre (le mètre ou la seconde, par exemple). Pourtant l’unité de compte fluctue. Sa valeur varie avec les variations des taux d’intérêt et avec la confiance dans une monnaie particulière face aux autres monnaies. Tout se passe comme si nous mesurions des distances avec un mètre élastique. Faut-il alors séparer l’argent en plusieurs types de monnaies pour prendre en compte cette difficulté ? C’est l’approche de Claude Perigaud qui propose une “monnaie 3D” couvrant différents axes avec des caractéristiques différentes [7].
Une autre question serait de savoir ce que nous voulons mesurer avec la monnaie : la valeur d’échange, comme c’est le cas avec les monnaies traditionnelles ? Le temps passé comme dans le cas du Time dollar ou les banques du temps nées en Italie ? Dans ce dernier cas, l’unité utilisée est plus stable et l’heure légale ne subit apparemment aucune inflation… Nous pourrions également prendre en compte la valeur d’usage, qui serait plus proche de l’intérêt de chaque personne. Mais dans ce cas, la somme payée par l’acheteur n’est pas la même que celle encaissée par le vendeur [8] ! De plus, il est fondamentalement impossible de mesurer avec précision la valeur d’usage car, selon Wikipédia, “la mesure est la détermination d’une grandeur particulière grâce à un étalon ou une unité”. Nous ne disposons pas d’étalon externe commun aux hommes sur nos propres valeurs subjectives. C’est dans ce sens qu’Arthur Schopenhauer a dit : “Je connais le prix de tout et la valeur de rien.” En fait, nous ne pouvons mesurer précisément aucune de nos “valeurs internes” : la valeur d’usage, mais également l’estime que nous avons pour une personne, la confiance, l’amour… Nous pouvons dire “beaucoup” ou “peu”, “de plus en plus” ou “de moins en moins”, mais nous en sommes réduits à ce que les mathématiciens appellent “le calcul approximatif” [9]. Sommes-nous limités à des monnaies qui régulent les flux entre les personnes sans prendre en compte l’être humain lui-même ? Faut-il dans ce cas tout monétariser ? Entre donner la priorité à l’homme et la donner à la régulation de la société, peut-on imaginer des intermédiaires avec, par exemple, des monnaies “pifométriques” qui tiendraient compte des valeurs approximatives des hommes ?
3. La monnaie : basée sur la confiance ou sur la défiance ?
Bernard Lietaer définit la monnaie comme “l’accord au sein d’une communauté, sur un standard d’échange” [10].
L’accord au sein d’une communauté part de la notion de confiance. Mais cette confiance peut être celle entre ses membres, la confiance dans l’institution qui administre le groupe, ou bien encore la confiance dans les mécanismes d’échange au sein même du groupe. Michel Gensollen, chercheur associé à Télécom ParisTech, explique [11] que les réseaux sociaux et l’économie ne font pas bon ménage, car ils sont basés sur une confiance dans des personnes (pour le premier) et une confiance dans un mécanisme (pour le deuxième). Ainsi pour Patrick Viveret, dans sonrapport pour le gouvernement Reconsidérer la richesse (janvier 2002), alors que les monnaies devraient s’appuyer sur une communauté et se développer grâce à la confiance entre ses membres, elles sont devenues des “monnaies de défiance” : l’intérêt que l’on demande lors d’un prêt représente la “prime de risque” liée au fait que l’on n’a pas totalement confiance dans la capacité de la personne à rembourser le prêt. Cela est d’autant plus étonnant que le verbe “payer” vient du latin pacare, “faire la paix”… La monnaie était donc conçue au départ avec un rôle pacificateur : permettre de se faire confiance.
« Créer de la confiance quand on n’a pas encore de monnaie
Les premières monnaies, explique l’anthropologue et sémiologue Clarisse Herrenschmidt dans son livre Les Trois Écritures, sont nées à Éphèse, en Grèce ionienne (l’actuelle Turquie), au VIIe siècle avant notre ère. Mais bien longtemps auparavant, explique-t-elle, vers 3300 avant notre ère, les hommes avaient inventé un “mécanisme de confiance”. Ils utilisaient pour cela des “bulles-enveloppes” sphériques en argile qui contenaient des objets, les “calculi” dont le nombre correspondait au nombre de marchandises transportées (des têtes de bétail, par exemple). À l’arrivée, il suffisait de desceller ou briser le conteneur et de vérifier que la quantité de marchandise correspondait bien au nombre des calculi contenus dans le globule. On pouvait alors avoir confiance dans le fait que le transporteur n’avait pas substitué de la marchandise. Sans avoir besoin d’avoir, a priori, totalement confiance en lui…
Les bulles-enveloppes ont perduré à peine trois générations et ont engendré l’invention de l’écriture en général. »
Une des grandes questions de l’histoire de l’humanité est de savoir comment construire une communauté de confiance avec un nombre de personne le plus large possible ? Cette question est particulièrement d’actualité en France. Les économistes Yann Algan et Pierre Cahuc ont montré dans leur livre La Société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit que les Français se trouvent dans une situation très atypique de défiance par rapport à la plupart des autres pays.
Les animaux font des alliances au maximum avec deux ou trois de leurs congénères (une alliance, contrairement à la participation à une meute ou un troupeau, nécessite un choix de s’associer à l’autre ou au groupe). L’être humain est un animal social, grâce à plusieurs de ses spécificités [12], il peut ainsi relativement aisément organiser des alliances jusqu’à une douzaine de personnes pour aider chacun des membres à survivre.
Pour permettre à un groupe de grandir au-delà d’un petit groupe, il est nécessaire de trouver des moyens pour développer la confiance. Ceux-ci peuvent être la mise en place d’institutions (qui ont permis de construire des villes, des seigneuries, puis les États-nations qui s’organisent maintenant pour la mise en place d’une mondialisation). Mais il est également possible (et sans doute complémentaire) de faciliter les alliances grâce à des règles qui permettent à la confiance de passer à l’échelle. Comme nous l’avons vu, il est possible de développer des règles qui remplacent la confiance dans les autres (devenus trop nombreux dans les grands groupes) par une confiance dans les règles (cela peut être la monnaie, mais également les constitutions et la réglementation dont se dote un État ou des instances internationales). Il est également possible, bien que cela soit moins connu, de prévoir des règles de reconnaissance entre les personnes qui peuvent se faire confiance. Il ne s’agit pas simplement des systèmes de réputation sur le net qui s’apparentent plus à la confiance dans un mécanisme, mais plutôt de méthodes permettant aux personnes de se reconnaître entre elles. Par exemple, la théorie des “barbes vertes” montre que des altruistes peuvent disposer d’un avantage en matière de survie à condition d’avoir des modes de reconnaissance entre eux qui mutent très rapidement. C’est le cas, par exemple, dans les communautés sur le web qui naissent, disparaissent, puis se recréent très rapidement sur de nouvelles bases avec souvent les mêmes personnes. Cette approche serait une piste complémentaire de celle de la monnaie pour construire la confiance dans un grand groupe [13].
Jean-Michel Cornu
La Fing s’apprête à lancer un groupe de travail sur le sujet de l’innovation monétaire pour creuser les premières pistes mises à jour dans cette synthèse. Si le sujet vous intéresse, vous êtes invité à vous signaler auprès de Jean-Michel Cornu.