Le programme de recherche ANR Vox Internet II vous invite au colloque intitulé : De la gouvernance à la dynamique du « commun » de l’Internet : questions autour du « droit d’entrée ». English version available here.
Les communications seront en français, sauf deux qui seront présentées en anglais.
Présentation générale
Deux idées-force ont guidé les recherches du projet Vox Internet II : la pluralité des normes et la dynamique de l’action collective. Le présent colloque traitera plus particulièrement de la question de l’accès, autrement dit du « droit d’entrée » dans l’Internet. Trois thématiques seront travaillées à cet égard : l’exigence d’une littératie appropriée au numérique, le défi de l’ouverture des savoirs permise par les réseaux et le souci démocratique dans la régulation des accès physiques - le tout en respectant la démarche multidisciplinaire essentielle à nos travaux.
L’approche du sujet « gouvernance de l’Internet » sous l’angle de la pluralité des normes permet de combiner les contraintes construites par les infrastructures et les architectures techniques, les instruments de politiques publiques, les exigences des marchés et la diversité des usages. Les questionnements sur l’accès à l’Internet se résument trop souvent dans la littérature scientifique à une approche, plus ou moins élaborée, de la "fracture numérique". Nous nous emploierons, en mettant l’accent sur les controverses les plus vives et plusieurs initiatives présentées comme prometteuses, à analyser les ordres multiples de régulation. Ils témoignent en effet de tensions diverses autour d’une question centrale : l’Internet est-il au sens propre un « bien » et dans quelle mesure ce « bien » est-il « commun » ?
De fait, la notion de « commun » appliquée à l’Internet doit être revisitée. Comment peut-on délimiter le champ des « biens communs informationnels » : parle-t-on de la disponibilité de l’information ou du partage de la connaissance, de la couverture en haut débit ou d’un accès minimum pour tous, du retour à un monde « plat » ou de l’harmonie dans la différence ? Ne doit-on pas leur accorder une importance comparable aux biens communs naturels (l’eau, l’air), ou aux « services » tout aussi essentiels (l’éducation, la santé) que certains appellent des merit goods ?
Notre hypothèse est la suivante : la gouvernance, comprise comme la « gestion en commun » de l’Internet, a besoin de principes fermes et de règles évolutives. C’est à cette condition que l’Internet peut signifier l’espace commun d’un déploiement et d’un partage équitable et durable des savoirs.
Il s’agit en effet de corriger la « tragédie des 3 C », celle d’un monde où l’on ne peut avoir en même temps la Complexité, la Complétude et la Cohérence. Or nul ne doute aujourd’hui que le monde numérique est en totale continuité avec le monde physique. Promouvoir l’ouverture des voies d’accès à la connaissance, enrichir les modalités de création et de diffusion des savoirs, dévoiler les principes d’une régulation légitime, voilà qui pourrait nourrir la dynamique du « commun ».
On peut partir du droit existant, en s’appuyant sur des principes fondamentaux (le droit à la liberté d’expression, à l’information, à la connaissance, par exemple), dont la mise en œuvre rencontre des obstacles de toutes natures. On peut aussi, au vu des transformations repérées en matière de savoirs et de pouvoirs, analyser des formes inédites de relations d’autorité - lesquelles finissent par se substituer de facto au droit ou, parfois, en suggèrent une reconfiguration ouverte et plurielle. Enfin, au-delà du droit à l’information et dans le droit fil des Communication Rights revendiqués depuis longtemps pour l’ensemble des médias, un « droit à la communication » est-il imaginable pour exprimer et garantir le caractère éminemment qualitatif de nos interactions sur l’Internet ? Peut-être alors pourrions-nous mieux discerner les objectifs et moyens nécessaires pour bâtir un monde commun matériel et immatériel, privé et public, local et global.
Programme
Vendredi 26 mars
accueil à partir de 9h
- 9h30/10h Introduction générale : FRANÇOISE MASSIT-FOLLEA (Responsable scientifique du programme)
- 10h/12h30 - Session « Littératie » - Présidence : PAUL MATHIAS (Inspecteur général de philosophie)
- DOMINIQUE BOULLIER (Fondation nationale des Sciences politiques, Paris) : Les dispositifs de contribution comparés selon les architectures de réseaux sociaux.
- DANIEL PRADO (Direction Multilinguisme et Cyberespace, Union latine, Paris) : Outils et enjeux d’un Internet multilingue.
- DIVINA FRAU-MEIGS (Université Paris III) :
Education aux médias électroniques et droits humains : une approche publique, ouverte, participative et éthique.
- 14h30/18h00 – Session « Savoirs ouverts » - Présidence : DANIELE BOURCIER (CERSA, CNRS-Université Paris II)
- JOS DE MUL (Université Erasme, Rotterdam) :
The governance of biomics : commercial vs open source biology - DOMINIQUE CARDON (Laboratoire France Telecom) :
Comment l’encyclopédie en ligne Wikipédia est-elle « gouvernée » ? - CECILE MEADEL (CSI, Ecole des Mines, Paris) :
Construction et validation des connaissances dans les échanges électroniques sur des questions médicales. - HERVE LE CROSNIER (Université de Caen) :
Construire les biens communs de la connaissance.
Samedi 27 mars
- 9h/11h30 – Session « Accès physiques » - Présidence : PHILIPPE BARBET (Université Paris XIII)
- RAPHAËL SUIRE (Université de Rennes 1 / CREM-CNRS / MARSOUIN) :
L’action publique au regard de la mesure des fractures numériques. - OLIVIER SYLVAIN (Fordham Law School, New-York) :
Internet Policy and Democratic Legitimacy : Broadband Regulation in the USA. - ANNIE CHENEAU-LOQUAY (CNRS-IEP Bordeaux) :
Accès universel et économie informelle : le déploiement de l’Internet en Afrique.
- 11h45
Allocution de MIREILLE DELMAS-MARTY, professeure au Collège de France, Chaire Etudes juridiques comparatives et Internationalisation du droit.
- Pour toute information complémentaire, rendez-vous sur le site : www.voxinternet.org
- Ou écrire à contact@voxinternet.org
- Notre Adresse : Maison des Sciences de l’Homme
Vox Internet - Bureau 04
54 boulevard Raspail
75006 Paris
France
Présentation des trois sessions
(1) Vendredi 26 mars – 10h/12h30 - Session « Réseaux et Littératie »
Si répandues ou communes soient-elles, les pratiques numériques convoquent un nombre important de compétences qui ressortissent autant à la fréquentation des espaces et des objets numériques (machines ou logiciels) qu’à l’utilisation et à l’exploitation de connaissances ordinaires ou extraordinaires. Les réseaux numériques sont en effet en continuité avec les espaces sociaux ou cognitifs au sein desquels nous évoluons, quoique selon des modalités ou des règles peu apparentes, ou bien peu connues.
La problématique de cette continuité peut être centrée autour du thème de la littératie. La vie intellectuelle ou la vie sociale, la vie publique comme la vie privée exigent de mobiliser des savoirs divers ; elles s’articulent désormais inextricablement à une « vie en ligne » dont les exigences sont à la fois spécifiques et naturellement contiguës à celles de la « vie hors ligne ». Le concept de « littératie » désigne ainsi le socle de connaissances et de compétences qui paraît être requis pour une pratique optimale des réseaux et de leurs ressources. Il concerne les compétences proprement informatiques et communicationnelles mais plus encore les représentations, savoirs, interprétations ou idéologies qui accompagnent les usages plus ou moins « naturels » ou « spontanés » qui sont faits des réseaux. En ce sens le concept de « littératie » comporte trois dimensions : il est descriptif en ce qu’il renvoie aux savoirs mobilisés (maîtrise ou non-maîtrise dans un contexte de formatage technique des accès fixes ou mobiles) ; herméneutique parce qu’il fait inévitablement signe vers les conceptions du monde qu’il mobilise plus ou moins explicitement (questions de sens et de valeurs) ; et politique parce qu’il recouvre des conceptions concurrentes du « bien commun » et de l’« être-ensemble » dans ce qu’on appelle désormais une « société de la connaissance ».
Ces trois dimensions ne se distinguent que formellement. On ne peut par exemple pas poser la question de la maîtrise des TIC sans l’articuler à celle du développement des industries de l’Internet, ni répondre à cette première question sans se poser celle de l’organisation sociale des ressources et des savoirs ou celle de leur distribution. En déployant la problématique de la « littératie », nous souhaitons donc faire le point des rapports à établir et consolider entre le thème socio-politique de la gouvernance et celui, plutôt épistémologique, de la maîtrise des savoirs définie ou reconfigurée par l’expérience des réseaux. Les grandes lignes de cette session se définissent à partir des thématiques suivantes :
Un creuset de compétences :
Puisqu’on ne peut réduire l’expérience des réseaux à une maîtrise optimisée des machines informatiques et de leurs langages, quels sont les savoirs requis pour y « entrer » dans des conditions optimales ? Au delà du diagnostic, on se demandera si l’exigence de compréhension qui accompagne cette expérience relève d’un ou plusieurs registres de normativité.
La distribution des savoirs :
Si les technologies de distribution des savoirs sont déterminantes, est-il encore possible d’en faire une épistémologie critique ou bien doit-on seulement se plier à une « offre » et à ses contraintes « objectives » (algorithmes de classement, occupation publicitaire des écrans, etc.) ? Des réponses ne sont-elles pas à chercher du côté de nouvelles architectures dans l’organisation concrète des échanges et de nouveaux principes dans celle des savoirs ?
Une approche politique :
La construction technologique et réticulaire des savoirs et la conscience des enjeux du développement des réseaux dessinent-ils une vision nouvelle de l’espace civil et politique ? Si cette vision échappe à la distinction schématique du « local » et du « global », comment les contraintes systémiques de rang international rejoignent-elles les perceptions et valeurs territoriales et locales (langues, habitudes, pouvoirs, etc.) ? L’enjeu d’un Internet dit multilingue et les réponses très incomplètes qui y sont apportées pourront servir d’illustration.
(2) Vendredi 26 mars – 14h30/18h - Session « Savoirs ouverts »
L’Internet est communément présenté comme la porte d’entrée dans la « société de la connaissance ». La question qui nous intéresse ici, au delà du contenu des connaissances accessibles en ligne, est celle de leur statut et, plus précisément, de la manière dont leurs conditions de production, de circulation et de validation génèrent des tensions quant à la nature et à la finalité des savoirs.
Entre la demande de protection par le droit d’auteur et les possibilités techniques d’échange direct de fichiers, la notion de propriété intellectuelle appelle à des redéfinitions inventives. Plus encore, en ce qui concerne les données, la possibilité, par exemple, de faire séquencer son génome pour un coût modeste par une société privée et de le mettre en libre accès pour les besoins de la science pose en termes neufs la question du « commun » et de ses limites.
Entre la validation par les pairs et les multiples procédures collectives de construction des savoirs, la fonction d’autorité est mise en cause, ce qui invite à interroger la connaissance comme « bien commun » et à réexaminer le rôle et la responsabilité des médiateurs.
Entre les revendications de libre accès et les contraintes sur les usages qui s’exercent de plus en plus en amont - qu’elles soient le fait de difficultés cognitives, de considérations politiques ou de choix économiques inscrits dans les artefacts techniques, les différents types de régulation que l’on peut observer inscrivent la question des « savoirs ouverts » dans la problématique générale de la gouvernance de l’Internet.
Une pluralité normative est à l’œuvre, qui mérite d’être analysée pour comprendre comment le concept même de connaissance s’est transformé : l’avènement de « l’œuvre ouverte » dont parlait Umberto Eco, à la fois partageable et collaborative, n’enjoint-elle pas de repenser les instruments juridiques existants ? Si l’on est conduit, de ce fait, à mettre en débat « l’impératif de connaître » sous sa forme occidentale contemporaine, libérale au plan économique mais restrictive sur bien d’autres plans, comment donner plus de corps aux textes internationaux et aux multiples initiatives qui promeuvent des instruments juridiques « ouverts » pour garantir l’accès aux connaissances ?
La session abordera trois thématiques conjointes :
- La modification des contenus scientifiques en régime de TIC :
L’accès aux bases de données, leur localisation et les conditions de leur utilisation constituent un enjeu essentiel. On s’intéressera ainsi, à titre de paradigme, à la manière dont l’hybridation de la biologie et des sciences de l’information conduit à de nouveaux types de savoirs qui interrogent non seulement notre appréhension du monde mais aussi notre manière de l’organiser.
- La production de l’expertise :
Les nouvelles formes de production des connaissances comme celles de leur circulation et de leur diffusion conduisent à brouiller les distinctions traditionnelles entre savant et profane, entre auteur et lecteur, entre matériaux bruts et données certifiées, validées, acceptées. Comment se fabrique et se valide l’expertise ? Comment se définit le partage des responsabilités ? La régulation de l’encyclopédie en ligne Wikipedia et la circulation des connaissances médicales sur des listes électroniques de patients offriront ici des terrains de réflexion.
- Science ouverte / science privée :
Entre les dispositifs qui permettent une diffusion très large des connaissances et ceux qui en limitent la disponibilité, voire la privatisent, l’accès aux savoirs fait l’objet de nombreuses controverses. Vers quel statut de la connaissance évolue-t-on ? À quoi les régimes juridiques engagent-ils en matière de propriété, de diffusion et d’utilisation ? On s’intéressera en particulier au débat autour des Science Commons et aux initiatives internationales qui combattent la privatisation des connaissances.
Nous nous demanderons donc si l’Internet permet de démultiplier, promouvoir et protéger le « bien commun » en matière de production et de diffusion des connaissances et comment, entre principes et procédures, sa gouvernance peut y contribuer.
(3) Samedi 27 mars – 9h/11h30 - Session « Régulation des accès physiques »
Pour ce qui est de l’accès physique à l’Internet, la question de la disponibilité des infrastructures et des équipements a nourri bien des analyses sur la « fracture numérique ». D’abord centrée sur les inégalités entre pays développés et pays « du sud », celle-ci a progressivement pris en compte d’autres niveaux d’inégalités : jeunes et vieux, zones rurales et urbaines, handicaps, capital social et culturel, etc. Les politiques publiques en matière de développement de l’accès, si déterminées soient-elles, semblent à la remorque de deux ordres de détermination : le premier est issu du monde de la technique, le second des forces du marché, mais les deux ne jurent que par l’auto-régulation, acceptant au mieux de jouer le jeu de la co-régulation. Cependant l’Internet est devenu, sinon uniquement du moins très largement, un espace public. Et c’est sous cette figure qu’il faut interroger les conditions pratiques et normatives de l’entrée » dans le réseau de réseaux. La perspective d’un « droit d’accès » à l’Internet relève-t-elle d’un « service minimum garanti » ou de la fourniture de « la meilleure connexion possible » ? Que recouvre cette assimilation d’un « service » à un « droit » ? Peut-on traiter de manière uniforme les modalités de l’accès individuel, collectif ou public ? Peut-on raisonner en terme d’accès sans se demander sur quel type de « bien » reposent l’offre et la demande ? La régulation de l’accès physique n’a-t-elle pas beaucoup à voir avec celle de la circulation des hommes et des idées ?
Ces questions ne sont pas neuves. Elles se retrouvent à chaque étape de la longue histoire des politiques publiques en matière de communication. Cette session du colloque souhaite les aborder à partir de trois sujets de réflexion.
L’économie des interactions :
Une approche en termes macro-économique (financement des infrastructures et retour sur investissement, externalités de réseau, partage de la valeur ajoutée ou micro-économique (consentement à payer, par ex.) ne rend pas justice à la diversité des usages et ne permet pas suffisamment de rendre compte des non-usages. N’est-il pas contreproductif d’analyser à une même aune le choix d’acheter en ligne, par l’intermédiaire d’un site de grande enseigne ou d’enchères, ou de s’exprimer sur Facebook ou sur un blog, de télécharger un document administratif ou de procéder à un vote électronique ? Qui risque quoi à négliger l’encastrement social » des pratiques ?
Service universel ou accès universel :
Traditionnellement associée au monde des télécommunications, la notion de « service universel » est de plus en plus sollicitée à propos de l’accès à l’Internet, quoique dans une certaine confusion. Au delà des mots, c’est bien la « valeur de service public » de l’Internet, qui nécessite d’être définie, dans son périmètre (à la frontière de l’économique, du juridique et du politique) comme dans ses instruments (infrastructures, obligations de service, péréquations tarifaires ou géographiques, etc.). La situation qui prévaut en Afrique conduira à s’interroger sur la prégnance d’un modèle unique de déploiement de l’Internet et la possibilité d’une démarche plus respectueuse des spécificités et des aspirations du continent.
La régulation du haut débit : à la recherche de l’intérêt général.
Les récentes prises de position de la FCC (Federal Communications Commission) en faveur de la « neutralité de l’Internet » signeraient une fois de plus, selon certains analystes, le « retard européen ». Alors même que plusieurs Etats du vieux continent (Suisse, Finlande, Espagne) viennent de promulguer des lois sur « le droit au haut débit », il serait utile de comprendre quel type d’approche est convoqué aux Etats-Unis. Celle des normalisateurs techniques de l’Internet et celle des intérêts du marché ne se substituent-elles pas à la recherche d’un intérêt général ? Si l’on reconnaît la pluralité des normes, toutes se valent-elles pour autant ? Comment trancher entre la discrimination ou non du trafic, entre le légitime et l’illégitime, entre la régulation forte et la régulation faible, sur telle ou telle composante du système de l’Internet ? Enfin, comment la voix du public peut-elle être reconnue et promue dans un mode de gouvernance qui soit plus démocratique ?