« Du public au commun » : le titre du séminaire a tout d’une annonce programmatique, ce qui est plus encore mis en évidence par le thème des deux exposés de cette première séance, « Le passage du public au commun ».
En effet, avec le terme de « passage », ce qui est encore implicite dans le titre devient explicite : on a là l’idée, non d’un passage qui serait déjà en cours ou d’un processus déjà engagé, mais bien à mon sens d’un passage qui dessine les contours d’une tâche en ce qu’il définit ce qui est souhaitable et même nécessaire, ce qui mérite par conséquent d’être promu au rang d’objectif par et pour l’activité pratique.
Entendu ainsi, le titre veut dire : il faut passer du public au commun, de quelque manière qu’on entende ce « il faut » et quelque précaution que l’on prenne pour le distinguer d’un devoir-être abstrait. La question préjudicielle, celle qui se pose préalablement à la question du ou des modes du passage (comment effectuer ce passage ?) est donc la question de la nécessité d’un tel passage (pourquoi faut-il passer du public au commun ?). Mais on peut encore aller au-delà, jusqu’à se demander ce que présuppose le fait même de s’interroger en termes de « passage ». On pourrait se demander quel rapport se trouve par là impliqué entre le point de départ du passage et son aboutissement ou sa fin. De toute évidence, si un passage est possible, c’est que le rapport ne peut pas être un rapport de pure et simple confrontation ou d’exclusion mutuelle. On ne saurait en effet se proposer de « passer du privé au commun » tant le rapport entre les deux est justement d’opposition directe, alors qu’on peut très bien se proposer de substituer le commun au privé, mais à condition d’être conscient que cela même présuppose la destruction du privé, ce qui est tout, on en conviendra aisément, sauf l’amorce d’un passage.
La question vaut d’autant plus la peine d’être posée que le public semble à première vue s’opposer également au privé, c’est-à-dire avoir le même contraire direct que le public, de sorte qu’il paraît assez tentant de rapprocher le commun et le public jusqu’à les rendre indiscernables l’un de l’autre. C’est ce que fait Hannah Arendt dans le chapitre II de Condition de l’homme moderne en jouant sur le fait que le commun et le public ont en commun de s’opposer tous deux au « privé », lui-même assimilé au « propre ». Elle ramène pour ainsi dire l’opposition du « domaine public » et du « domaine privé » à l’opposition du commun (koinos) et du propre (idios). En grec, idios désigne ce qui est privé ou propre à quelqu’un, qu’il s’agisse d’un bien ou d’une manière d’être, par opposition à ce qui est public (koinos). Pour Arendt, le « domaine public » coïncide avec le « monde commun », celui de la cité et donc de la politique, par opposition au domaine privé qui est celui de la « propriété » (en latin proprius dériverait de pro privo, « à titre particulier » et proprietas dériverait de proprius avec le double sens de « possession » et de « caractéristique »), domaine dans lequel on est « privé de » quelque chose d’essentiel, à savoir précisément de l’être ensemble qui définit le monde commun.
A suivre cette ligne de pensée, on ne serait donc nullement fondé à poser la question du passage du public au commun : le public et le commun sont le même, et un passage ne peut s’opérer à l’intérieur du même. On pourrait, en laissant de côté des considérations aussi théoriques, invoquer tout simplement une certaine urgence pratique pour mieux écarter une telle question : le public faisant aujourd’hui l’objet d’attaques répétées, il s’agit avant tout de le défendre contre l’offensive du privé (préparation, à travers la réforme des retraites, du régime par capitalisation, privatisation de l’eau, droits de propriété intellectuelle, brevets, etc.).
Dans un tel schéma, où la seule opposition consistante est celle du public sous la figure de l’Etat et du privé sous la figure du marché, le « commun » fait figure d’intrus à la place difficilement assignable, de tiers encombrant aux contours mal définis.
On ne doit surtout pas se dérober et poser de but en blanc la question : en quoi le commun, et non le public, est-il le véritable enjeu, et en quoi l’opposition du privé et du public n’est-elle plus aujourd’hui l’opposition pertinente ? Et en quoi la tâche est-elle bien de passer du public au commun, ce qui présuppose que le rapport du premier au second ne soit ni un rapport de pure et simple confrontation, ni un rapport de synonymie, de manière à rendre possible quelque chose qui soit de l’ordre d’une transformation pratique du public qui aille au-delà du public ?