Il faut sauver la documentation !!!

Un article repris du blog de Bruno Devauchelle "Veille et Analyse TICE
Partager, débattre et apprendre…" et publié sous licence Creative commons by nc sa

En ce mois de juillet 2009, on conseillera fortement aux documentalistes des établissements scolaires la lecture du numéro que la revue Books et son supplément en ligne consacrent à la place prise par Internet avec un titre provocateur à propos de la supposée bêtise qu’engendrerait l’usage de Google… Ils et elles y trouveront des éléments solides pour réfléchir d’abord, et débattre, ensuite, peut-être, à propos du changement qu’induisent les TIC dans la culture informationelle des adultes et des jeunes.

Pourquoi est-il si important de faire cette lecture ? Parce que la place de la documentation et de ce qui y est lié (donc les CDI et par là même les documentalistes) est en danger. Or ce danger est d’autant plus paradoxal qu’au moment où tout le monde croit pouvoir se passer des professionnels de la documentation, les compétences nouvelles requises par le monde informationnel actuel les rend de plus en plus importants non seulement pour les jeunes (souvent utilisés comme étendards) mais surtout pour des adultes, parfois enseignants de surcroit, dont une partie est incapable de faire face aux nouvelles caractéristiques de l’environnement numérique et informationnel.

L’une des premières caractéristiques de ce monde est justement d’associer numérique et informationnel après avoir marginalisé la seule informatique désormais objet technique en lutte pour le pouvoir mais déjà dépassée par les évènements… et surtout le contexte économique, sociologique et politique, qu’il ne nous appartient pas de juger ici. Ce monde a pour première qualité de faire vaciller le livre, pourtant mythifié depuis la réglementation sur leur prix qui en fait un objet de luxe réservé à ceux qui en ont les moyens… Certes on a sauvé les libraires (hommes et femmes de culture vivant de la vente des livres) et cela était nécessaire, mais on pas résolu le problème de la lecture comme on ne réglera pas celui de la vidéo ou de l’audio en protégeant la seule activité commerciale directe (contrairement à ce que proposait des gens comme D Olivenne sans toutefois, habilement, jamais le dire explicitement). Le problème de ces contenus c’est leur accessibilité culturelle, technique et économique et aussi leur acceptabilité sociale. La médiation, chère a lev Vygotsky, est indispensable et les enseignants documentalistes le savent bien. La fameuse ZPD, ils en sont une des clés, même si parfois ils le rejettent ou le cantonnent dans des procédures et des méthodologies. Parce que souvent, et l’organisation de l’école leur donne raison, c’est l’enseignement disciplinaire stricte qui a le droit institué de cette médiation. Ecoutez parler certains enseignants documentalistes et vous verrez combien leur rôle de médiateur est important, mais invisible et surtout pas valorisé. Etre médiateur dans un établissement scolaire ne vaudrait selon certain que pour les élèves, mais pas pour les adultes. Or, et l’on ne peut que le déplorer, les compétences numériques et informationnelles des adultes du monde scolaire (et même certains enseignants documentalistes) sont nettement en deça des besoins réels. Protégés qu’ils sont la plupart du temps par un statut qui encadre leur activité, l’irruption de ce nouvel environnement social ne semble pas impliquer un travail sur soi, pourtant essentiel, selon moi, si l’on veut accompagner les jeunes dans la construction de ce monde renouvelé. On est désormais passé d’une gestion de stocks d’information à une gestion de flux d’informations et de communications. L’école fondée sur une idée de stockage (transmission d’un patrimoine à acquérir durablement) devrait aussi s’orienter vers une idée de flux (accompagnement de transformations désormais visibles et continue d’un environnement de vie).

Pourquoi alors parler de la documentation et non pas des personnels qui en ont la charge ? Parce que la question documentaire ne saurait se limiter à des personnes. Elle englobe aussi la question des supports et des outils d’une part et celle des locaux avec leur spécificité pédagogique.

Historiquement, les bibliothèques des établissements scolaires étaient destinées aux enseignants selon le modèle des institutions religieuses. Garder les livres était un enjeu essentiel en vue d’en permettre l’accès à ceux qui avaient charge d’enseigner, et donc de « transformer », « transposer » leur contenu pour le rendre accessible, bref former d’abord de futurs lecteurs de ces ouvrages si difficiles d’accès. Eventuellement les meilleurs d’entre eux pourraient accéder au droit d’en écrire, à condition, bien évidemment de respecter les codes et les filtres imposés. Le développement progressif du livre du en particulier à sa diffusion de plus en plus large du fait de la mécanisation de l’impression a fait passer l’objet du statut de mémoire sacrée à celui d’objet de consommation. Ce qui déroute pourtant c’est que seul le premier aspect semble peupler l’inconscient collectif. Comme si les « lettrés » avaient réussi ce tour de force de ne pas laisser envahir l’image, la représentation sociale du livre par les effets de sa diffusion de masse. Aujourd’hui encore, lire est souvent rapporté au livre mais pas à n’importe quel livre.

L’arrivée de nouveaux supports de l’écrit a toujours été un défi pour les lettrés qui y voient un dévoiement comme jadis lors du passage de l’oral à l’écrit. La démocratisation de l’écrit a toujours été un défi pour le pouvoir et les élites. L’émergence des écrits d’écran n’échappe pas à cette question. La place de la bibliothèque remplacée ensuite par le CDI, dans ce domaine des écrans, mérite d’autant plus d’être questionné que le développement de l’accès aux documents numériques se fait de plus en plus dans d’autres lieux que celui consacré principalement à l’écrit papier et plutôt livre. De plus les écrans ne sont plus silencieux et autorisent même la parole. Le support nouveau élargit donc l’action à d’autres sens que la seule vue, l’audition et la parole sont sollicités aussi, quant à la vue, elle aussi ne se limite plus seulement aux lignes de lettres… Le support nouveau des écrits impose un changement qui doit prendre en compte de nouvelles potentialités à moins de ne les refuser purement et simplement dans le lieu. Mais alors c’est de pouvoir qu’il est question. A voir l’usage immodéré, par les adultes comme les jeunes de nos établissements, de ces techniques, on ne peut que penser qu’ils vont remettre en question l’exclusivité de l’écrit papier. Et c’est parfois ce qui se passe dès lors que les écrans sont accessibles de partout dans l’établissement, ou en tout cas loin du CDI…

Mais il y a les locaux. La décision visionnaire de créer des CDI dans les établissements scolaires a permis de mettre en contact direct le jeune et la source de l’information. A la différence de la salle de classe, lieu organisé d’abord pour la transmission (regardez l’insistance générale pour remettre les tables en rang d’oignon la plupart du temps… même par le personnel d’entretien). Le CDI est un lieu constructiviste. Il met le jeune face aux sources documentaires lui autorisant ainsi un parcours d’apprentissage indépendant de l’enseignant. Il permet donc une forme de construction des savoirs, mais il y manque certaines formes de médiation que les TPE par exemple sont venus mettre en place. Ce n’est pas qu’il n’y avait pas de médiation, mais qu’elle s’exerçait et s’exerce de manière très variée, très riche et parfois discutable. Mais la seule médiation des personnels de documentation déconnectait ce travail de celui de l’ensemble des enseignants, titulaires de l’autorité de transmission. Les TPE sont un modèle institutionnel que nous avons testé 10 années avant les textes dans des classes de Bac professionnel avec le succés que l’on sait. Parce que sur cette base on renoue avec la médiation et donc avec une forme de socioconstructivisme on pouvait y voir un modèle pédagogique riche et adapté à un monde dans lequel « les lieux de savoirs » se diversifient. Le lieu Documentation est donc un lieu spécifique dans son modèle pédagogique. Faut-il penser que d’aucuns y verraient un lieu de perversion de l’accès au savoir ? Parce qu’il permet une médiation autre qu’en salle de classe, parce qu’il autorise une parole, parce qu’il met en contact direct avec les sources, parce qu’il ne dirige, n’oriente, ne conduit pas le parcours de l’élèves a priori, il est donc un espace temps d’une autre pédagogie qui s’inscrit dans la logique des nouveaux supports. Guy Pouzard avait jadis bien vu cette évolution, lui qui insistait pour développer le rapport aux TIC en milieu scolaire et avait modifié les épreuves de recrutement des professionnels dans ce sens.

Ainsi donc lieu et supports s’accoquinent pour mettre en cause l’école ? Il y a donc les enseignants documentalistes qui se trouvent dans cette inconfortable position de devoir supporter un modèle pédagogique exigeant et remettant en question une autorité au sein de l’école. Les débats internes à la profession sont vifs et nombreux et s’inscrivent logiquement dans le débat plus large des conceptions des systèmes éducatifs. Marqués, souvent, de plus par la tradition jacobine et rationnaliste française, ces débats se portent logiquement sur les personnes et cela est compréhensible. Mais la question du rapport au savoir, de l’accès à celui-ci et les réponses que l’on sera en mesure d’y apporter seront déterminantes pour l’avenir des CDI et de leurs personnels.

Le développement continu du numérique dans la société provoque actuellement un renversement important : ce n’est plus l’informatique et la technique qui posent le premier problème, c’est l’utilisation des contenus qui circulent, autrement dit on passe d’une logique de stock à une logique de flux. L’un n’exclut pas l’autre, mais le resitue dans une nouvelle perspective. Cependant la maîtrise du second aspect nécessite la compréhension du premier : comment utiliser correctement le livre sans en connaître les codes techniques…. ? Mais la psychologie du développement montre que le modèle heuristique est celui qui a d’abord permis l’appropriation du livre et de son fonctionnement plutôt que le modèle transmissif. C’est lorsque l’on est déjà (un peu) lettré que l’on a besoin de comprendre les techniques sous jacentes pour améliorer sa performance de lecteur. Dans ce flot désormais inarrêtable, il est nécessaire d’aider les jeunes à rentrer dans cet univers. Malheureusement la scolarisation de la société rejette totalement sur l’école cette charge et lorsque l’école n’y parvient pas on la met en question, ce qui provoque d’évidentes réactions de rejet de la part de ces acteurs dans un affrontement école/familles trop souvent entendu dans les propos d’enseignants « fatigués ». Certes les EPN et autres structures d’éducation populaire tentent de remédier, mais avec de grandes difficultés elles-mêmes.

Ainsi donc l’école est prise au piège et le « lieu/temps/supports/personnels de documentation » est au centre de la tourmente. Il n’est donc pas étonnant que les débats soient vifs. Mais la tentative pour les resituer est délicate. D’une part il y a un existant dont il faut reconnaître la richesse du modèle pédagogique. D’autre part il y a les faits sociaux qui émanent du développement du numérique dont il suffit de voir les espaces qui y sont consacrés dans les bibliothèques publiques pour comprendre qu’une réflexion est en cours. De plus il y a l’incapacité du Politique (il faut y mettre tous les acteurs de l’éducation, et pas seulement certains) à penser le système éducatif de demain dans un tel contexte. Malheureusement, la pensée pédagogique contemporaine butte elle aussi sur le Politique et ne s’en affranchit pas, impossible qu’il est pour elle de créer de nouveaux concepts éducatifs et de les expérimenter vraiment… le CDI était pourtant un beau rêve, peut-être faut il le faire sortir de ses murs ???

A suivre et à débattre

BD

Posté le 22 juillet 2009

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