Le développement durable, une nouvelle philosophie pour l’action

Contribution d’Olivier Frérot, de l’Agence d’Urbanisme de Lyon,

Le développement durable qui s’ancre au coeur des réflexions publiques nécessite d’autres modes de fonctionnement plus ouverts sur la société.

"La science ne nous
permet pas de tout comprendre, l’Etat devient arbitraire, l’ingénieur fait beaucoup
de bêtises !"

Voici un article repris du site de l’agence d’urbanisme de Lyon qui propose un éclairage au travers de l’expérience d’un acteur du service public sur les territoires.

MB

Résumé

Les éléments de cette note sont issus d’une réflexion engagée pour initier des échanges internes au Certu (Centre d’Etudes sur les Réseaux, les Transports et
l’Urbanisme), centre technique du ministère de l’Ecologie, pour éclairer le débat sur le développement durable.

Nous avons voulu montrer que la complexité croissante des problématiques des communautés vivantes à l’échelle locale, nationale et planétaire, et les limites de nos connaissances dans un monde en évolution permanente, nécessitent une refondation
radicale de nos manières de penser et d’agir.

Les nouvelles exigences du développement durable n’autorisent plus un individu, ou un groupe d’individus, à prétendre à une connaissance complète et cohérente d’une question posée au sein de ces communautés humaines et non humaines. Cette évolution ne permet plus de pouvoir fabriquer « d’en haut » ou « d’à côté » des solutions
prédéterminées pour répondre aujourd’hui et demain aux besoins essentiels des communautés. Elle entraine donc des conditions inédites pour l’action.

Les trois piliers (environnement, économie, social) du développement durable ne peuvent être satisfaits ensemble et en même temps. L’intérêt de ce nouveau paradigme est d’obliger, pour chaque sujet traité, à une négociation difficile pour "résoudre" les contradictions de la recherche d’une solution bonne pour chacun des trois piliers, négociation complètement située dans un temps et un espace précis.

La solution singulière issue de cette négociation est toujours à reprendre, les données à prendre en compte, humaines et naturelles, évoluant en permanence. L’horizon des solutions se déplace donc constamment et met la société en mouvement vers des
solutions toujours nouvelles. Le développement durable est ainsi la source d’une inventivité sans limite tant dans le champ de la société que dans celui des sciences et
techniques.

Article publié sur le site de l’agence d’urbanisme de Lyon et repris avec l’autorisation de l’auteur.

Introduction

Je vais vous parler en tant qu’ingénieur, engagé par son action et sa réflexion, dans notre société contemporaine.

J’ai fait des études scientifiques et ai aimé les sciences, aussi bien les sciences de la nature, les sciences humaines que les sciences de l’ingénieur. Je les aime toujours,
et suis toujours curieux de leurs avancées.

J’illustrerai mon propos d’exemples pris au cours de mes années d’ingénieur des Ponts et Chaussées, responsable en DDE, un service de l’Etat local notamment ici à Saint Etienne.

J’essaie d’articuler continuellement action et réflexion et je vous livre non pas une pensée structurée, mais des intuitions à approfondir, à théoriser, et quelques convictions quant aux méthodes de l’action, de ce qu’on appelle la gouvernance.

Pour annoncer la couleur, je dirai que ce que l’on m’a enseigné dans les années 60 et 70, ce à quoi j’ai adhéré, sur les sciences qui cherchaient et disaient le vrai, sur l’Etat impartial et arbitre, sur l’ingénieur qui exerçait en vue du bien commun tout
cela ne marche plus.

Cela s’est effondré dans les dernières décennies du XXème siècle : La science ne nous
permet pas de tout comprendre, l’Etat devient arbitraire, l’ingénieur fait beaucoup
de bêtises !

Ainsi, il m’a fallu repenser le sens de mon action.

Le développement durable m’est apparu comme une nouvelle rationalité qui ne rejetait pas la pensée antagoniste, la pensée complexe, la pensée en train de se faire. Petit à petit, j’ai compris que la science moderne, qui s’était appuyée sur le
principe de non-contradiction, s’était en fait mise dans une impasse, car je voyais
tellement de contradictions dans la nature et la société des hommes !
Le développement durable offre un cadre dans lequel les contradictions peuvent
être travaillées sans être à priori rejetées.

Tout d’abord, il propose des conditions d’utilisation des sciences.
Nous savons désormais que les sciences ne nous sauveront pas et pourtant nous avons besoin d’un surcroît de sciences pour inventer de nouvelles techniques moins polluantes, plus productives, sachant davantage recycler les ressources non
renouvelables, et pour faire vivre décemment beaucoup plus d’êtres humains. Les sciences physiques doivent explorer toujours plus loin et en même temps accepter de nouvelles limites à leur action en entrant en dialogue avec d’autres valeurs. Les
cas des OGM et des nanotechnologies en sont une illustration. Le développement durable installe des filtres, qui ne doivent cependant pas être des freins à
l’inventivité, bien au contraire. Mais la recherche du raisonnable doit remplacer celle du rationnalisme.

Ce qui est paradoxal et qui fait justement l’intérêt fondamental du développement durable, c’est que ses trois piliers Economie – Social – Environnement que l’on dit vouloir lier ensemble, de mon point de vue ne peuvent pas être satisfaits tous les
trois à la fois. Bref, le développement durable, ça ne marche pas « comme ça ». Mais ce qui est son génie, c’est qu’il met en mouvement, un mouvement qui ne s’arrête jamais.

Les trois champs du développement durable sont contradictoires

Le principe du développement durable est le suivant : tout développement dans un
des trois champs –Economie, Social, Environnement – doit s’accompagner d’un gain
dans les deux autres champs.

Or, si tenir ensemble deux des éléments semble atteignable dans un même espacetemps,
c’est de réussir des gains dans les trois piliers dans ce même espace-temps qui parait hors de portée. Ou, dit autrement, pris deux à deux, les piliers du développement durable fonctionnent, mais au détriment du troisième.

C’est mon intuition de fond, mais je n’ai pas suffisamment creusé son appuiement théorique. Comment caractériser ces contradictions ?
Illustrons par un exemple :

Aux abords d’une ville se trouve un ruisseau pollué au bord duquel s’installent régulièrement les gens du voyage. Cette pollution provient d’un complexe industriel qui a permis le développement de la ville et donc d’améliorer, pendant les années
passées, le niveau de vie d’une partie importante de la population. À cette époque, les deux piliers économie et social ont été satisfaits mais pas le pilier environnemental.

Pour restaurer la qualité des rivières, la collectivité décide d’assainir ce ruisseau et construit un système d’épuration. Des investisseurs choisissent alors, avant que les
travaux ne soient effectués, d’acquérir des parcelles riveraines du ruisseau, pour un prix modique. Quand les travaux sont réalisés, les prairies environnantes ont pris de
la valeur, symbolique et financière. Les gens du voyage s’en trouvent chassés pour y
mettre à la place un parc et des habitations pour classe moyennes et supérieures. Les
piliers environnement et économie ont bien fonctionné, mais pas le pilier social.

Si la collectivité anticipe ce phénomène d’expulsion des pauvres, elle doit, par avance,
ne pas laisser les investisseurs se rendre maîtres des terrains. Elle acquière par
avance le foncier en ayant pris soin de geler la constructibilité au PLU et elle installe
les gens du voyage sur une aire réalisée pour eux. La collectivité a donc dépensé de
l’argent public, mais amélioré la situation des gens du voyage et celle du ruisseau.
Mais cela n’a pas généré de business, ni d’activité économique forte. Les piliers
environnement et social ont été satisfaits, mais pas le pilier économie.

L’idée de placer l’aire des gens du voyage ailleurs et de permettre la réalisation de
constructions près du ruisseau vient alors à l’esprit. Mais il faut poursuivre le
questionnement : pourquoi les gens du voyage n’ont plus droit à la proximité du
ruisseau réhabilité, quelles conséquences économiques et sociales engendre la
localisation des gens du voyage à l’endroit choisi...

Bref, le développement durable invite à ne jamais se dire que l’on tient la “bonne
solution” !

La préoccupation que le développement durable sous-tend c’est-à-dire se soucier par avance, être vigilant constamment, doit aboutir opérationnellement à des arbitrages politiques qui, tout en privilégiant, par nécessité, deux des piliers en fonction du moment et du territoire ou projet concerné, doivent chercher à
minimiser les effets négatifs sur le troisième, voire à compenser les externalités
négatives en prenant en compte le moyen et le long terme. L’exemple précédent
montre que cela n’est pas aisé et oblige de changer radicalement les modes
d’actions publiques et privés, qui doivent absolument coopérer dans notre société.

L’horizon à atteindre est bien celui où aucun des trois piliers ne serait lésé. La
poursuite, obstinée et permanente, de cet horizon qui s’éloigne toujours, constitue
la dynamique réellement novatrice et mobilisatrice du développement durable. Pour
paraphraser le langage mathématique, nous pourrions dire que l’intersection des
trois champs du développement durable n’est pas vide seulement à l’infini, ou pour
dire encore autrement il n’y a pas de point d’équilibre qui résoudrait parfaitement le
problème, car nous sommes en perpétuel déséquilibre à la recherche du meilleur
compromis possible.

Cette dynamique s’apparente à un dépassement des contradictions sans pouvoir les
nier.

Pour pouvoir assumer ces contradictions, les prendre, les travailler pour décider
d’une solution, pour engager une action, les processus de réflexion, de mise en
débat, de sortie de débat deviennent centraux. Il faut trouver des processus qui
permettent de « résoudre les contradictions ». C’est là que se situent les enjeux de la
gouvernance.

Les enjeux de gouvernance sont essentiels

Une des idées clé de la modernité était qu’une autorité extérieure, liée à la science,
surplombante aux êtres et aux choses, était reconnue apte à analyser, connaître,
décider et justifier ce que l’on a appelé le bien commun.

Cette autorité a pris, en France plus qu’ailleurs, la figure de l’Etat. Nous savons que
cette légitimité a désormais disparu, non seulement parce que l’Etat a fait des
erreurs qui l’ont décrédibilisé, mais plus fondamentalement parce que le paradigme
de la modernité et d’une source extérieure de légitimité au monde se sont effondrés.
Les sociétés contemporaines doivent donc élaborer des formes tout à fait nouvelles
de légitimité politique.

En matière de gouvernance, c’est-à-dire de méthode et d’organisation des pouvoirs
à tous les échelons, il est capital qu’aucun des partenaires n’ait la volonté, avouée
ou non, de se placer en position hégémonique. Or, on observe que cette condition
essentielle est rarement respectée.

La question de la gouvernance est le principal obstacle rencontré pour la mise en
oeuvre de politiques et de projets territoriaux (par exemple la réalisation de systèmes
intégrés de transport). Il convient de mettre en évidence les intérêts divergents des
différentes parties prenantes et de proposer des stratégies de partenariat et de
coopération qui permettent de dépasser les difficultés liées au système de
gouvernance en place.

Et il est important de garder en mémoire le fait qu’en France, l’État ne sait pas bien
traiter de sujets où il n’est plus en position hégémonique.

Il faut aller jusqu’à dire que la méthode ou la procédure est plus importante que
l’objet, dès lors que le partenariat est juste.

Avec le développement durable, aucune entité humaine et non-humaine ne doit
plus être considérée comme un moyen mais comme participant d’un collectif en
cours de construction.

Prenons l’exemple de la vie d’un fleuve où la concession d’un barrage hydroélectrique
arrive au terme de 40 années. Récemment encore, personne n’aurait pensé s’opposer
à EDF et à l’État sur la prolongation de la concession de 40 années supplémentaires.

Aujourd’hui, des scientifiques et des praticiens du fleuve expliquent que le fleuve se
meurt par arrêt du transport de sédiments et pollution du fond du barrage par
accumulation d’apports venant d’une ville située plus haut sur le fleuve, et que l’on ne
saura pas évacuer sans dramatiquement polluer ce fleuve ; que les poissons
migrateurs ont disparu, alors qu’ils pourraient être une ressource emblématique de la
région ; que toute activité touristique est impossible du fait de la gestion du plan d’eau
pour la production d’électricité ; ...

Parallèlement, l’énergie produite est bien renouvelable et sans production de gaz à
effet-de-serre ; les communes riveraines apprécient grandement la taxe professionnelle
payée par EDF ; le barrage permet aussi une gestion intéressante de la ressource en
eau et peut-être aussi des inondations...

Bref, le sujet est devenu beaucoup plus complexe et ouvert quant à ses parties
prenantes qui ont toutes leur légitimité incontestable (il faut même faire parler les
saumons !). La gouvernance à inventer doit permettre qu’aucune ne soit trop lésée ce
qui oblige tout le monde à mettre beaucoup d’eau dans son vin.

Conclusion

Nous avons voulu montrer que la complexité croissante des problématiques des
communautés vivantes à l’échelle locale, nationale et planétaire, et les limites de
nos connaissances dans un monde en évolution permanente, nécessitent une
refondation radicale de nos manières de penser et d’agir.

Les nouvelles exigences du développement durable n’autorisent plus un individu,
ou un groupe d’individus, à prétendre à une connaissance complète et cohérente
d’une question posée au sein de ces communautés. Cette évolution ne permet plus
de pouvoir fabriquer « d’en haut » ou « d’à côté » des solutions prédéterminées pour
répondre aujourd’hui et demain aux besoins essentiels des communautés. Elle
entraine donc des conditions inédites pour l’action.

Lyon, le 15 mars 2009

Bibliographie

– ouvrages de référence –

  • ·Kaplan Daniel & Lafont Hubert (sous la direction de) Ouvrage collectif Mobilités.net, 2004
  • Latour Bruno, Nous n’avons jamais été modernes, 1989
  • Latour Bruno, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ? 1999
  • Leonhardt Jean-Louis, Le rationnalisme est-il rationnel ?lL ’homme de science et sa raison, janvier 2009 chez l’Avanturine
  • Marzloff Bruno, Mobilités, Trajectoires fluides, 2005.
  • Stiegler Bernard et Ars Industrialis, Réenchanter le monde, 2006.

— Les articles —

  • Castel Jean-Charles, divers textes (Certu)
    ·-* Comité d’Évaluation et de Suivi de l’Anru (Rapport 2006)
  • Fleury André, « Quelle ingénierie pour l’agriculture de la ville durable », in Natures Sciences Société, vol. 14, oct-déc. 2006
  • Genestier Philippe, Wittner Laurette, « Du Progrès au Risque – changement de paradigme de l’action publique »- in Les Annales
    de la recherche urbaine 95
  • Godard Olivier, Le développement durable, la recherche et les entreprises : les conditions d’une synergie, Laboratoire
    d’économétrie - École Polytechnique, Cahier 2004-011 ; Les conditions d’une gestion économique de la biodiversité, Laboratoire
    d’économétrie - Ecole Polytechnique, Cahier 2005-018.
  • Guy Bernard, Réflexions sur les notions de faits et de lois géologiques – Comparaison avec la physique, Travaux du comité
    français d’histoire de la géologie, tome XII 1998, n°3, et d’autres articles en préparation, Ecole des Mines de Saint-Etienne
  • Ladrière Jean, L’Abime dans Savoir, faire, espérer : les limites de la raison, J. Beaufret Ed., Tome 1, p. 171-191 (1976)
  • Magnin Thierry et Guy Bernard, Ecole des Mines de Saint-Etienne, Quelques réflexions sur la place de l’homme dans la
    recherche scientifique, Conférence des Grandes Ecoles 1997, p. 201-208
  • Mathieu Nicole, Pour une construction interdisciplinaire du concept de milieu urbain durable, in Natures Sciences Société, vol.
    14, oct-déc 2006

— Remerciements—

A Antoine Khater et Bernard Guy, pour leur relecture attentive et leurs conseils

Posté le 22 mars 2009

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