L’étude des comportements peut-elle permettre de les changer ? (2/4) : Vers le paternalisme libertaire

Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans Economie et marchés, Education et formation, Usages, par Hubert Guillaud, le 13/04/10

(magazine en ligne sous licence Creative Commons)

“Est-ce que des actions simples et peu couteuses pourraient réduire drastiquement les émissions de carbones responsables du réchauffement global ?” se demandait récemment lors d’un colloque, le Conseil de défense des ressources naturelles américain. Bien sûr ! explique convaincu le journaliste et éditorialiste Marc Gunther. Même si chacun est convaincu que son propre comportement n’a pas d’incidence par rapport à celui, global, des 6 milliards d’êtres humains qui composent la planète, les actions individuelles de chacun ont toutes du sens. Si on analyse le rôle d’un individu d’une manière rationnelle, bien sûr ! , nos actions individuelles n’ont pas d’impact, à l’image de Colin Beavan, ce New Yorkais qui avait décidé de vivre pendant un an sans que sa consommation ait le moindre impact climatique et qui fait désormais une tournée internationale pour promouvoir son livre et son film.

Les actions individuelles ne peuvent se substituer à des actions politiques. Néanmoins, l’impact des actions de chacun ne se résume pas à la somme de ses actions individuelles. “Si vous commencez à aller au vélo au travail, votre exemple va inspirer les autres, votre expérience risque de vous rendre plus actif dans votre communauté, vous allez vous assurer qu’il y ait des pistes cyclables…”, estime Peter Lehner, directeur exécutif du Conseil de défense des ressources naturelles américain. Les symboles, comme l’Earth Hour lancé par le WWF, consistant à éteindre pendant une heure nos appareils électriques, n’ont aucun impact sur le réchauffement climatique, mais ils sont essentiels pour nous aider à prendre en compte ! notre rôle dans le changement climatique, invisible et subreptice.

Que voulez-vous manger ?

Là encore, aussi minimes que ses actions puissent sembler être, l’économie comportementale a assurément un rôle majeur à jouer pour aider les gens à adopter des comportements plus adaptés à la menace climatique.

Marc Gunther, évoquant la conférence sur le comportement, l’énergie et le changement climatique qui a eu lieu à Washington en novembre 2009, citait un exemple très marquant. Quand on est invité à diner dans une conférence, le repas par défaut est un repas carné. Un serveur demande néanmoins à chaque participant s’il souhaite un repas végétarien et rares sont les personnes qui en font la demande. Mais que se passerait-il si les choix étaient inversés ? Les organisateurs de la conférence ont fait l’expérience : ils ont fait du déjeuner végétarien l’option par défaut. Résultat : 80 % du public de la conférence a opté pour les légumes. Non pas parce qu’il ! y avait beaucoup de végétariens dans la foule, mais parce que le choix a été présenté différemment. Quand on sait que les carnivores réguliers contribuent sept fois plus aux émissions de gaz à effet de serre que les végétariens et quand on pense au nombre de repas par défaut qui pourraient être proposés de cette façon, on comprend qu’il y a là des leviers puissants pour transformer notre rapport au monde.

L’économiste Richard Thaler et le juriste Cass Sunstein, directeur des affaires réglementaires dans l’administration Obama, auteurs de Nudge, la méthode douce pour inspirer la bonne décision (dont la traduction française vient de paraître) ne disent pas autre chose dans leur ouvrage. Dans leur introduction, ils évoquent d’ailleurs un exemple assez similaire au précédent : le fait que le placement des légumes, des plats et des desserts proposés dans une cantine ait un effet capital dans leur consommation. En modifiant le positionnement et la présentation des aliments sur la ligne de choix d’un self-service, on peut augmenter ou diminuer leur consommation de quelque 25 % ! On peut ainsi parvenir à jouer (un peu) su ! r la consommation d’aliments diététiques ou d’aliments gras ou sucrés. On voit tout de suite que les conséquences ne sont pas seulement écologiques ou économiques, mais aussi sanitaires, sociales, et politiques.

Thaler et Sunstein parlent de “paternalisme libertaire” pour définir la nouvelle marge de manoeuvre qui s’ouvre aux politiques publiques via ces méthodes et outils. “Le concept derrière le paternalisme libertaire est qu’il est possible de conserver la liberté de choix – donc l’idée libertaire – tout en faisant évoluer les gens dans des directions qui améliorent leurs vies – d’où l’idée de paternalisme”, explique Cass Sunstein.

“Nous souhaitons que les institutions publiques et privées s’efforcent d’améliorer la qualité de vie des gens. Au sens où nous l’entendons, une politique est “paternaliste” si elle s’efforce d’influencer les choix de façon à promouvoir les intérêts des gens, tels qu’ils les conçoivent eux-mêmes.(…) Mais dans de nombreux cas, les individus prennent d’assez mauvaises décisions – qu’ils n’auraient pas prises s’ils y avaient consacré toute leur attention, s’ils avaient possédé une information complète, des aptitudes cognitives illimitées et une totale maîtrise de soi.”

Comme ils l’expliquent dans leur livre, pour cela, il faut employer la méthode douce, le nudge :

“Pour être considérée comme un simple nudge, l’intervention doit pouvoir être évitée facilement et à moindres frais. Les nudges n’ont aucun caractère contraignant. Mettre les fruits à la hauteur des yeux des enfants, cela compte comme un nudge. Mais certainement pas interdire les snacks, confiseries et sucreries.

L’économie comportementale appliquée

L’économiste Hunt Allcott qui travaille à l’Initiative énergétique du MIT souhaite appliquer les travaux de l’économie comportementale à notre consommation énergétique, explique le MIT News.

En matière de recherche pour minimiser nos dépenses énergétiques, nous investissons essentiellement dans la recherche de nouvelles formes d’énergie, explique le scientifique, mais très peu dans des programmes de recherche sociale pour encourager les gens à consommer l’énergie différemment (voire notamment “Pourquoi n’avons-nous pas un cerveau vert ?“). Dans le domaine de l’économie comportementale, les recherches ont surtout consisté à identifier les barrières dans les processus de décision qui nous font faire de mauvais choix, mais plus rarement à identifier les pistes pour en changer. Dans le domaine de la consommation d’énergie, les économistes ont tendance &agrav ! e ; penser que nos comportements sont d’abord motivés par le prix, au détriment d’autres raisons, comme le bien-être par exemple ou notre rapport aux autres. Or nos comportements économiques ne se basent pas tous sur des réflexes économiques primaires.

OPower, une compagnie d’électricité de Virginie, envoie à ses clients des rapports de consommation énergétique détaillés, comparant les dépenses de chacun à celles de leur voisinage. Une mesure sans grand coût pour OPower, mais qui a permis de réduire les dépenses énergétiques de la compagnie de 2 %, par simple émulation. “Les psychologues ont depuis longtemps montré que quand vous dites aux gens quelle est la norme, ceux-ci tendent à s’y adapter”, explique Hunt Allcott. “C’est ce qu’on appelle la coopération conditionnelle : les gens peuvent être altruistes s’ils voient que leurs efforts contribuent au bien commun. Les gens o ! nt plus tendance à contribuer au bien commun s’ils sont informés que les autres y contribuent plus qu’eux.”

L’autre explication de cette émulation repose sur l’inférence sociale : je ne me préoccupe pas d’environnement, mais je veux économiser de l’argent. Si vous me dites que j’use deux fois plus d’énergie que mon voisin, cela m’indique peut-être que je laisse ma fenêtre ouverte ou que mon four dépense trop d’énergie. L’économie des autres me renvoie à celles que je pourrais faire. Reste à savoir laquelle de ces deux réponses est la plus efficace pour influencer le comportement des gens.

Fort de cette enquête sur l’impact des normes sociales (.pdf), il propose de “repenser le prix de l’électricité en temps réel” (.pdf) : alors que la plupart des consommateurs sont facturés à prix quasi constant en dépit des variations horaires du prix du marché de gros, il serait plus judicieux d’exposer les consommateurs aux prix horaires réels, afin de leur faire prendre conscience qu’ils peuvent avoir une action pour diminuer la consommation générale et agir lors des périodes de pointes.

Transformer les options par défaut, faire prendre conscience des normes de comportements, agir sur l’inertie naturelle de l’homme sont les trois principales méthodes qu’évoquent Thaler et Sunstein pour aller vers “l’incitation douce” du “paternalisme libertaire”. Des méthodes qui n’ont rien d’original si on le regarde à deux fois. Voilà longtemps que le marketing et la publicité les utilisent, mais dans un but qui n’est pas celui du bien-être des utilisateurs, de la société ou de la planète… Souhaiter appliquer ces méthodes qui, en partie, ont porté leurs fruits, aux politiques publiques est-il la marque de l’absorption des politiques publiques dans un nouveau stade de l’évolution du capitalisme, le capitalisme cognitif ? Où au con ! traire, faut-il la lire comme une réaction et une réappropriation par la sphère publique des excès du capitalisme et de ses propres armes ?

Hubert Guillaud

Lien permanent et réaction en ligne : http://www.internetactu.net/2010/04/13/letude-des-comportements-peut-elle-permettre-de-les-changer-24-vers-le-paternalisme-libertaire/

Posté le 21 avril 2010

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