Périne Brotcorne, Luc Mertens, Gérard Valenduc septembre 2009, étude réalisée par la fondation travail-université pour le service public de programmation intégration sociale

Les jeunes off-line et la fracture numérique

Les risques d’inégalités dans la génération des “natifs numériques”

Périne Brotcorne, Luc Mertens, Gérard Valenduc
septembre 2009,

étude réalisée par la
fondation travail-université
pour le service public de programmation
intégration sociale

Introduction

Ce document constitue le rapport final d’une étude menée par la
Fondation Travail-Université (FTU) à la demande du Service
public fédéral de programmation “Intégration sociale”, dans le
cadre du plan national d’action contre la fracture numérique. Cette étude
s’intéresse aux jeunes qui n’utilisent pas internet ou qui n’en ont qu’un
usage très occasionnel ou très limité : les jeunes dits “off-line”. Elle se
focalise sur les jeunes de la tranche d’âge de 16 à 25 ans, car c’est à la
sortie de l’adolescence que les jeunes connaissent une série de transitions
dans leur vie personnelle et deviennent progressivement concernés par
les usages d’internet dans tous les domaines de la vie en société. C’est
aussi dans cette tranche d’âge que la plupart des jeunes se construisent et
partagent une culture numérique commune.

Ces jeunes off-line sont d’autant plus exposés à des risques de
marginalisation ou d’exclusion qu’ils ne représentent qu’une minorité au
sein de leur génération. Les risques d’exclusion se situent dans les quatre
grands domaines pris en compte dans le plan d’action national contre la
fracture numérique : l’emploi, la formation et le développement
professionnel ; l’accès à l’information et aux services en ligne ; la
participation à de nouveaux modes de communication et d’échange ; la
participation à la vie culturelle et citoyenne.
Les enjeux sociétaux et politiques de l’exclusion numérique parmi les
jeunes sont d’autant plus importants que les établissements
d’enseignement et de formation professionnelle, les institutions du
marché du travail, les administrations, les employeurs attendent
implicitement de tous les jeunes un comportement conforme aux
stéréotypes de la “génération internet”.

Quatre questions clés doivent être distinguées.

  • Qui sont les jeunes offline
     ?
  • De quelle manière et pourquoi sont-ils off-line ?
  • Quelles en sont les
    conséquences pour eux ?
  • Quelles sont les mesures nécessaires et comment les envisager ?

Pour répondre à ces questions, qui constituent la trame de ce rapport,
trois approches complémentaires ont été mises en oeuvre : un aperçu de
la littérature scientifique sur les risques d’exclusion numérique parmi les
jeunes, une exploitation des sources statistiques et des enquêtes
existantes, une série de rencontres avec des acteurs de terrain qui
travaillent avec des jeunes défavorisés, dans les trois Régions du pays.

Une hypothèse de départ de la recherche était en effet que les jeunes offline
sont aussi des jeunes défavorisés ou en difficulté. Ce volet interactif
de la recherche a reposé sur l’organisation deux workshops – l’un en
néerlandais, l’autre en français – auxquels ont participé des travailleurs
sociaux de services d’aide à la jeunesse, des éducateurs, des formateurs,
des animateurs d’associations de jeunes. Les workshops ont été
complétés par une série de rencontres individuelles avec des acteurs de
terrain. Cette démarche a permis de mieux cerner le public des jeunes offline
ou quasiment off-line, d’en appréhender la diversité, de comprendre
quels sont concrètement les risques auxquels ces jeunes sont exposés.

Elle permet de proposer des recommandations qui répondent aux
interrogations et aux attentes exprimées sur le terrain.
Ce rapport final est conçu dans une optique de vulgarisation scientifique
et d’aide à la décision politique. Il s’adresse d’abord à tous ceux qui sont
concernés par les politiques d’intégration sociale ou d’intégration
numérique destinées à la jeunesse, aussi bien du côté de l’élaboration des
politiques que de leur mise en oeuvre. Plus largement, il intéressera tous
les acteurs concernés par l’évolution de la fracture numérique et par les
défis de l’inclusion sociale.


Recommandations

Dans le chapitre III, une série de propositions ont été avancées pour
améliorer la situation personnelle et sociale des jeunes en situation de
quasi-déconnexion. Elles sont reprises ici sous une autre forme, en
distinguant, dans la mesure du possible, à quels acteurs ou à quelles
institutions elles s’adressent. Elles sont complétées par des propositions
qui ressortent des deux premiers chapitres.

D’une manière générale, ces recommandations visent à appréhender la
situation des jeunes off-line ou quasiment off-line de manière intégrée, en
replaçant la question des pratiques numériques des jeunes dans le cadre
plus large de leur vécu, de leurs activités et de leur transition vers
l’autonomie.

Recommandations aux autorités publiques fédérales ou régionales

  • Dans les programmes en faveur de l’inclusion numérique, il convient
    d’accorder une place plus importante aux jeunes défavorisés,
    particulièrement pour favoriser la transition entre leur univers
    d’usages et les modèles d’usages que la société attend d’eux. Les
    parents off-line qui ont de grands adolescents à la maison sont
    également une cible importante de la réduction de la fracture
    numérique, car leur non-usage risque de se reporter sur la jeune
    génération.
  • Le dispositif actuel de l’enquête nationale sur l’utilisation des TIC par
    les ménages et les individus ne permet pas une analyse quantitative
    assez fine des comportements numériques des jeunes et de leurs
    conséquences sociales. Les autorités fédérales sont invitées à lancer
    une enquête nationale sur les usages des TIC par les jeunes, en se
    basant sur les résultats de la présente étude.
  • Dans le soutien aux espaces publics numériques et autres formes
    d’accès public à internet, une plus grande attention doit être accordée
    à des dispositifs qui peuvent attirer davantage les jeunes, notamment
    en les localisant dans des lieux qui sont spontanément fréquentés par
    les jeunes.
  • Les mesures qui consistent à distribuer des ordinateurs recyclés à des
    publics défavorisés ne sont pas pertinentes pour les jeunes – sans
    préjuger de leurs effets positifs pour d’autres publics. Les usages
    d’internet préférés par les jeunes nécessitent des ordinateurs
    multimédia performants, avec des propriétés graphiques avancées et
    des connexions rapides. Les jeunes défavorisés peuvent se sentir
    dévalorisés face à du matériel au rabais.
  • Les mesures qui visent à réduire le coût des abonnements à internet
    sont, en revanche, plus pertinentes pour les jeunes, notamment ceux
    qui sont en transition vers leur autonomie, dans des situations parfois
    précaires. On peut penser à une “formule jeunes” pour les tarifs de
    connexion à internet, sous certaines conditions et pour une durée
    limitée. Une telle formule pourrait s’adresser aux jeunes qui sont
    demandeurs d’emploi, à ceux qui suivent un parcours d’insertion
    professionnelle, à ceux qui bénéficient du revenu d’intégration sociale
    ou à ceux qui sont pris en charge par des services d’aide à la jeunesse.
    Il s’agit d’une forme particulière de tarif social, adaptée aux situations
    de transition des jeunes.

Recommandations aux responsables de campagnes de sensibilisation
aux usages d’internet

  • Dans les campagnes de sensibilisation destinées aux jeunes et aux
    parents, l’accent doit être mis de manière équilibrée sur les
    opportunités et les risques pour les jeunes. Le message concernant les
    risques doit être repensé en fonction des effets pervers qu’il peut
    provoquer auprès de parents off-line ou peu familiarisés avec les TIC.
    Il s’agit d’éviter des attitudes de rejet qui conduisent à la formulation
    d’interdits, que les jeunes vont contourner, mais dans de mauvaises
    conditions. Il s’agit aussi de mieux mettre en évidence les potentialités
    pour les jeunes eux-mêmes.

Recommandations aux institutions d’enseignement et de formation

  • Dans les hautes écoles qui forment des travailleurs sociaux et d’autres
    intervenants psychosociaux dans le domaine de l’aide à la jeunesse, il
    est important d’incorporer une formation à l’usage des nouveaux
    médias numériques interactifs dans le travail social ou psychologique,
    comme instrument de dialogue avec les jeunes ou comme support
    d’expression.
  • Dans les programmes de l’enseignement secondaire, en particulier
    dans les filières techniques et professionnelles, ainsi que dans la
    formation en alternance, il est nécessaire de favoriser les méthodes
    pédagogiques qui permettent aux jeunes de dépasser progressivement
    les limites de leur propre univers internet, mais en valorisant celui-ci
    plutôt qu’en le diabolisant. De plus, chez les jeunes, un parcours
    éducatif dans les TIC ne sera couronné de succès que dans la mesure
    où son contenu améliorera leur confort dans leur façon d’aborder la
    société de l’information, tout en étant en prise avec les problèmes
    concrets qu’ils peuvent rencontrer dans ce domaine.
  • D’une manière générale, au cours du cycle supérieur du secondaire et
    avec une priorité accrue pour les publics scolaires défavorisés, les
    institutions d’enseignement devraient faciliter une meilleure
    convergence entre la formation aux TIC et l’éducation aux médias,
    plus particulièrement aux nouveaux médias numériques. L’éducation
    aux médias concerne notamment la capacité de décryptage des
    informations numériques et la promotion de bonnes pratiques. Elle
    peut se faire, entre autres, de manière transversale dans la plupart des
    matières enseignées, par le biais de méthodes pédagogiques
    interactives qui valorisent les pratiques numériques des élèves.

Recommandations aux services d’aide à la jeunesse

  • Les services d’aide à la jeunesse devraient utiliser davantage les
    nouveaux médias numériques interactifs dans le travail social ou
    psychologique, comme instrument de dialogue avec les jeunes ou
    comme support d’expression. C’est une façon d’établir un pont entre
    les jeunes et les intervenants.
  • Les intervenants auprès des jeunes doivent être sensibilisés au fait que
    les usages que les jeunes font des technologies numériques joue un
    rôle non négligeable dans leur développement personnel et dans la
    construction de leur identité.
  • Les animateurs ou formateurs qui accompagnent des jeunes en
    situation de quasi-déconnexion doivent être formés à établir avec eux
    une relation de confiance, basée sur un échange de connaissances et
    de savoir-faire plutôt que sur une relation classique de tutorat.
    Recommandations aux organisations de jeunes
  • Les organisations de jeunes doivent sensibiliser leurs animateurs à
    l’expérience particulière des jeunes sur internet (e-beleving), à la fois
    pour mieux exploiter le potentiel créatif des usages des jeunes et pour
    aider ceux-ci à améliorer leurs compétences souvent limitées, dans un
    contexte où ils peuvent apprendre avec leurs pairs.
  • Les organisations de jeunes peuvent tirer des opportunités d’une
    conception de leurs espaces web et de leurs services en ligne qui
    formate l’information “descendante” en fonction des comportements
    d’usage des jeunes et qui exploite la capacité de ceux-ci à produire
    aussi une information “ascendante”.

Recommandations aux concepteurs de services en ligne

  • Dans la conception des interfaces, il est recommandé d’incorporer
    des liens qui permettent aux jeunes de passer facilement d’un univers
    à l’autre : d’un réseau social à un horaire de transports en commun,
    d’une messagerie instantanée à un service public, etc. En d’autres
    termes, il s’agit de développer les moyens techniques pour que le
    multitâche des jeunes puissent être aussi “multi-univers”.
    Recommandations aux dirigeants d’entreprises et aux responsables du
    recrutement
  • Les entreprises et autres organisations doivent tenir compte du
    décalage entre l’univers internet des jeunes et les compétences
    numériques qui sont attendues d’eux dans un contexte professionnel,
    notamment pour la définition des profils d’emplois et dans les tests
    de sélection. Elles doivent fournir aux jeunes les formations
    adéquates pour passer d’un univers à l’autre.
  • Les entreprises et autres organisations doivent être incitées à mettre
    en place des dispositifs organisationnels qui peuvent valoriser les
    compétences numériques des jeunes, notamment en matière de
    communication et d’interactivité. Ces compétences peuvent
    notamment être mises en valeur dans des relations de transfert
    d’expérience et d’apprentissage mutuel entre jeunes travailleurs et
    travailleurs âgés.

Recommandations aux médias

  • Les journalistes et autres responsables des médias sont invités à
    adopter une attitude critique vis-à-vis du mythe de la génération des
    natifs numériques, qui ne correspond pas à la diversité des usages des
    jeunes et qui masque les difficultés que ceux-ci peuvent rencontrer
    quand il s’agit d’aller au-delà des fonctions de communication
    instantanée et de divertissement multimédia. Ce mythe crée des
    stéréotypes défavorables aux jeunes, qui peuvent accroître le
    sentiment de marginalisation de certains jeunes, voire susciter des
    attitudes de honte inavouée, semblables à celles que l’on rencontre
    dans l’illettrisme.
  • La capacité de décryptage de l’information en ligne et des usages des
    médias numériques est une nécessité non seulement pour les jeunes,
    mais aussi pour leurs parents. Il s’agit notamment d’une dimension de
    la mission d’éducation permanente des médias de service public et
    des médias communautaires.
Posté le 20 décembre 2009

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