La circulation des savoirs entre chercheurs en sciences sociales et acteurs associatifs

Laboratoire de communication médiatisée par ordinateur (http://cmo.uqam.ca) Université du Québec à Montréal

Ce texte est une adaptation d’un chapitre du livre l’Action communautaire québécoise à l’ère du numérique. Veuillez vous référer à (Goldenberg et Couture 2008) pour vos citations.

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Quelle posture un chercheur en sciences sociales doit-il adopter pour analyser, comprendre et rendre compte des groupes engagés socialement ? La réflexion que nous allons présenter s’appuie sur un corpus d’études réalisées par les membres du LabCMO portant sur les pratiques collaboratives dans le milieu communautaire (associatif) québécois. Parallèlement à une analyse générale de l’appropriation des outils numériques par le milieu associatif québécois, les pratiques collaboratives de quatre collectifs ont été spécifiquement étudiées pendant toute une année. Il s’agissait de Communautique, un organisme engagé dans la lutte pour l’accès et l’appropriation des technologies d’information et de communication (TIC), Koumbit, un collectif de travailleurs du libre fournissant des services pour le milieu militant et associatif, le CDÉACF, une association d’alphabétisation et d’éducation aux adultes, et aux femmes en particulier, et Ile-sans-fil, un groupe de bénévoles impliqué dans la mise en place de point d’accès au réseau sans fil dans les cafés et lieux publics de
l’île de Montréal. Ces recherches ont donné lieu à la publication d’un ouvrage collectif portant sur les pratiques collaboratives des groupes communautaires québécois à l’heure du numérique (Proulx, Rueff, Couture, 2008). L’article que nous présentons ici est inspiré d’un des chapitre de cet ouvrage. Il constitue une réflexion sur les interactions entre notre laboratoire et les groupes associatifs qui ont émergé avant, toute au long et suite à cette étude. Notre connaissance empirique des relations entre laboratoire de recherches en sciences sociales et groupes politisés et innovants en matière de technologie de communication nous porte à croire que ce que nous avons observé de façon réflexive fait échos à un phénomène plus large d’intrication socio-techno-scientifique. Cet article a été pensé comme une réflexion sur notre propre démarche de recherche. En analysant les documents de travail produits par les chercheurs tout au long de leurs observations, nous avons d’abord dégagé différentes types d’analyses portant sur la relation entre recherche et groupes associatifs à l’ère numérique. Nous avons également réalisé des entretiens collectifs et individuels avec les chercheurs de façon à mieux cerner les fondements théoriques et méthodologiques de leur posture de recherche dans le cadre de l’étude. Deux questions ont émergé, qui allaient servir de trame à la réflexion portée par cet article :

Les groupes auxquels nous nous sommes intéressés ont-ils influencé nos méthodes de recherche et de diffusion ? Et réciproquement, la recherche en sciences sociales participe-t-elle à une redéfinition des pratiques et de l’identité des groupes associatifs ?

La première partie du texte présentera les différentes approches qui ont marqué la façon dont nous avons établi un rapport avec les groupes étudiés. La seconde partie analysera les enjeux politiques et épistémologiques soulevés par la circulation des savoirs entre acteurs de la recherche et acteurs associatifs, en particulier dans le contexte actuel de forte prégnance des médiations numériques. Notre réflexion nous amène à considérer davantage nos pratiques sous la perspective d’une co-construction du savoir avec le milieu concerné. Ceci est d’autant plus vrai du fait que les groupes associatifs sont de plus en plus en mesure de participer à la production et à la circulation de savoirs scientifiques et technologiques. Nous remarquons toutefois que, si notre équipe de recherche fait figure d’intervenant légitime dans le milieu concerné, elle demeure néanmoins un acteur universitaire qui agit selon des dynamiques bien différentes des acteurs associatifs. Et vice versa.

1. Scientificité et engagement dans la recherche

Les entrevues et l’analyse des documents de travail nous ont permis d’établir que l’équipe alors active au LabCMO était traversée par l’influence de trois postures de recherche. Tout d’abord, un souci d’objectivité et de neutralité, fidèle aux principes fondateurs de la sociologie, ensuite uneposture critique, liée à une conception politisée mais cependant distanciée du rôle social des sciences sociales, enfin une
posture dite
participative, inspirée des pratiques de recherche engagée, assez typique des travaux réalisés auprès des milieux associatifs et militants. Nous présenterons ces postures en insistant sur la façon dont ils prennent en compte le souci de scientificité et la nécessité d’un certain engagement vis-à-vis du milieu étudié. Nous exposerons finalement les points de convergence et de divergence de ces trois postures ainsi que la façon dont elles questionnent et nourrissent l’approche choisie par l’équipe.

Objectivité et neutralité : deux exigences fondatrices des sciences sociales

L’exigence d’objectivité d’une part (faits sociaux considérés comme des choses et observation extérieure à l’objet) et l’aspiration à la neutralité d’autre part (impartialité de l’observateur par rapport à ce qui est observé) sont définies très tôt dès le fondement des sciences sociales. Cette double aspiration – marquée par le positivisme – traverse encore la plupart des recherches en sciences humaines et sociales aujourd’hui. Alors que la sociologie était une discipline naissante, Durkheim était soucieux d’en donner des assises « scientifiques ». Il affirme ainsi que « la première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses » (Durkheim 1895). Selon ce père de la sociologie, le chercheur doit rompre les liens cognitifs et affectifs qui le relient initialement au monde, de façon à pouvoir appréhender l’objet d’étude pour lui-même, indépendamment de ce qu’il suscite en lui. Pour exprimer cette nécessité de rompre avec le sens commun, Bachelard proposera plus tard la notion de « rupture épistémologique » pour inciter les chercheurs à franchir les obstacles épistémologiques causés par la naturalisation de la pensée ordinaire et l’absence de remise en question de ce qui apparaît comme un « donné » (Bachelard 1986). Notons que la remise en question du sens commun deviendra pour certains sociologues politisés, un mandat en même temps politique : ils abandonneront les principes de neutralité axiologique pour adopter des postures critiques. Par ailleurs, l’émergence de l’ethnométhodologie et du tournant pragmatique des années 1980 sera l’occasion pour d’autres courants de sciences sociales, d’une réhabilitation de la connaissance ordinaire conduisant à une reconsidération épistémologique de l’idée d’objectivité en sciences.

Un autre fondateur de la sociologie, Max Weber, définira quant à lui les principes d’une sociologie compréhensive orientée vers l’étude du sens que les acteurs donnent à leurs actions. Si le sociologue doit étudier les valeurs, Weber insiste pour dire qu’il doit éviter d’y porter un jugement normatif. Aussi, c’est en prenant soin de décrire son propre « rapport aux valeurs » que le chercheur pourra construire une « neutralité axiologique » garantissant la scientificité de sa démarche (Weber 1917). Le sociologue insiste toutefois sur le nécessaire processus de sélection d’une partie du réel suscité par la démarche d’observation. Pour donner sens et organiser ces matériaux d’observation, le chercheur est amené, à travers ses choix, à formuler implicitement des jugements de valeur. Il doit par la suite faire preuve d’impartialité en évitant les positions unilatérales. Lee et al. (2005) replacent ces réflexions de Weber dans le contexte de l’Allemagne de la fin du dix-neuvième siècle où plusieurs chercheurs et historiens avaient pris position en faveur du gouvernement impérial. Constatant les risques d’étouffement qui menaçaient une pensée plus libérale au sein de l’université, Weber plaida pour des sciences sociales objectives, c’est-à-dire « libérées de l’obligation de soutenir les objectifs de l’État » (Lee et al. 2005, p. 7). Cette injonction à la neutralité axiologique constituerait donc à la fois le moyen de parvenir à une rigueur scientifique et un positionnement social de l’observateur visant à prendre en compte une pluralité de points de vue.

1.2 Postures critiques

Différentes approches qualifiées de critiques marquent un deuxième horizon d’influence au sein de notre équipe. Le besoin d’une recherche en sciences sociales politiquement engagée a été tout particulièrement établi par la tradition dite de l’École de Francfort. D’inspiration marxiste, cette posture de recherche est marquée par la distanciation et l’analyse critique des structures et des institutions étatiques ou industrielles. Dans cette optique, les notions de rationalités instrumentales et techniciennes sont fortement critiquées ainsi que les mécanismes d’industrialisation de la culture (Horkheimer et Adorno 2000) : il revient à l’intellectuel de penser et d’élaborer les conditions de la critique. La tradition de Francfort a été reprise par plusieurs générations de chercheurs, en particulier Habermas, pour qui la rationalité critique peut émerger de l’interaction entre les membres d’une communauté (Habermas 1987). Il reconnaît ainsi aux acteurs la possibilité de développer une posture critique, sous certaines conditions (présence d’un espace public, lettrisme, accès à l’information...) Plus récemment, et en s’inspirant d’Habermas, Honneth (2000) a proposé un modèle de la lutte pour la reconnaissance qui soutient que « c’est seulement lorsque les personnes sont effectivement reconnues [...] qu’elles peuvent développer un rapport pratique à elles-mêmes nourri des qualités positives de l’autoréalisation » (p. 20).

Les réflexions de Bourdieu ont également eu une forte influence dans certaines de nos études. D’inspiration marxiste, Bourdieu interroge les traditions sociales et les institutions qui les supportent et les reproduisent, avec un souci de justice et de libération des groupes sociaux les plus dominés par ces structures. En analysant les logiques d’action des structures dominantes, cette sociologie insiste sur une division nette entre pratique scientifique et pratique sociale, tout en proposant de mettre cette première au service de la seconde, en l’éclairant. Comme dans la tradition de Francfort, l’engagement chez Bourdieu consiste donc à révéler (et éventuellement, vulgariser, nous le verrons dans la seconde partie), ce qui se trame dans le social. La dimension critique chez Bourdieu est donc généralement assimilée à la notion de rupture épistémologique, car elle suppose l’existence d’une séparation claire entre savoir scientifique et sens commun.

1.3 Postures participatives et sociologie pragmatique

Plusieurs approches ont tenté d’associer l’analyse sociologique à la transformation de la réalité étudiée en plaçant l’intervention au coeur du dispositif de recherche. L’intervention y est soit appréhendée comme une modalité d’enquête permettant de comprendre le processus de transformation soit, à la limite, la finalité même du processus, la recherche étant plutôt appréhendée comme moyen d’action. Dans le cadre de l’étude des mouvements sociaux et des pratiques militantes, Touraine a développé une méthode qui rend compte de l’engagement vis-à-vis du milieu étudié. L’intervention sociologique, le nom de la méthode, favorise à la fois le développement et l’étude du mouvement en stimulant la réflexivité des militants quant à leurs propres pratiques. Le rôle du chercheur consiste à faire apparaître ce qu’il y a de plus contestataire au sein d’un mouvement sans toutefois s’identifier au groupe particulier avec lequel il travaille, en maintenant une forme de tension. « La tension entre le groupe et le chercheur est un élément important de la vie du groupe : sans elle, l’analyse serait beaucoup plus difficile et peut-être même impossible » (Touraine 1978, p. 236). Chez Touraine, on retrouve donc encore la nécessité d’une rupture qui marquerait une distinction entre connaissance scientifique et connaissance commune, mais ici l’engagement et la solidarité sont mis en valeur. Plus engagée dans la rupture des frontières entre connaissance scientifique et connaissance pratique, la recherche-action a été fondée dans les années 1940 avec l’idée que recherche et action pouvaient être rassemblées en une même activité d’expérimentation (Lewin 1948). La recherche devient alors une action délibérée de transformation de la réalité ainsi que l’étude de cette transformation. Plus récemment, le brésilien Paolo Freire a significativement contribué à cette approche en développant une Pédagogie des opprimées (1980) où il amenait les gens à prendre conscience de leur oppression et à réaliser un processus permanent d’action culturelle. La recherche-action est aujourd’hui fréquemment utilisée par et auprès des groupes associatifs qui y voient un moyen de réaliser des études concernant leurs propres besoins.

Ces approches rejoignent à notre avis la sociologie pragmatique dans leurs conceptions de la connaissance en reconnaissant aux groupes sociaux la capacité de formuler une critique sociale et en rejetant l’idée d’une rupture épistémologique nécessaire à la production de la connaissance (Boltanski et Thévenot, 1991). Plutôt que de s’intéresser aux poids des structures, les sociologues pragmatistes s’intéressent au sens commun, à ce que les gens disent de ce qu’ils font. C’est dans cet
esprit que Boltanski s’est détaché de la sociologie critique de Bourdieu pour proposer plutôt une sociologie de la critique, qu’il définit comme « l’instrument pour analyser les opérations qu’accomplissent les acteurs lorsque, se livrant à la critique, ils doivent justifier les critiques qu’ils avancent, mais aussi lorsqu’ils se justifient face à la critique ou collaborent dans la recherche d’un accord justifié » (Boltanski 1990, p.124).

Cette approche considère que les acteurs sont à même d’expliquer leurs motivations et de formuler une critique sociale. Dans cette perspective, le travail du sociologue se situe au second plan de la proposition d’une critique : il consiste à susciter une réflexivité parmi les acteurs afin de les faire eux-mêmes formuler ce en quoi consiste le monde social qui les entoure. La sociologie de style pragmatique cherche plus spécifiquement à éclairer ce que les acteurs disent de leurs pratiques, comment ils les comprennent, autorisant ainsi l’hétérogénéité des discours et une compréhension réflexive du social (Nachi 2006).

Le tableau 10.1résume les trois postures que nous avons présentées en exposant ce qui les distingue quant à la scientificité et à l’engagement.
Posture Scientificité Engagement
L’injonction de neutralité et le désir d’être objectif Recherche indépendante Extirpation du social / description du rapport aux valeurs Rupture épistémologique Désengagement du social - Dévoilement et découpage du social - Prise en compte de points de vues plurilatéraux - Figure du scientifique savant
Posture critique Distanciation - Critique des structures - Rupture avec le sens commun Vulgarisation - Conception libératrice de la connaissance - Explication des logiques sociales - Figure de l’intellectuel engagé
Posture participative et sociologie pragmatique Intervention

Connaissance par la pratique

Maintien d’une tension avec le sujet / Subordination des connaissances

scientifiques aux savoirs situés des acteurs sociaux
Réflexivité attisée - Participation à l’action - Engagement pendant la recherche - Figure de l’intervenant

1.4 Quelle posture au sein de notre équipe ?

Quatre principes communs ont cadré la démarche de l’ensemble des membres de l’équipe. Ces principes nous ont permis de construire un savoir scientifique concernant les groupes étudiés, tout en participant à leur développement collectif :

  • Les objectifs de la recherche ont été définis de façon ouverte, en tenant compte du point de vue des acteurs.
  • La diversité des points de vue a été conservée et mise en évidence.
  • Les résultats des recherches ont été partagés avec les acteurs.
  • Les chercheurs et les acteurs ont participé conjointement à différentes séances de réflexion permettant aux chercheurs de confronter leurs analyses avec le vécu des acteurs ; aux acteurs de réfléchir collectivement aux enjeux soulevés par l’analyse et enfin ; à l’ensemble des chercheurs et des acteurs de se prononcer sur les possibilités d’action qui se dégage de ces réflexions.

Si nous nous sommes résolument inspirés d’une approche participative en établissant une relation de proximité avec le milieu concerné, l’injonction de neutralité et les postures critiques continuent d’influencer nos travaux. Nous avons ainsi appris à construire la « scientificité » de nos travaux en évitant les jugements de valeur et en nous appuyant sur des méthodologies d’observation et d’analyse ainsi que sur une littérature sociologique et philosophique. Nous reconnaissons par contre, comme le faisait d’ailleurs Weber (1917), que nos choix théoriques et méthodologiques engagent nos sensibilités propres. Dans le même sens, si nous avons tenté de nous tenir au plus près de la perspective des acteurs en conservant par exemple la diversité de leurs points de vue, il nous semblait important d’aller au delà de l’observation descriptive pour tenter de saisir des dynamiques plus structurelles. Les études rapprochées des différents groupes nous ont ainsi permis d’observer et de rendre compte d’une multitude de tensions et de divergences au sein des groupes étudiés et entre ceux-ci. Nous avons ainsi convoqué les analyses critiques de Bourdieu ou de Honneth pour faire sens de ces tensions en les articulant à des dynamiques de champs et de luttes pour la reconnaissance. Cette description que Serge Proulx fait de l’ethnographie critique exprime ce souci d’équilibre entre la description empirique et l’analyse critique :

« Face aux situations à observer, l’ethnographe critique opte plutôt pour un regard davantage centré sur la ligne de force de sa problématique et de ses intérêts de connaissance. En même temps, l’ethnographe critique est conscient du fait que les significations construites subjectivement par les acteurs et par l’observateur se situent dans le cadre de rapports sociaux de pouvoir » (Proulx 2005, p. 2).

Les différentes études à la base de cet ouvrage se distinguent toutefois dans la façon dont la « distance » ou la « tension » avec les acteurs a été gérée. L’étude de Koumbit a été réalisée en nous inspirant de la méthodologie proposée par Touraine (1978) puis Melucci (1989) où l’ethnographie est menée par deux observateurs, l’une tenant une position « froide » et distante du groupe, l’autre tenant une posture « chaude », plus proche et engagée au sein du groupe. Les deux chercheurs profitent des tensions relatives à leurs postures mutuelles pour engager un dialogue entre identité militante et approche distanciée. Il est intéressant de noter que dans ce cas, Stéphane Couture, qui tenait la posture chaude d’implication au sein de Koumbit a progressivement pris ses distances au fur et à mesure qu’il ne s’identifiait plus aux choix du groupe. Inversement, Anne Goldenberg qui tenait la posture froide lors de la période d’observation, est devenue par la suite une membre active au niveau de la vie associative et siège maintenant sur le conseil d’administration du groupe. Stéphane Fauteux, qui a réalisé le travail d’observation du CDEACF s’est quant à lui positionné très près du terrain pour quelque temps, jusqu’à laisser une des membres du groupe coécrire le document de travail rendant compte de la recherche. Alison Powell s’est rapidement vue mandatée d’un rôle de représentation du groupe Île sans fil, avec lequel le maintien d’une tension analytique fut de plus en plus négocié et controversé. Enfin, Nicolas Lecomte, Julien Rueff et Serge Proulx avaient adopté la méthode de l’intervention sociologique, rassemblant des acteurs de différents groupes pour discuter des transformations actuelles de l’action communautaire. Les chercheurs ont eu à négocier la signification et l’interprétation de leurs analyses avec les groupes afin d’établir un compromis entre la diffusion d’une image positive du groupe et la nécessité de réaliser une étude répondant aux critères d’une recherche en science sociale.

Autour de la gestion de cette tension, une question continue de diviser notre équipe : qui, en dernière instance, sait ce qui fait sens socialement ? En cas de désaccord entre le chercheur et l’acteur, à qui donner raison ? Pour certains, le travail critique doit favoriser un dépassement du sens commun et les désaccords sont révélateurs d’une réalité sociale ignorée par les acteurs. À l’inverse, les partisans d’une posture plus pragmatique valorisent le sens commun comme réalité sociale légitime et reconnaissent aux acteurs la compétence à réaliser cette critique ainsi qu’un dépassement, selon certaines conditions. Nous voyons les impasses de l’une et l’autre des postures si elles sont tenues de façon radicale. Dans le cadre d’une recherche en sciences sociales s’appuyant sur une méthode qualitative notamment, on pourrait interroger la validité d’une analyse contredisant en tout point la signification que les acteurs donnent à leurs actions. Par ailleurs, une posture trop près des acteurs présente à son tour le risque de laisser la réalité dans sa relative inintelligibilité quotidienne, et d’autant plus dans le cas où une pluralité de points de vue empêcherait la construction d’un sens commun. Ces considérations épistémologiques, que nous laissons ouvertes au sein de notre équipe, semblent aujourd’hui prendre une vigueur particulière avec la circulation des savoirs que permettent les réseaux numériques et les pratiques collaboratives médiatisées par ordinateur.

2. La circulation des savoirs à l’ère des réseaux numériques

Cette section analysera la façon dont l’usage des technologies de communication marque la circulation des savoirs, en particulier les pratiques de vulgarisation et de restitution des recherches universitaires.

Nous nous référerons dans cette partie au concept de champ, élaboré par Pierre Bourdieu, pour saisir les dynamiques internes de l’action communautaire, de l’informatique et des sciences sociales et pour comprendre les relations entre ceux-ci. Notons que Bourdieu a beaucoup travaillé sur les spécificités des champs médiatiques, telles que l’édition scientifique (1976), le journalisme et l’audiovisuel (1996) mais pas l’informatique ni les pratiques communicationnelles médiatisées par ordinateur. Nous présentons d’abord les relations entre ces trois champs, pour ensuite nous intéresser à la circulation entre ceux-ci, et les enjeux que ces dynamiques soulèvent.

2.1 Action communautaire, informatique et sciences sociales : quelles relations ?

La figure 10.2 offre une représentation succincte des objets d’échange et de convergence qui rassemblent les sciences sociales, l’action communautaire et le développement informatique, trois champs avec lesquels interagissent les membres de notre équipe. Il semble que nous assistions à une intrication de plus en plus étroite de ces différents milieux. Il semble également que nous avons joué un rôle non seulement d’observateur, mais également d’acteur dans le cadre de ces relations.

Figure 10.2

Action communautaire, informatique et sciences sociales : quelles relations ?

Les relations entre la recherche et l’action communautaire dépendent à la fois du parcours des individus impliqués, mais aussi des choix sociaux et financiers de leurs institutions de rattachement. À ce titre, l’Université du Québec à Montréal (UQAM), à laquelle est rattachée notre équipe, est reconnue pour son engagement à l’égard des populations défavorisées et des mouvements sociaux, et ce, dès sa fondation (Bourques et Duchastel 1981). Cette orientation sociale semble demeurer et il n’est pas rare de voir des professeurs participer activement au développement des groupes sociaux, par exemple en produisant du matériel engagé, en siégeant au sein de leur conseil d’administration, en assistant à leurs assemblées générales, ou en réalisant parfois des lettres d’appui1. Réciproquement, les recherches en sciences sociales ont toujours été très prisées par les groupes associatifs, qui y cherchent des ressources théoriques pour accroître leur réflexivité organisationnelle, ainsi qu’une légitimation auprès de potentiels partenaires ou bailleurs de fonds (Lamoureux 1996). Des acteurs du milieu communautaire viennent jusqu’à s’immiscer dans le milieu universitaire pour assister et participer à des conférences ou des séminaires. À ce titre, la tenue en août 2007 du premier Forum social québécois dans les bâtiments de l’UQAM n’est pas un hasard. Organisé conjointement par des universitaires et des acteurs de mouvements sociaux, cet événement rassemblait plusieurs milliers de citoyens autour des questions telles que les droits humains, l’écologie, les services publics et les programmes sociaux, le travail, les arts et de la culture, la participation citoyenne, la solidarité internationale et l’éthique.

Malgré des développements très commerciaux et marqués de succès économiques, l’univers informatique n’a quant à lui jamais totalement quitté l’université. Plusieurs travaux (Rheingold 1993 ; Flichy 2001 ; Turner 2006) ont mis de l’avant le rôle joué par des chercheurs universitaires épris d’idéaux communautariens et progressistes dans le développement de l’informatique et l’appropriation sociale de l’Internet. Dans le cadre du mouvement et des communautés du logiciel libre, on constate encore aujourd’hui des liens très étroits avec l’université : beaucoup de logiciels libres sont ainsi produits et maintenus par des étudiants et leurs professeurs.

Dans le milieu des sciences sociales toutefois, le lien avec l’informatique est plus complexe. Plusieurs chercheurs ont ainsi noté l’hostilité que suscitent les sciences et les techniques, et plus particulièrement l’informatique, chez les universitaires de sciences sociales (Boyer 2003 ; Breton 1990). Boyer note ainsi que l’informatique a longtemps été considérée comme un facteur de déshumanisation des relations humaines voire la source d’une « nouvelle barbarie » (p. 7). Cette hostilité prend racine dans une profonde division du monde intellectuel entre des domaines comme la philosophie, la littérature et les arts d’une part et les domaines scientifiques et techniques d’autre part (Breton 1990 ; Snow 1959 ; Simondon 1958). Au contraire de cette tendance, certains courants de recherche s’appuient depuis un certain déjà sur le travail interdisciplinaire des informaticiens et chercheurs en sciences sociales. C’est le cas par exemple du développement informatique dédié à la collaboration médiatisée par ordinateur, également connu sous le nom de CSCW - Computer Supported Collaborative Work (Cardon 1997). Il est également important de remarquer que le lien entre production informatique et recherche en sciences sociales est de plus en plus affirmé dans les grands centres de recherches s’intéressant à l’informatique et aux technologies de l’information. C’est le cas par exemple au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et au sein de plusieurs Écoles française d’ingénieurs (Écoles des Mines ; Écoles des télécommunications) où chercheurs en sciences sociales et informaticiens collaborent pour produire des applications informatiques ou pour construire des outils d’analyse sociologique (Lejeune 2007).

Le milieu communautaire est pour sa part de plus en plus en mesure de produire des analyses sociales et des dispositifs technologiques. Parmi les groupes s’inspirant des principes du logiciel et de la documentation libres, on remarque une forte propension à la circulation de ces innovations et des services associés. Plus important encore, cette circulation s’étend à d’autres milieux, en particulier au sein des institutions universitaires. Notre expérience est ici intéressante à exposer, car nous avons eu plusieurs fois recours à cette expertise communautaire. Par exemple, l’accès sans fil à l’UQAM étant difficile à manipuler et difficilement accessible sur des systèmes de type GNU/Linux, plusieurs des étudiants choisissaient plutôt de se connecter à une borne du groupe Île sans fil, située dans un café à proximité de l’UQAM. De même, les membres de Koumbit nous ont régulièrement soutenu dans l’entretien de notre serveur informatique, ont pour quelque temps hébergé le wiki du LabCMO, et ont également donné une formation concernant les wikis à certains membres du LabCMO. Le graphisme de notre site Web fut réalisé par une membre active du groupe Communautique. Le CDEACF a quant à lui intégré à son catalogue documentaire quelques-uns des rapports produits par notre équipe. Enfin, plusieurs membres de ces groupes ont participé conjointement avec des membres de notre laboratoire à différentes conférences scientifiques. Ces exemples de pratiques ne font pas figure d’exceptions et plusieurs laboratoires d’usage s’intéressant aux groupes associatifs et les mouvements sociaux ont étés confrontés à des innovations qui ont influencé leurs pratiques. Certaines de ces innovations, portées par des praticiens et diffusées en réseaux ont parfois été définies comme des « innovations ascendantes », ne venant pas des laboratoires, mais des usagers eux-mêmes et parfois des acteurs sociaux vers les laboratoires (Cardon 2005).

2.2 Défis et enjeux de la circulation des savoirs

Nous aurions cependant tort de croire à la fluidité de la circulation entre ces trois champs. Comme le soulignait en 1970 Boltanski et Maldidier (Boltanski était à ce moment un élève de Bourdieu), l’intervention dans l’espace publique ne relève pas seulement d’une compétence de vulgarisation, mais est en fait étroitement liée à la position des chercheurs vis-avis de leurs institutions et champs d’expertise : « la vulgarisation quand elle est le fait d’un scientifique non consacré risque d’être tenue pour suspecte par la communauté scientifique qui est tentée d’y voir une tentative délibérée pour obtenir la reconnaissance du public cultivé avant celle des pairs » (p. 107). Dans une analyse de l’actualité de cette réflexion sur la recherche et l’engagement, Neveu (2003) propose trois conditions nécessaires à ce qu’une recherche constitue une intervention sociale :

  • une autonomie de la recherche vis-à-vis du pouvoir hiérarchique ou financier ;
  • l’acte de rendre visible, intelligible ou respectable ce qui ne l’est pas et finalement ;
  • l’intervention dans l’espace public.

Par ailleurs, Neveu souligne qu’il ne peut y avoir d’intervention dans l’espace public sans l’accès à des supports de médiation. Une analyse de la circulation des savoirs entre recherche et action doit donc forcément passer par une analyse des technologies qui supportent cette médiation.

Il est clair que les pratiques de diffusion et de vulgarisation scientifique se transforment avec l’appropriation progressive des technologies liées à internet. Cette transformation se fait toutefois de façon inégale selon les disciplines. Les sciences informatiques ont été pionnières dans cette pratique, puisque les premiers réseaux informatiques ont été développés en bonne partie pour répondre à un besoin d’échange de connaissances dans ce domaine. Les sciences humaines telles que la littérature ou l’histoire, qui s’appuient davantage sur le travail solitaire et l’écrit, ont quant à elles pris un peu plus de temps à intégrer Internet dans leurs usages. Les recherches en sciences sociales qui se sont intéressées aux pratiques en réseau ont été plus promptes à peupler le cyberespace de documents et d’articles concernant leurs intérêts. Cependant, concernant la publication, si de plus en plus de revues scientifiques sont maintenant diffusées en ligne, c’est encore le plus souvent selon un contrat d’abonnement avec une institution, cloisonnant aux experts affiliés à une institution l’accès aux ressources produites. Beaucoup de revues refusent que soient librement publiés les articles dont ils réservent l’accès à leurs abonnés ou acheteurs. Des initiatives de diffusion publique des productions scientifiques s’inspirant de l’esprit du logiciel libre émergent toutefois aujourd’hui. Ainsi, le mouvement des Archives Ouvertes (Open Access) milite en faveur de la mise à disposition et du libre accès aux contenus numériques, en particulier les articles de revues ou de recherches universitaires révisés par des pairs. Plus près de chez nous, l’UQAM a ratifié la Déclaration de Berlin sur le libre accès à la connaissance scientifique 2
et a, en 2007, mis en place une archive de publications électroniques (Archipel3) pour recueillir les travaux des chercheurs. Ces démarches demeurent toutefois encore timides .

En fait, c’est surtout au niveau informel des échanges sur les blogues et les wikis que se semble se dessiner une nouvelle géographie de la circulation des connaissances, ce qui permet notamment une plus grande perméabilité entre les disciplines. Pour Paquet (2003), les communications en ligne constituent de nouveaux réseaux sémantiques et discursifs entre chercheurs, et entre chercheurs et profanes. Les publications « non scientifiques » (sur des wikis, les blogues, sous forme de document de travail) deviennent des lieux d’échanges, de test, de négociation de la production d’une connaissance, lieux par lesquels un premier niveau de légitimation peut être atteint. Si l’auto-publication (Paquet 2002 ; Allard et Vandenberghe 2003) n’a pas la légitimité scientifique d’une conférence ou une maison d’édition, les frontières entre savoir scientifique et savoir profane s’effritent toutefois dans cet univers au profit d’autres critères de légitimation comme la qualité et la fréquence des publications, le nombre de lecteurs, la popularité, mesurée (ou orchestrée) par l’indexation sur des sites comme Technocrati4. Avec la multiplication des sites de recherche dynamique (pouvant être mis à jour par leurs usagers) un nombre croissant de chercheurs deviennent acteurs de leur diffusion en publiant leurs articles voire leurs livres sous licences libres. Ces pratiques remettent en question des logiques économiques et scientifiques de diffusion propres à l’imprimé. Certaines maisons de publication, se réservant jusqu’alors l’exclusivité de la copie, se voient devancées par des chercheurs et des lecteurs qui peuvent désormais échanger librement.

Les groupes associatifs de l’ère numérique semblent avoir développé une pratique courante de lecture de ces documents placés en libre accès sur internet. Ainsi, lorsque le document de travail concernant Koumbit a été achevé et proposé à la lecture du groupe, quasi immédiatement, plusieurs membres du collectif nous ont interrogés sur les droits d’usage, ou plus exactement, sur les licences qui allaient être apposées à ce texte. Le choix des licences constitue en effet un enjeu délicat chez les acteurs du logiciel libre. De plus en plus fréquemment, les webmestres et autres responsables des publications se sont sensibilisés aux choix de licences libres pour protéger et utiliser les documents qui leur appartiennent ou les concernent. Ce propos recueilli par Stéphane Fauteux, auprès d’un membre

du CDEACF, illustrait bien la sensibilisation qui s’opère : « plus les documents sont libres d’accès, plus le répertoire est consistant. Par ailleurs, il importe que le respect de la propriété intellectuelle soit intégral. Il ne peut y avoir de transgression »5. Il apparaît que la maîtrise d’Internet comme ressource documentaire, et en particulier sa médiation par des groupes associatifs a fait émerger des compétences liées à une sociabilité et une légitimation en réseau.

2.3 Des enjeux de reconnaissance

Dans un document de travail réalisé dans le cadre de notre étude, Stéphane Fauteux (2006) montre que la restructuration des logiques de financement de l’action sociale a forcé une portion de plus en plus importante de l’activité des groupes associatifs à se dédier à la recherche de fonds publics et privés. Dans cette quête, la représentation publique des organismes est un souci majeur. La participation aux événements organisés par le milieu communautaire n’est plus considérée comme suffisante pour les groupes qui doivent convaincre des institutions gouvernementales, culturelles ou corporatives pour trouver un moyen de subsistance. Proulx et Lecomte (2006) notent ainsi que chaque année, le groupe Communautique se fixe divers objectifs liés à son rayonnement et sa visibilité sur la scène publique, que ce soit des participations à des comités, des rencontres avec les groupes associatifs, et des publications dans la presse écrite, ou encore dans des journaux spécialisés. Ces différentes initiatives peuvent être appréhendées comme autant de luttes pour la reconnaissance, c’est-à-dire comme une quête de capital symbolique visant l’estime, la visibilité et finalement une légitimation sociale de l’existence et de la mission de ces groupes (Honneth 2000).

Si de telles dynamiques de luttes pour la reconnaissance marquent certainement le milieu communautaire québécois, nous avons toutefois observé une forte hétérogénéité des lieux et domaines de reconnaissance visés par les groupes étudiés. Ainsi, les quêtes de reconnaissance ne sont pas toutes dirigées par les institutions gouvernementales. Par exemple, les travailleurs de Koumbit, principalement impliqués dans le développement technologique et les services aux groupes associatifs, ont surtout soigné la documentation de l’organisation et des développements informatiques. Le langage utilisé indiqua longtemps la recherche d’un public avant tout technicien, et la démarche de transparence organisationnelle, une volonté d’échange avec des groupes politisés. L’image publique du groupe est cependant devenue un souci avec l’arrivée de membres ayant une sensibilité graphique, qui ont produit un logo et réalisé une refonte du site. Cependant, pour une bonne partie des membres de Koumbit, la transparence, l’efficience, et l’investissement organisationnel continuent d’être davantage valorisés. Concernant Île sans fil, Alison Powell note pour sa part que la représentation (marketing) du projet est devenue un savoir-faire cultivé par les membres. Le projet étant principalement visible dans des cafés publics (par des bornes sans fil), le groupe s’active à conquérir une reconnaissance auprès des usagers et des potentiels partenaires. L’image du projet est notamment véhiculée par un portail d’accès, mais aussi par les blogues des membres, dont certains sont devenus assez populaires dans la blogosphère montréalaise. La lutte pour la reconnaissance du collectif s’articule donc surtout autour de la reconnaissance de l’intérêt social et culturel du service diffusion du sans-fil aux Montréalais.

La pratique de recherche elle-même s’insère parfois dans les stratégies de ces groupes pour faire reconnaître la légitimité sociale de leur existence et de leur mission. Comme nous l’avons indiqué auparavant, plusieurs d’entre nous ont eu à négocier certains passages de leurs documents de recherche en fonction de l’image publique qui pouvait être projetée. Dans le cas d’Île sans fil, la collaboration du milieu universitaire était même recherchée sur le plan stratégique. L’un des fondateurs s’est ainsi adressé à quelques groupes de recherche, dont le LabCMO, pour être intégré dans le cadre d’un projet. C’est de cette manière qu’Alison Powell, alors associée au projet CRACIN6, fut rapidement incitée à développer une approche servant les objectifs d’île Sans Fil, ainsi qu’à représenter la cause du groupe publiquement et sur le web, ce qui allait causer certaines tensions entre la nature de ses analyses et les attentes du collectif. Le groupe Communautique a quant à lui réalisé quelques recherches et rédigé plusieurs mémoires pour faire reconnaître la pertinence de l’action associative en matière de reconnaissance des besoins sociaux liés aux technologies de l’information. Proulx et Lecomte (2006) notent ainsi que Communautique avait déjà accumulé plusieurs mémoires constituants des jalons significatifs dans le développement idéologique de l’organisme (p. 45).

Soulignons en terminant que la reconnaissance symbolique peut facilement devenir un jeu stratégique cachant un mépris social. En effet, la reconnaissance symbolique (honneurs, appuis, partenariats) côtoie aisément une dénégation financière (travail sous-payé, restriction et compressions financières). Dans un contexte de resserrement financier, le souci d’une reconnaissance gouvernementale prend parfois le pas sur la reconnaissance par les pairs, et les groupes se placent alors en situation de compétition. Nous avons ainsi tous observé des moments difficiles dans les relations entre les groupes de même qu’une attitude parfois méprisante des pouvoirs publics qui capitalisent symboliquement sur les acquis des groupes tout en réduisant le financement destiné à soutenir leurs actions.

3. Conclusion

Nous avons présenté les différents courants sociologiques qui traversent les travaux de notre équipe, depuis les fondements axiologiques de la discipline, en passant par le tournant critique d’après guerre et d’inspiration marxiste jusqu’à la proposition la plus récente d’une sociologie pragmatique. Nous avons proposé une réflexion méthodologique et épistémologique sur nos interactions avec le milieu concerné et la légitimité de la connaissance produite dans le cadre de nos travaux. Cette première partie a permis de faire ressortir de nos approches un souci d’équilibre entre, d’une part, un désir d’intervenir activement auprès des groupes concernés et, d’autre part, le souci de maintenir une distance, voire une rupture, pour marquer la neutralité et l’objectivité de la connaissance produite. Intéressés par la circulation des savoirs entre la recherche et l’action, nous avons insisté ensuite sur les pratiques et les formes de collaboration s’appuyant sur l’usage de réseaux électroniques. Prenant constat de l’émergence de nouvelles géographies de savoirs surgissant de ces pratiques, surtout présentes sur Internet, la production de ces savoirs s’inscrit dans le cadre de luttes pour la reconnaissance auxquelles prennent part à la fois les groupes associatifs et les chercheurs, dans des logiques de légitimation qui diffèrent toutefois.

De plus en plus de groupes associatifs cherchent à investir le terrain des sciences et des technologies, soit en contestant leur développement, soit en proposant des analyses et des innovations qui seraient plus près de leurs besoins. Ainsi, certains groupes associatifs parviennent aujourd’hui à réaliser des études et des innovations rivalisant en qualité avec celles produites au sein des universités et des grands laboratoires privés, lieux traditionnels de la recherche. Il semble que l’on assiste à l’émergence d’un secteur du savoir davantage ancré dans l’action communautaire et citoyenne. Les réseaux numériques facilitent la mise en commun des savoirs et des technologies. Réciproquement, le LabCMO semble bel et bien devenu un acteur sur la scène locale, identifié par ses choix de recherche, ses publications et ses interventions publiques. Ainsi, nos propres pratiques de recherche semblent relever d’une dynamique d’intervention et de co-construction du savoir avec le milieu concerné. Cependant, si nous avons acquis une certaine reconnaissance comme intervenant légitime auprès du milieu, nous demeurons tout de même un intervenant universitaire. Nos modes de financement, nos lieux de travail, nos méthodes d’enquête, nos ressources matérielles et cognitives, nos besoins de reconnaissance, se font toujours d’une façon qui reste propre au milieu de la recherche universitaire. Quelle légitimité donner à ce savoir et ces pratiques qui émergent à la frontière de l’action communautaire et de la démarche scientifique ? Dans quelles mesures nos identités respectives sont-elles ébranlées par ces collaborations entre université et milieu associatif ? Nos études et nos interventions participent-elles d’une forme de politisation du développement scientifique et technique ? Nous comptons poursuivre cette réflexion dans nos futurs programmes de recherche, mais aussi en posant ces questions à d’autres contextes mettant en relations groupes sociaux et laboratoires de recherche en sciences sociales.

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L’adresse originale de cet article est http://fsm-sciences.org/spip.php?article284

Posté le 11 novembre 2008 par Anne Goldenberg, Stéphane Couture

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