La valeur sociale de la vie privée

Reprise d’un article publié par Internet actu
Par Hubert Guillaud le 21/10/09

(magazine en ligne sous licence Creative Commons)

Souvent, la réponse aux inquiétudes concernant la confidentialité de nos données consiste à dire que “ceux qui ne transgressent pas la loi n’ont rien à se reprocher” : nous n’avons rien à craindre de la collecte massive de données. La vie privée, finalement, n’est qu’un problème de vieux cons. Qu’importe si les caméras de surveillance nous filment, si nos communications sont écoutées, si nos activités sont enregistrées, si nos déplacements sont surveillés, si nos achats sont tracés… : les bons citoyens, employés, consommateurs que nous sommes n’ont rien à se reprocher de cette surveillance généralisée qui n’a pour but que de déjouer ceux qui contournent les règles communes, ceux qui s’en prennent à notre sécurité collective. C’est l’argument bien connu de la chasse aux terroristes, aux pirates, aux hackers, aux spammers, aux déviants… qui autorise la surveillance de toutes les communications, le filtrage et le bridage de l’internet ou le contrôle des déplacements…

Cette position serait simple à accepter si elle n’était pas si réductrice. Dans un remarquable article, le juriste américain Daniel Solove (blog) - professeur de droit à l’école de Loi de l’université George Washington, auteur notamment de The Digital Person : Technology and Privacy in the Information Age (La personne numérique : technologie et vie privée à l’âge de l’information), de The Future of Reputation (l’avenir de la réputation) et du récent Understanding privacy (Comprendre la vie privée) - la déconstruit de manière méthodique. Pour lui, l’enjeu de la protection de la vie privée est plus complexe que ce que le “rien à cacher” ne le laisse entendre. L’argument du “je n’ai rien à cacher” signifie souvent “je me moque de ce qui arrive, tant que cela ne m’arrive pas à moi”.

Understanding Privacy, le dernier livre de SoloveL’argument met en balance deux entités qui n’ont pas le même poids : d’un côté, il y a le citoyen, de l’autre il a le pouvoir exécutif ; d’un côté, il y a l’employé, de l’autre l’employeur ; d’un côté, il y a le consommateur, de l’autre le commerçant ou le banquier… D’un côté, il y a le faible, de l’autre le fort. Des gens qui prennent des décisions pour nous, qui peuvent changer les règles unilatéralement, qui peuvent nous considérer comme de bons ou de mauvais clients, de bons ou de mauvais “risques”, qui gèrent des conflits d’intérêts pour nous et à notre place - sur la base des informations dont ils disposent, d’informations qui peuvent être erronées, voire d’informations que nous ne savons pas qu’ils ont. La relation proposée dans l’argument du “je n’ai rien à cacher puisque je ne transgresse pas la règle” est toujours inégale, inéquitable.

Ce n’est donc pas seulement du gouvernement ou de l’administration que nous attendons le respect de notre vie privée, mais également de tous ceux qui ont un pouvoir sur nous : notre employeur, nos concurrents, nos voisins peut-être… Quand bien même nous clamerions toutes nos activités sur la place publique des sites sociaux - à destination d’amis, de connaissances, de relations -, nous ne voulons pas laisser le soin à des organisations, sur lesquelles nous n’avons pas prise, de gérer les règles qui régissent nos vies.

Le danger n’est pas la surveillance généralisée, mais l’absurde d’une société oppressive

Il est vrai que les numéros de téléphone que l’on compose sur son mobile ou le contenu même de ces conversations ne sont souvent pas considérés comme intimes… Quand bien même la collecte et l’exploitation de ces informations dévoileraient des choses intimes, les gens ont l’impression que seules des personnes dûment habilitées (que l’on suppose soucieuses de la dignité des citoyens) ou des programmes informatiques y auront accès, explique Solove. Et puis, la valeur de la sécurité paraît souvent supérieure à celle de la vie privée : alors que la valeur de la vie privée est basse (parce que l’information n’est pas très sensible dans son ensemble), celle de la sécurité est forte (et sensible pour tous). Dans cette balance les arguments n’ont pas le même poids.

Mais les problèmes qu’une pratique généralisée de collecte d’informations sont en fait d’une autre nature.

On utilise souvent la métaphore de 1984 de Georges Orwell pour décrire les problèmes créés par la collecte et l’usage de données personnelles. La métaphore d’Orwell, qui s’intéresse aux instruments de la surveillance (comme l’inhibition ou le contrôle social), décrit bien le renforcement de la surveillance par des citoyens. Mais la plus grande partie des données conservées dans des bases de données (comme le genre, la date de naissance, l’adresse, le statut marital…) ne sont pas particulièrement sensibles. La plupart des gens se moquent de cacher l’hôtel où ils ont séjourné, les voitures qu’ils possèdent ou ont louées, ou le type de boissons qu’ils ont bues. Les gens ne font pas d’effort pour garder ces informations secrètes. La plupart du temps, l’activité des gens ne sera pas inhibée par le fait que les autres connaissent ces informations.

(…) Je suggère d’utiliser une autre métaphore pour comprendre ces problèmes : celle du Procès de Kafka, qui décrit une bureaucratie aux objectifs confus qui utilise l’information sur les gens pour prendre des décisions à leur égard en niant leur capacité à comprendre comment leur information est utilisée. Le problème que saisit la métaphore de Kafka est différent de celui que cause la surveillance. Il relève du processus de traitement de l’information (le stockage, l’utilisation ou l’analyse des données) plutôt que de sa collecte. Le problème ne réside pas tant dans la surveillance même des données, mais dans l’impuissance et la vulnérabilité créée par une utilisation de données qui exclut la personne concernée de la connaissance ou de la participation dans les processus qui le concernent. Le résultat est ce que produisent les bureaucraties : indifférences, erreurs, abus, frustrations, manque de transparence et déresponsabilisation. Un tel traitement affecte les relations entre les gens et les institutions d’un Etat moderne. Il ne se limite pas à frustrer l’individu en créant un sentiment d’impuissance, mais il affecte toute la structure sociale en altérant les relations que les gens ont avec les institutions qui prennent des décisions importantes sur leur existence.

Posté le 4 novembre 2009

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