Comment l’internet transforme-t-il la façon dont on pense ? (1/5) : un réseau d’humains et de machines enchevêtrées

Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans Communication interpersonnelle, Débats, par Hubert Guillaud, le 10/02/10

(magazine en ligne sous licence Creative Commons)

“Comment l’internet transforme-t-il la façon dont vous pensez ?”, telle était la grande question annuelle posée par la revue The Edge à quelque 170 experts, scientifiques, artistes et penseurs. Difficile d’en faire une synthèse, tant les contributions sont multiples et variées et souvent passionnantes. Que les répondants soient fans ou critiques de la révolution des technologies de l’information, en tout cas, il est clair qu’internet ne laisse personne indifférent.

“Une nouvelle invention a émergé, un code pour la conscience collective qui nécessite une nouvelle façon de penser”, explique John Brockman, l’éditeur de The Edge. “Le cerveau collectif externalisé est désormais le cerveau que nous partageons tous ! Cela ne concerne pas l’informatique. Ni ce que signifie d’être humain – en fait, cela défie nos hypothèses préférées sur ce point précis. Cela concerne ce que nous pensons.” L’internet nécessite-t-il de penser autrement ?

L’internet change la façon dont nous décidons

Pour le physicien Daniel Hillis, le réel impact de l’internet a été de changer la façon dont nous prenons des décisions. En permettant à des systèmes complexes de s’interopérer, de plus en plus, ce ne sont pas des êtres humains qui décident, mais un réseau adaptatif d’humains et de machines enchevêtrées. “Désormais, la programmation consiste à relier ensemble des systèmes complexes, sans comprendre exactement comment ils fonctionnent”, précise-t-il en montrant comment nos systèmes désormais se branchent sur d’autres données que les concepteurs du système ne maîtrisent pas. “Si nous l’avons créée, nous ne l’avons pas vraiment con&cced ! il ;u. L’internet évolue. Notre relation au réseau est similaire à notre relation à notre écosystème biologique. Nous en sommes codépendants, et pas entièrement maîtres.”

“Nous avons incarné notre rationalité dans nos machines et leur avons délégué nombre de nos choix et de ce fait nous avons créé un monde au-delà de notre propre compréhension. Ce siècle commence avec une note d’incertitude. Nous nous apprêtons à vivre une crise financière causée par la mauvaise conception informatique des risques de notre système bancaire, nous débattons du changement climatique autour de ce que les ordinateurs prédisent des données. Nous avons lié nos destinées, pas seulement entre nous tout autour du monde, mais à nos technologies. Si le thème des Lumières était l’indépendance, notre propre thème est l’interdépendance. Nous sommes maintenant tous reliés, les humains et les machines ! . Bienvenue à l’aube de l’intrication.”

Pour Marissa Mayer de Google, “l’internet n’a pas changé ce que l’on sait, mais ce que l’on peut trouver”. “L’internet a mis l’ingéniosité et la pensée critique à l’avant-garde et a relégué la mémorisation des faits à l’exercice mental ou au divertissement. Par l’abondance de l’information et la nouvelle emphase sur l’ingéniosité, l’internet créé le sentiment que tout est connaissable ou trouvable – pour autant que vous pouvez construire la bonne recherche, trouver le bon outil ou vous connecter aux bonnes personnes. L’internet améliore la prise de décision et une utilisation plus efficace du temps.

(…) La question importante n’est peut-être pas de savoir comment l’internet change la manière dont l’on pense, mais plutôt comment l’internet apprend lui-même à penser.”

Pour la professeure de psychologie à l’université de Stanford, Lera Boroditsky, l’internet augmente notre champ réceptif, comme l’ont fait jusqu’à présent tous les outils humains. De nombreuses recherches ont montré que l’homme s’adapte de manière spectaculaire à la façon dont il utilise le monde. Les chauffeurs de taxi londoniens ont ainsi un hippocampe plus développé que la moyenne à mesure qu’ils gagnent en connaissance pour manoeuvrer dans les rues de Londres alors que l’hippocampe est une partie du cerveau très impliquée dans la navigation justement. Jouer à des jeux améliore l’attention spatiale des gens et la capacité à suivre des objets… La plupart des technologie ! s d’ailleurs ne se présentent pas comme telles, elles semblent juste des extensions naturelles de nos esprits, comme l’écriture, le langage ou la capacité à compter. “Pourtant, être capable d’écrire les choses, de dessiner des diagrammes, et autrement externaliser le contenu de notre esprit en quelque format stable a considérablement augmenté nos capacités cognitives et communicatives.”

“Plus que de modeler la façon dont on pense, l’internet modèle la façon dont comment on pense qu’on pense”, ironise la chercheuse, comme une réponse en forme de boutade à la question posée.

Un modèle de conception

Pour Neil Geshenfeld, le directeur du Centre pour les bits et les atomes de l’Institut de technologie du Massachusetts, l’initiateur des FabLabs, ce sont les idées originales que les pionniers ont mis dans l’internet qui sont le plus intéressantes. Comme l’interopérabilité, l’évolutivité, le principe de bout en bout, les standards ouverts… Ces idées simples comptent plus que jamais, d’autant que l’internet est désormais nécessaire dans des lieux où il n’a encore jamais été. Elles devraient se répandre chez tous les ingénieurs… Mais force est de constater que ce n’est pas encore le cas.

L’internet nous empêche de le comprendre

Pour Neri Oxman, architecte et chercheuse au MIT, fondatrice du laboratoire de Materialecology (blog). Dans “Funes ou la mémoire” (Fictions, 1974), Jorge Luis Borges évoque l’histoire d’un homme victime d’un accident qui le laisse avec une forme aiguë d’hypermnésie, c’est-à-dire qui le dote d’une mémoire hypertrophiée et d’une précision exceptionnelle. Les souvenirs de Funes sont si précis qu’il est capable de reconstituer les évènements qu’il n’a jamais connu et que le temps pour les reconstituer est égal au temps qu’il a fallu pour les vivre. Tant et si bien que Funes n’est plus capable de déduire, résumer ou comprendre ce qu’il &eacut ! e ;prouve. Les choses sont ce qu’elles sont, à l’échelle 1 : 1. “Le web est l’hypermnésie humaine”, constate l’architecte… “Une anthologie inépuisable de toutes les choses enregistrées”. Dans une autre nouvelle, Borges exploite une idée similaire en décrivant un empire où la cartographie atteint une telle précision qu’elle est devenue aussi importante que le royaume qu’elle dépeint. La différence, l’échelle, est remplacée là encore par la répétition. “Le web est un autre modèle de la réalité, à moins que la réalité ne devienne un modèle du web ?”, explique Neri Oxman. Les cartes en lignes sont en passe d’offrir la même exub&eacu ! te ;rance que la navigation physique… Ce qui n’est ! pas san s conséquence. “Les modèles sont devenus la réalité même qu’on nous demandait de modeler.”

“Si l’on croit que la matière de la production intellectuelle, que ce soit dans les arts ou la science, est guidée par la capacité critique à modeler la réalité, à mesurer l’information et à s’engager dans la pensée abstraite, où allons-nous à l’âge de l’internet ? (…) L’instanciation de l’internet inhibe la nature cognitive de la pensée créative et réfléchie.” En nous empêchant de prendre du recul sur lui-même par son instanciation constante, l’internet nous empêche de le comprendre.

Pour le comprendre, il nous faut inventer une nouvelle science
“Au milieu des années 1700, Samuel Johnson avait observé qu’il y avait deux sortes de connaissances : ce que vous savez et ce que vous savez où chercher”, explique le prospectiviste Paul Saffo (blog). L’imprimerie a été l’outil de la révolution du savoir et de la connaissance et le Grand dictionnaire de la langue anglaise de Johnson en fut un parfait exemple. Désormais, l’important devient de savoir où obtenir ce que nous cherchons : c’est ce que les machines nous permettent. “Les calculatrices électroniques n’étaient pas de simples substituts aux règles à calcul d’antan : elles ont rendu le calcul pratique et accessible à tous. L’internet change notre ma ! nière de penser en donnant le pouvoir de chercher au plus banal des utilisateurs. Nous avons démocratisé la manière de trouver le savoir de la même manière que l’édition du 18e siècle a démocratisé l’accès aux connaissances.”

“L’internet a changé notre façon de penser, mais s’il doit devenir un changement pour le mieux, nous devons ajouter un troisième type de connaissance à la liste de Johnson : la connaissance qui nous importe.” L’explosion de l’impression a développé une nouvelle discipline du savoir : celle de l’organisation de la connaissance. De la même manière, “il nous faut apprendre à savoir ce qui importe”, explique Paul Saffo en en appelant au développement d’une nouvelle science.

Posté le 15 février 2010

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