Lawrence Lessig : De l’économie de la Culture

Lawrence Lessig est un mili­tant de la neu­tra­lité du net. Cofondateur des Creative Commons et expert de la pro­priété intel­lec­tuelle, il est pro­fes­seur de droit à Harvard. Le texte dont nous vous pro­po­sons aujourd’hui une tra­duc­tion dans de 2006, mais comme vous allez pou­voir le consta­ter, et comme pour beau­coup des écrits de Lawrence Lessig, il n’a pas pris une ride.

un taxte publié par le magazine Read Write web en français, texte sous licence CC-by

L’une des plus impor­tantes conclu­sions que l’on peut tirer des tra­vaux de Benkler, von Hippel, Weber (mon ana­lyse est dis­po­nible ici) et de beau­coup d’autres, est que l’internet nous a rap­pelé que nous ne vivons pas dans une seule écono­mie, mais dans deux, au moins. L’une est l’économie « com­mer­ciale » tra­di­tion­nelle, une écono­mie régu­lée par une règle simple : tout tra­vail mérite salaire. L’autre écono­mie revet bien des déno­mi­na­tions, l’économie des ama­teurs (a), l’économie du par­tage (b), l’économie de la col­la­bo­ra­tion ©, l’économie non com­mer­ciale (d) ou l’économie de pair à pair (e). Cette seconde forme d’économie (quel que soit le nom que vous lui don­niez, je m’en tien­drais pour ma part à l’appeler « seconde écono­mie ») est l’économie de Wikipedia, du logi­ciel libre et de l’open source, celle du tra­vail des astro­nomes ama­teurs, etc. Elle posède une logique dif­fé­rente, plus com­plexe, que l’économie com­mer­ciale. Si vous ten­tez de tra­duire toutes les inter­ac­tions qui y prennent place dans le cadre pro­posé par l’économie com­mer­ciale, vous êtes sûr de la tuer.

Nous avons tous constaté aujourd’hui la valeur incroyable que peut créer cette seconde écono­mie, et je pense que la plu­part serait d’accord pour dire que nous devons réflé­chir d’arrache pied à la meilleure façon de l’encourager et de la faire fruc­ti­fier : quels tech­niques sont requises pour lui don­ner nais­sance, com­ment peut on la sou­te­nir, qu’est-ce qui la fait croitre. Je ne pense pas que qui­conque sache exac­te­ment com­ment faire cela cor­rec­te­ment. Ceux qui vivent dans les com­mu­nauté de la seconde écono­mie (comme Wikipedia) ont cepen­dant de bonne intui­tions sur ce sujet.

Mais le corol­laire, par­ti­cu­liè­re­ment déli­cat, est de savoir com­ment ou s’il est utile de lier ces deux écono­mies. Existe-t-il des pas­se­relles entre l’économie com­mer­ciale et la seconde écono­mie ? Y a-t-il un moyen de mettre en place et de gérer une écono­mie hybride, une écono­mie qui se situe­rait à la fron­tière de ces deux économies ?

Le défi que pose cette écono­mie hybride est celui que Mozilla, RedHat, SecondLife, MySpace et d’autres tentent de rele­ver. Comment conti­nuer à faire appel à la main d’œuvre créa­tive de la seconde écono­mie, tout en tirant par­tie de la créa­tion de valeur propre à l’économie com­mer­ciale ? C’est un défi dif­fé­rent de celui qui consiste à savoir com­ment faire s’épanouir la seconde écono­mie, mais objec­ti­ve­ment, ces deux défis sont liés. Mais ce défit là n’est pour l’instant pas encore plei­ne­ment compris.

Alors que j’observe le déve­lop­pe­ment de Creative Commons, je suis enthou­siasmé par les expé­riences qui tentent de trou­ver un moyen de déve­lop­per cette seconde écono­mie, tout en établis­sant des liens vers l’économie com­mer­ciale. Je l’ai déjà écrit dans un billet à pro­pos de Yehuda Berlinger, qui a mis les lois du réseau en ver­sets. Dans ce billet, je l’incitai à adop­ter une licence Creative Commons. Il l’a fait, mais d’une façon par­ti­cu­liè­re­ment inter­es­sante, comme il le men­tionne sur son site :

« Ces tra­vaux sont pro­té­gés par une licence Creative Commons Attribution-Non com­mer­ciale. L’attribution signi­fie que vous devez mettre un lien en dur sur ce billet, par­tout où cela est pos­sible. Une licence com­mer­ciale est égale­ment dis­po­nible auprès de l’auteur »

Cette idée fait par­tie de celles que nous expé­ri­men­tons avec les Creative Commons : une licence non com­mer­ciale qui inclue un lien expli­cite vers un autre site qui pro­pose une licence com­mer­ciale. C’est une façon de pré­ser­ver la sépa­ra­tion de ces deux sphères de l’économie.

Mais le point le plus impor­tant ici est de recon­naitre l’effort mis à pré­ser­ver cette sépa­ra­tion, fort dif­fé­rent de celui de beau­coup des par­ti­sans du « logi­ciel libre » et des « conte­nus libres » qui veulent que toutes les licences « libres » auto­risent tout type d’usages, com­mer­ciaux ou non.

A mon humble avis, ils ignorent tout sim­ple­ment une réa­lité cru­ciale concer­nant la dif­fé­rence entre ces deux écono­mies. En pra­tique, ils font l’erreur inverse de celle comise par ceux venus du monde de l’économie com­mer­ciale : beau­coup d’ayants droits pensent que chaque uti­li­sa­tion de leur œuvre doit être sou­mise au copy­right (il suf­fit de se réfé­rer aux mul­tiples abus des déten­teurs de copy­right pour s’en convaincre), et leurs oppo­sants mettent en avant l’idée de conte­nus « libres » en pous­sant leurs par­ti­sans à trai­ter tous conte­nus comme s’ils était hors d’atteinte des lois du copy­right (en pra­tique, pas que tech­nique­ment). La seconde écono­mie pense cela dif­fé­rem­ment : cer­tains usages devraient être libres, d’autres sou­mis à autorisation.

C’est parce que je suis rem­pli d’un pro­fond res­pect envers ceux qui font cette erreur au sein des par­ti­sans du libre (et que je suis convaincu que leur moti­va­tions sont pures) que je les enjoins à recon­si­dé­rer la sim­pli­fi­ca­tion radi­cale du projet social qu’ils défendent. J’aime la dyna­mique de la seconde écono­mie. Benkler lui a donné sa théo­rie. Je pense que nous devons tous tra­vailler à lui appor­ter notre sou­tien, et ces­ser d’ignorer cette réalité.

La réponse la plus évidente (et la plus décon­cer­tante) est le logi­ciel libre et l’open source. Je disais au début de ce billet que ceux-ci opé­raient dans la seconde écono­mie. Mais c’est le mou­ve­ment des conte­nus « libres » au sujet duquel je suis sep­tique, et a sa volonté de pous­ser les concepts issus du logi­ciel libre dans le monde des contenus.

Comment pourrait-il en être autrement ?

A mon sens, la dif­fé­rence tient à la dis­pa­rité dans la nature de ces deux choses (logi­ciel et conte­nus). Certaines pro­duc­tions cultu­relles peuvent se faire de façon col­la­bo­ra­tive dans un mode iden­tique à celui adopté par le logi­ciel libre – Wikipedia. Mais prou­ver que cela s’applique à tous les conte­nus est autre­ment plus dif­fi­cile. Reste a prou­ver qu’il existe véri­ta­ble­ment une dif­fé­rence, mais il est impor­tant d’avoir cette discussion.

Posté le 5 septembre 2010

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