. Comment l’internet transforme-t-il la façon dont on pense ? (2/5) : la grande question de l’attention

Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans Communication interpersonnelle, Débats, par Hubert Guillaud, le 10/02/10

(magazine en ligne sous licence Creative Commons)

“Comment l’internet transforme-t-il la façon dont vous pensez ?”, telle était la grande question annuelle posée par la revue The Edge à quelque 170 experts, scientifiques, artistes et penseurs. Difficile d’en faire une synthèse, tant les contributions sont multiples et variées et souvent passionnantes. Que les répondants soient fans ou critiques de la révolution des technologies de l’information, en tout cas, il est clair qu’internet ne laisse personne indifférent.

S’il est une grande question qui traverse la majorité des contributions des experts recueillis par The Edge, c’est bien celle de l’attention.

L’internet nous rend-il plus attentifs ?

Pour le gourou des nouvelles technologies Kevin Kelly (blog), l’internet nous permet de porter plus d’attention à des travaux plus complexes, plus gros et plus compliqués qu’avant. “Ces nouvelles créations contiennent plus de données, requièrent plus d’attention sur des périodes longues et ces travaux sont plus réussis à mesure que l’internet s’étend.”

Un avis que partage bien évidemment Albert-Laszlo Barabasi, le spécialiste de l’étude des réseaux, directeur du Centre de recherche sur les réseaux complexes et auteur de Linked, qui n’aurait pas pu travailler sans l’internet. “La plupart de mes recherches consistent à trouver des principes organisateurs – des lois et des mécanismes – qui s’appliquent non pas à un, mais à de nombreux systèmes complexes.” Internet est mon sixième sens, reconnaît-il et il a transformé la façon “dont j’approche les problèmes”.

Un avis que ne partage pas le philosophe Daniel Dennett, professeur au Centre d’études cognitives de la Tufts University. Pourtant, celui-ci également se trouve être un penseur plus réactif avec l’internet, mais pas dans le bon sens. “Tant de bonnes raisons nous poussent à prendre toutes ces interruptions au sérieux”, comme cette réponse qu’il reconnait devoir faire à The Edge. “À ce jour, mes tentatives pour parer à cette tendance indésirable en relevant le seuil de mon étanchéité n’ont pas réussi à me maintenir face à cette surenchère sans fin de sollicitations”. Comme le disait Lord Acton : “le pouvoir corrom ! pt et le pouvoir absolu corrompt absolument”, lance-t-il en forme de parabole. “Nous sommes tous aujourd’hui en possession d’un pouvoir presque absolu dans plusieurs (mais pas toutes) dimensions de la pensée. Et cela déforme énormément l’équilibre entre ce qui est dur et ce qui est facile. Cela doit donc également nous corrompre tous d’une manière que nous ne savons pas encore empêcher.”

L’attention est l’alphabétisme du XXIe siècle

La Cushing Academy, une école pour l’élite du Massachusetts a annoncé en septembre 2009, qu’elle remplaçait les livres de sa bibliothèque par des ordinateurs, devenant certainement la première bibliothèque sans livre, raconte Nicolas Carr (blog) qui s’apprête à publier un livre sur l’attention. Dans toutes les bibliothèques où je suis passé ces deux dernières années “chaque fois, j’ai vu plus de gens scruter les écrans d’ordinateur que feuilleter des pages de livres”. Or, l’hypothèse qui préside à ce renoncement suppose que les mots soient les mêmes qu’ils soient imprimés sur du papier ou formés de pixels ou d&rsqu ! o ;encre électronique sur un écran. Pourtant, l’expérience de lecture est différente selon le milieu, rappelle Carr : “Un livre qui attire notre attention nous isole de la myriade de distractions qui remplissent notre vie quotidienne, alors qu’un ordinateur en réseau fait exactement le contraire. Il est conçu pour disperser notre attention.”

“Ma façon de lire et mes habitudes de pensée ont radicalement changé depuis que j’ai ouvert une session sur le Net. Je fais maintenant l’essentiel de mes lectures et recherches en ligne. Alors que je suis devenu plus habile à naviguer sur le net, j’ai connu un déclin constant de ma capacité à maintenir mon attention”, comme il l’expliqua dans “Est-ce que Google nous rend idiot ?” “Sachant que la profondeur de notre pensée est directement liée à l’intensité de notre attention, il est difficile de ne pas conclure que, à mesure que nous nous adaptons à l’environnement intellectuel du Net, notre pensée devient moins profonde. (…) Ma propre exp ! érience me porte à croire que ce que nous risquons de perdre sera au moins aussi grand que ce que nous avons à gagner”, rappelle celui qui porte bien son surnom de Cassandre de l’internet.

Face au problème de l’attention, la réponse de l’auteur des Foules intelligentes, Howard Rheingold, est plus subtile. Pour lui, l’internet transforme profondément notre capacité de concentration, mais il est capable de nous rendre plus attentifs seulement si nous nous en donnons les moyens. “Les médias numériques et les réseaux savent renforcer les gens qui ont appris à les utiliser – et présentent des dangers pour ceux qui ne savent pas s’en servir.” Il est facile de tomber dans la distraction, la désinformation, la superficialité, la crédulité, la dépendance, l’aliénation… explique le chercheur qui se dit inquiet par le manque d’alp ! habétisme des internautes (qui savent mal se protéger, ont du mal à trouver des informations et ne savent pas les vérifier…). “Autant de tentations qui menacent surtout les esprits non entraînés. Apprendre la discipline mentale qui convient pour utiliser ces “outils à penser” sans perdre sa capacité à se concentrer est l’un des prix que je suis content d’avoir payé pour accéder à ce que le web à a offrir.”

La technologie ne suffit pas : il faut améliorer les savoirs et les savoir-faire

Pour Rheingold, la capacité à se concentrer, à prêter attention, est devenue un apprentissage fondamental à acquérir pour utiliser ces outils. Faisant référence à Douglas Engelbart, pour lui, il ne fait pas de doute que ces outils visent à “accroître la capacité de l’homme à approcher des situations problématiques complexes”. Reste que ces techniques d’augmentation comme les appelait Engelbart nécessitent aussi d’améliorer les savoirs et les savoir-faire.

“L’attention est l’alphabétisation fondamentale”, explique encore Rheingold. “Chaque seconde que je passe en ligne, je dois faire des choix pour savoir comment dépenser au mieux mon attention”. Et ces choix ne sont pas isolés : nos décisions sont visibles pour d’autres, profitent à d’autres comme les décisions des autres nous profitent. “Le partage des connaissances et l’action collective impliquent la collaboration dans l’alphabétisation.” L’évaluation de la crédibilité est une autre alphabétisation essentielle. Comprendre les paramètres de confidentialité de Facebook devrait être un autre enseignement essentiel, explique Rheingold parce qu’ils nous disent comment gérer le fonctionnement des réseaux, p ! our être capable de les maîtriser.

“Il est inévitable que les gens utilisent l’internet de manière à influencer la façon dont ils pensent et ce qu’ils pensent. Ces influences ne seront pas nécessairement destructrices. La puissance des biens communs numériques dépendra de savoir si plus d’une infime minorité des utilisateurs du Net deviendront des Netizens alphabétisés.”

L’internet affecte jusqu’à notre Moi

Pour le philosophe Thomas Metzinger du département de philosophie de l’université de Mainz, “l’Internet reconfigure mon cerveau. Il ne change pas seulement la manière dont je pense. L’influence est bien plus profonde. Elle pénètre déjà mes rêves.”

“Nous l’utilisons pour le stockage de notre mémoire externe, comme une prothèse cognitive, émotionnelle et autorégulatrice. Nous pensons avec l’aide de l’internet, et il nous aide à déterminer nos désirs et nos objectifs. Ses affordances nous infectent, érodant subtilement notre sentiment de contrôle. Nous apprenons à accomplir plusieurs tâches simultanément, notre capacité d’attention est de plus en plus courte, et beaucoup de nos relations sociales prennent un caractère étrangement désincarné. Certains logiciels nous disent : “Vous êtes maintenant ami avec Peter Smith !”… quand nous étions simplement trop timides pour cliquer sur le bouton “Ignorer”.”

Pour Thomas Metzinger également, le coeur du problème repose sur la gestion de l’attention : “L’attention est un produit fini, et il est absolument essentiel pour vivre une bonne vie. Nous avons besoin de l’attention afin d’écouter réellement les autres – ainsi que nous-mêmes. Nous avons besoin d’attention pour profiter vraiment des plaisirs sensoriels, ainsi que pour apprendre efficacement. Nous en avons besoin pour être réellement présents lors de nos rapports sexuels, comme pour simplement contempler la nature. Notre cerveau ne peut produire qu’une quantité limitée de cette précieuse ressource chaque jour. Aujourd’hui, les industries, la publicité et les spectacles attaquent les fondements mêmes de notre capacité d’expérience. Ils essaient de nous d&e ! acute ;pouiller de la plupart de nos ressources rares, et ils le font de manière toujours plus persistante et intelligente. Nous savons tout cela. Mais voici quelque chose que nous commençons tout juste à comprendre – que l’internet affecte notre sentiment du Moi, et à un niveau fonctionnel plus profond.

La conscience est l’espace de l’agencement de l’attention (…). En tant qu’agent d’attention, vous pouvez initier un changement dans l’attention et, pour ainsi dire, braquer directement votre lampe de poche intérieure vers certains objectifs (…). Dans de nombreuses situations, les gens perdent la propriété de l’agencement de l’attention, et par conséquent leur sentiment de soi est affaibli. Les nourrissons ne peuvent contrôler leur attention visuelle, leur regard semble errer sans but d’un objet à un autre, parce que cette partie de leur être n’est pas encore consolidée. (…) Dans d’autres cas aussi, comme l’ivresse grave ou la démence sénile, vous perdez la capacité à diriger votre attention – et, corrélativement, vous gagnez l&r ! squo ;impression que votre “moi” se désagrège. (…)

S’il est vrai que l’expérience de contrôler et de maintenir la concentration de l’attention est l’une des couches plus profondes de l’ipséité phénoménale (c’est-à-dire le pouvoir d’un sujet pensant de se représenter lui-même comme demeurant le même, malgré tous les changements physiques et psychologiques qui peuvent advenir à sa personne au cours de son existence, NDLR), alors ce à quoi nous assistons actuellement n’est pas seulement une attaque organisée sur l’espace de la conscience en soi, mais une forme légère de dépersonnalisation. Ces nouveaux environnements médiatiques créent une nouvelle forme d’éveil qui ressemble à un état faiblement subjectif : un mélange de rêve, de démence, ! d’ivresse et d’infantilisation. Nous faisons tout cela ensemble, tous les jours. J’appelle cela le rêve public.”

La question de l’attention à l’heure des interfaces du subconscient

Pour David Dalrymple, chercheur, responsable du Projet Machine à penser à l’Institut de technologie du Massachusetts, certes, “Le filtrage, plus que l’oubli, est la compétence la plus importante de ceux qui utilisent l’internet”. Pour le chercheur, l’internet a trois conséquences primaires : l’information n’est plus stockée par les gens, mais est gérée par l’internet ; l’attention est de plus en plus difficile à atteindre dans un monde où les distractions sont partout ; l’internet nous permet de parler et d’écouter le monde sans effort. La connaissance était auparavant une propriété d’une personne et la concentration était imposée par ! le contexte. Désormais, c’est l’inverse et cette tendance va se poursuivre avec le développement des “interfaces du subconscient” comme les appelle David Dalrymple. D’ici 50 ans, la communication directe depuis nos neurones va rendre la réalité virtuelle plus réelle que la perception sensorielle traditionnelle. “L’information et l’expérience pourraient être échangé entre notre cerveau et le réseau sans aucune action consciente.” Tant et si bien qu’un jour toutes les connaissances et expériences seront partagées universellement et que la notion d’individu ne sera qu’un moment d’une attention particulière de chacun…

Posté le 15 février 2010

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