Démocratiser la technologie

Traduit par Anne-Marie Feenberg

Ce texte correspond au Chapitre 4 de "(Re)penser la technique, vers une technologie démocratique", Andrew Feenberg, LA DECOUVERTE / MAUSS, 2004,

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Technologie et pouvoir

Dans les sociétés modernes, la technologie constitue une puissance qui dépasse dans nombre de domaines le système politique lui-même. Les maîtres des systèmes techniques, les dirigeants militaires et de grandes entreprises, médecins et ingénieurs, contrôlent bien davantage le développement de la croissance urbaine, l’agencement des logements et les systèmes de transport, le choix des innovations, et nos pratiques de salarié, patient, et consommateur, que la totalité des institutions électives de notre société.

Mais s’il en est ainsi, on devrait considérer la technologie comme un nouveau champ de législation, peu différent des autres sphères de décisions publiques (Winner, 1995). Les codes techniques qui façonnent notre vie reflètent des intérêts sociaux particuliers auxquels nous avons délégué le pouvoir de décider où et comment nous vivons, quel genre de nourriture nous mangeons, comment nous communiquons, nous nous divertissons, nous guérissons, etc. L’autorité législative de la technologie augmente constamment à mesure qu’elle se fait de plus en plus envahissante. Mais si la technologie est si puissante, pourquoi n’est-elle pas soumise aux mêmes normes démocratiques que nous imposons à d’autres institutions politiques ? Par rapport à ces normes, il est évident que le processus de conception technique existant est illégitime.

Malheureusement, les obstacles à la démocratie technique sont de plus en plus considérables. La technocratie en fait partie, qui présente des arguments persuasifs pour la passivité. Ceci corrompt tous les aspects de la vie démocratique, mais c’est particulièrement inquiétant dans la sphère publique technique, qui fait face directement au pouvoir technocratique sans le bénéfice de formes et de traditions démocratiques offrant au moins un semblant de participation. Le droit même du public de s’impliquer dans les affaires techniques est constamment remis en question. Dans la sphère technique, dit-on, la légitimité relève de l’efficacité plutôt que de la volonté du peuple, ou plutôt, l’efficacité est la volonté du peuple dans des sociétés modernes qui se consacrent avant tout à la prospérité matérielle.

La théorie politique n’a toujours pas affronté ces problèmes, et répète souvent les alibis technocratiques pour justifier des procédures non-démocratiques dans des domaines sujets à controverse, tels que la médecine, le transport, l’aménagement urbain, et l’informatisation du travail, de l’éducation et d’autres institutions. En attendant, nous avons à subir d’interminables débats, de plus en plus formalistes, sur des questions telles que le fondement, s’il en existe un, de l’obligation politique. Pourtant, c’est dans les domaines techniques que sont imposées les conditions d’exercice des droits et qu’est définie ce qui constitue ’la vie bonne’ selon Langdon Winner :

"A mesure que notre société adopte des systèmes socio-techniques, elle répond à certaines des questions les plus importantes que les philosophes politiques aient jamais posées à propos de l’organisation appropriée des affaires humaines. Le pouvoir doit-il être centralisé ou dispersé ? Quelles sont les meilleures dimensions d’une unité d’organisation sociale ? Qu’est ce qui constitue une autorité légitime dans les associations humaines ? Une société libre repose-t-elle sur l’uniformité ou la diversité sociale ? Quels sont les structures et les processus appropriés de la délibération et de la prise de décisions publiques ? Depuis un siècle, voire davantage, nos réponses à de telles questions ont souvent été instrumentales, exprimées dans un discours instrumental d’efficacité et de productivité, s’incarnant physiquement dans des systèmes homme/machine qui semblent n’être rien d’autres que des manières de produire des biens et des services" (Winner, 1986 : 49).

Il est vrai que la rhétorique anti-moderne de quelques critiques très en vue de la technologie est loin d’atténuer la réticence des théoriciens démocratiques à parler de la technologie, et encore moins à l’intégrer à la théorie politique. De même, les projections extravagantes de fervents peu critiques confortent la volonté des universitaires de rester en dehors des questions épineuses qui entourent la technologie. Seule une approche beaucoup plus nuancée pourra faire sortir les théoriciens démocratiques de leur repli et les faire participer à la discussion.

La démocratie communautaire

Dans la première partie de ce livre, j’indique que les mouvements récents pour le changement technologique ont émergé du sein de la gauche politique. Il n’est donc pas étonnant qu’on associe souvent les mouvements étudiants et ouvriers anti-technocratiques, tout comme les mouvements écologiques, à la critique traditionnelle de gauche de la représentation politique. Des concepts tels que "l’autogestion" et "la démocratie participative" ont été promus comme alternatives démocratiques directes au système politique existant. A la base de cette préférence pour la démocratie directe se trouve l’opposition à l’aliénation, capitaliste aussi bien que technocratique. Mais ces mouvements sont également hantés par la tension entre le populisme et la dépendance inévitable de l’expertise dans toute société moderne. Tandis que quelques activistes espèrent la fin de la spécialisation et un retour à une organisation sociale plus primitive compatible avec la démocratie directe pure, la plupart recherchent un compromis difficile avec les systèmes existants de représentation. Cette approche converge avec celle de plusieurs théories démocratiques récentes.

Les théoriciens politiques ont toujours été divisés sur la question de la démocratie directe par opposition à la démocratie représentative. Les défenseurs de la démocratie directe, tels que Rousseau, nous rappellent l’importance de la participation publique, mais ce sont les théories traditionnelles de la démocratie représentative qui ont influencé les organisations politiques réelles. Néanmoins, l’argument pour la démocratie directe est simple et convaincant : les représentants se substituent au "peuple" et pervertissent sa volonté. La véritable liberté et l’autonomie individuelle ne peuvent se réaliser que par la participation active. La représentation, même dans le meilleur des cas, diminue les citoyens en leur confisquant leur qualité d’acteur.

Pour répondre à de tels arguments, la théorie démocratique proclame les avantages d’une sphère publique animée. Cependant, le fait que dans le cadre de la théorie représentative pareille sphère publique ne soit qu’une condition informelle d’une véritable démocratie mène à une curieuse ambiguïté : les conditions constitutionnelles qui rendent possible la participation publique protègent également les mass media privés qui se substituent partout à la discussion et à l’action sociale. Désarmée par son insistance sur la représentation et le rôle central de la majorité dans la politique électorale, la théorie démocratique conventionnelle tend à dévaluer ou ignorer la participation publique réelle des minorités, et à accepter tacitement le voile créé par les media de masse comme la substance de la vie publique.

Ces dernières années, une réaction s’est développée contre cette version appauvrie de la théorie démocratique, réaction qui a mené à une réévaluation de la démocratie participative. Le renouveau de l’idée de participation est une version plus réfléchie du populisme des années soixante. Le problème n’est plus d’opposer la démocratie directe à la représentation. Il est difficile d’imaginer une alternative à la représentation aujourd’hui. Rousseau lui-même pensait que la démocratie directe n’était possible que dans un cadre réduit tel qu’une seule ville : Genève en était le modèle et à l’époque la population comptait quelques milliers de personnes. En dépit de ses défauts évidents, la représentation est nécessaire partout où les distances et de larges populations rendent impraticable la délibération face à face directe. La réponse contemporaine à cette difficulté est d’exiger la multiplication de forum démocratiques directs dans le cadre d’un système politique représentatif. Le but est de montrer, pour citer Frank Cunningham, que "différents degrés de pratiques directes et représentatives devraient être considérés comme complémentaires plutôt que des alternatives exclusives et globales" (Cunningham, 1987 : 47). Dans de telles formulations il ne reste pas grand-chose de l’idéal de la démocratie directe en dehors de la critique du formalisme bureaucratique et procédural de l’Etat moderne. Mais après tout, c’est déjà ça.

Un des défenseurs les plus connus du nouveau populisme est Benjamin Barber. Barber préconise une théorie "de la démocratie forte", entendant par là une politique participative qui se baserait principalement sur l’action collective locale (Barber, 1984). Il décrit la démocratie libérale existante comme "faible" par contraste. La démocratie "faible" se préoccupe surtout de protéger les droits individuels et par conséquent elle tend à démobiliser et privatiser la communauté. Il n’y a que des communautés revigorées qui soient capables d’arrêter la dérive de la société moderne vers la passivité manipulée par les médias. Elles doivent devenir le lieu de processus d’apprentissage et de formation du comportement démocratique. Le système électoral a son utilité, mais il n’y a aucun moyen de déléguer l’expérience de la participation politique qui est essentielle dans une société véritablement démocratique. Ainsi Barber ne s’oppose pas à la représentation, mais il la juge insuffisante pour soutenir des valeurs et des buts démocratiques (Barber, 1984 : xv).

La théorie de Barber offre un cadre pour les mouvements discutés dans le chapitre précédent. Trop souvent, les interventions publiques concernant la technologie sont rejetées comme non-politiques ou, pire encore, non-démocratiques parce qu’elles ne mobilisent que de petites minorités. De tels mouvements ne satisfont jamais la démocratie "faible" qui favorise les droits et la représentation à l’exclusion du rôle central de l’action du citoyen. La notion de démocratie forte de Barber nous rapproche d’une appréciation adéquate. Il s’intéresse à l’agir humain en raison de son importance pour la formation des citoyens. Les interventions démocratiques dans la technologie, qui prennent fréquemment une forme populiste, sembleraient bien en faire partie. Cependant, Barber mentionne à peine la technologie, et ses idées sur l’administration dans une société démocratique forte éludent les problèmes spécifiquement techniques de la gestion et de l’expertise. Cette lacune est particulièrement évidente dans sa brève discussion de l’autogestion ouvrière, mais elle a besoin d’être abordée dans beaucoup d’autres domaines, dans la médecine, l’éducation, l’urbanisme, etc.(Barber, 1984 : 305).

Richard Sclove a essayé de remédier à cette omission par une défense argumentée de la démocratie forte dans la sphère technique (Sclove, 1995 : chapitre 3). Comme Barber, il ne préconise pas de démanteler les structures représentatives, mais plutôt de les compléter avec des institutions participatives. Et de même que Barber, il propose d’accroître l’autonomie des communautés locales et de leur déléguer autant d’autorité que possible. Ce qu’il ajoute à l’argumentation de Barber, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’organisation politique, mais qu’il faut aussi une technologie appropriée. C’est dans la combinaison de ces thèmes que Sclove voit l’essentiel de son apport : "la théorie de la démocratie et de la technologie développée ici contraste avec les théories précédentes qui mettent l’accent ou bien sur la participation élargie dans la prise de décision ou bien sur des technologies qui soutiendraient des rapports sociaux démocratiques, mais qui n’articulent pas ces questions de procédures et de contenus" (Sclove, 1995 : 32-33).

Sclove défend l’idée d’adapter la conception technique aux conditions de la communauté démocratique forte. Il propose que les critères de la conception technique soient soumis à la discussion et la prise de décision publiques. En incluant la technologie, cette révision de la conception de la démocratie forte s’inspire des phénomènes discutés dans le chapitre précédent, particulièrement du mouvement pour la conception technique participative, que Sclove analyse longuement comme précurseur d’un avenir technologique différent, compatible avec des valeurs démocratiques (Sclove, 1995 : chapitre 11).

Bien sûr, la participation de l’utilisateur à la conception technique répond à l’idéal démocratique d’accroître les possibilités d’intervention dans la vie publique. Mais il n’y a pas que cela. Ce qui compte encore davantage pour Sclove, c’est l’impact à venir de la participation de non spécialistes sur la culture et les critères de conception technique élitistes des professions techniques. Ici l’argument de Sclove converge avec le mien. Nous partageons l’idée que l’intervention du public dans la conception technique favorise potentiellement les développements porteurs de possibilités de participation future plutôt que les alternatives renforçant l’autonomie opérationnelle du personnel technique.

Cependant l’approche populiste reste problématique. Quand la technologie entre dans l’équation politique, l’agir humain, la représentation et le local acquièrent tous un nouvel aspect qui ne s’intègre pas parfaitement dans le cadre de la démocratie forte. Par exemple, dans les sociétés technologiques modernes le "peuple" n’est pas uniquement défini par une localisation territoriale. Il est aussi fragmenté en sous-groupes structurés par des médiations techniques spécifiques. La plupart des individus ne peuvent agir dans la sphère technique qu’à travers ces sous-groupes, qu’ils soient travailleurs d’usine ou de bureau, étudiants, patients, ou soldats. Les unités géographiquement délimitées de la politique traditionnelle finissent par rassembler les divers sous-groupes techniquement structurés par des décisions légales ou la réglementation. Mais en général, quand la politique dans le sens familier du terme intervient, elle rassemble les aboutissement d’une série initiale de luttes qui suit les maillons des réseaux techniques. Malheureusement, la fragmentation du public technique le rend trop souvent politiquement impuissant et les choses ne vont pas aussi loin.

John Dewey avait déjà reconnu l’importance de cette situation ; sa formulation, une des premières, des difficultés à allier la participation et la représentation reste pertinente aujourd’hui. En effet, la position de Barber sur la technologie représente une régression par rapport à Dewey qui, déjà dans les années vingt, proposa une idée semblable à la démocratie forte, parfaitement conscient des difficultés posées par "l’âge de la machine". Dewey voyait que l’extrême mobilité d’une société moderne détruisait les formes traditionnelles de la communauté locale. En attendant, les nouveaux liens que forgeaient en se développant le système technique restaient inarticulés. Dewey décrit le dilemme :

"Des conséquences graves, indirectes, vastes et durables de comportements conjoints et interactifs, font naître un public ayant un intérêt commun à en contrôler les conséquences. Mais l’âge de la machine a étendu, multiplié, intensifié et compliqué de façon si énorme la portée des conséquences indirectes ; il a fait naître tant d’immenses activités unifiées et consolidées, sur un mode impersonnel plutôt que communautaire, qu’il a crée un public incapable de s’identifier et de se distinguer" (Dewey, 1980 : 126).

Dewey espérait que la communication libre et cosmopolite rendue possible par la technologie moderne atténuerait quelque peu ce problème et revitaliserait la communauté locale. Mais les deux termes du dilemme—des systèmes techniques à grande échelle en tant que forme de notre avenir technologique, et la communauté locale en tant que site de la délibération démocratique—restaient fixes pour lui. [1] La solution de Sclove au problème est plus audacieuse. Puisque nous sommes allés bien au-delà de la confiance peu critique de Dewey dans la science et la technologie, et que nous en avons accepté le caractère indéterminé et contingent, pourquoi ne pas prendre la décision politique de les recréer pour les adapter au contrôle local ? Sclove n’est pas assez naif pour vouloir se débarasser de tous les systèmes à grande échelle, mais il croit qu’un accroissement considérable de l’indépendance locale sera techniquement faisable à l’avenir (Sclove, 1995 : 128). Il propose donc parmi les "critères de conception démocratiques" de la technique : "Rechercher une indépendance relative. Éviter les technologies qui favorisent la dépendance et la perte d’autonomie " (Sclove, 1995 : 98). [2]

Cette solution ambitieuse à l’incompatibilité entre les formes techniques et démocratiques est liée à d’autres problèmes concernant la représentation. L’action populaire dans la sphère technique présuppose toujours un contexte de résultats incarnés dans la connaissance spécialisée et la direction technique. Les experts techniques ne sont pas choisis par le peuple, mais acquièrent leur position grâce à leur formation et à des procédures administratives. C’est l’action populaire du passé qui détermine leurs traditions et leur culture, et garantit qu’ils servent des intérêts divers en effectuant leurs tâches professionnelles, mais la participation publique d’aujourd’hui vient généralement de l’extérieur des institutions techniques.

Les experts résistent souvent à ces interventions externes comme étant non-démocratiques, et prétendent être les vrais représentants de l’intérêt universel d’efficacité déjà contenu dans leur culture technique. Dans le chapitre 4, j’ai contesté cette perspective comme approche à une philosophie de la technologie, mais elle est également la base qui légitime l’administration technique moderne. Etant donné l’énorme autorité que l’administration exerce sur tant d’aspects de la vie, il lui faut nécessairement une base de légitimation.

Mais en réalité, qui ou que représente-t-elle ? Devons-nous choisir entre accepter les prétentions administratives à l’universalité ou rejeter l’administration elle-même comme forme de domination arbitraire ? Sclove essaye de contourner ce choix en proposant de recréer l’infrastructure technique en vue d’un contrôle local, mais cette évolution technique ne semble-t-elle pas invraisemblable ? Devons-nous alors conclure que les interventions publiques dans la technologie sont ou bien incompatibles avec la modernité ou bien fondamentalement non-démocratiques ?

C’est l’argument des pluralistes tels que Rein de Wilde qui rejettent le populisme comme l’expression singulièrement américaine du _sublime démocratique" (de Wilde, 1997). Selon lui la forme la plus authentique de la représentation est électorale et la subordination du personnel technique et administratif au gouvernement parlementaire normal est la seule "démocratisation" possible de la technologie. Manifestement, nous avons besoin d’une description bien plus développée du problème de la représentation pour répondre à de tels arguments.

Temps, espace, et représentation

Le problème que nous affrontons est lié à la nature de la représentation dans la sphère technique. Si la technologie est politique et la conception technique une forme de législation, alors elle doit représenter des intérêts aussi sûrement que le font les décisions et les lois politiques ordinaires. Mais la représentation technique sera différente de la représentation électorale à laquelle nous sommes habitués dans la mesure même où la technologie est différente de la loi. Jusqu’ici les théoriciens de la démocratisation technique ne parlent pas directement de ces différences. C’est peut-être pour cela qu’ils n’ont pas réussi à intéresser les théoriciens politiques à la technologie. Si le problème de la démocratisation technique n’est abordé que dans le cadre populiste, on peut le rejeter tout aussi facilement que le populisme, qui n’intéresse pas grand monde en théorie politique.

Comme nous l’avons vu, les paramètres spatiaux des sociétés ont toujours été considérés comme déterminants pour la forme de leurs institutions gouvernementales. L’autorité face à face de la tribu ou de l’assemblée dans les périodes antérieures est remplacée par l’autorité du monarque ou des responsables élus dans les sociétés à grande échelle. L’ampleur d’un territoire est la mesure de la dépendance de ses habitants de la représentation politique. A mesure que la société globale dépasse le potentiel d’attention et de communication des citoyens rassemblés, une sphère locale corrélée émerge comme complément. La représentation est organisée autour d’unités territoriales qui sont assez petites pour refléter les questions communes qui intéressent les citoyens locaux et animent leurs discussions. Le représentant est celui qui se charge de ces intérêts locaux, responsable en tant qu’individu devant les citoyens. La responsabilité du représentant est de porter un message, de témoigner pour les électeurs, au nom de leur volonté réelle ou de leur volonté idéale que le représentant pose comme postulat pour des raisons morales ou autres.

Mais l’espace ne joue pas le même rôle pour l’autorité technique. Quelle que soit la dimension de la société, si ses technologies de base sont simples, elles resteront sous contrôle individuel. Même là où quelques technologies stratégiques, telles que l’irrigation, sont dirigées à partir d’un centre, ce contrôle n’est en général pas une base matérielle mais symbolique du pouvoir. Il est douteux que les fermiers de l’ancienne Mésopotamie aient obéi parce qu’ils craignaient que l’eau soit coupée ; il est plus probable que la maîtrise de l’eau manifestait la divinité de leurs dirigeants et faisait de leur obéissance une seconde nature. Dans un sens, alors, les sociétés prémodernes avaient une sorte de démocratie directe dans la sphère technique où les gens ordinaires contrôlaient leurs propres outils.

Dans une société technologique avancée, ce n’est plus le cas. Ce changement est lié au nouveau rôle que joue le temps dans le système social technologiquement structuré. L’accumulation des connaissances et de l’expertise spécialisées implique une spécialisation nécessaire du personnel et de la fonction. La création et l’appropriation directes de la technologie par les utilisateurs, caractéristiques des sociétés prémodernes, ne sont plus possibles. Ici donc ce sont les paramètres temporels plutôt que spatiaux qui déterminent la forme de l’autorité.

Bien entendu, le système technique n’est pas entièrement fermé. Il est imprégné des influences sociales qui apparaissent dans les conceptions techniques ayant des implications politiques, ce que j’ai voulu montrer dans les chapitres 4 et 5. La conception technique en vient à refléter un héritage de choix techniques influencés par des circonstances passées. Aussi peut-on réellement parler d’une historicité technique ; la technologie est le vecteur d’une tradition qui favorise des intérêts spécifiques et des idées spécifiques sur ce qui constitue ’la vie idéale’.

Mais à la différence des paramètres spatiaux de la démocratie, les paramètres temporels ne sont pas évidents. Comme nous l’avons également vu au chapitre 4, la différentiation des spécialisations donne aux spécialistes l’illusion d’une autonomie pure et rationnelle. Cette illusion masque une réalité plus complexe. En réalité, les spécialistes représentent les intérêts qui dirigèrent les choix techniques sous-déterminés situés dans le passé de leur profession. Les résultats finissent par être incorporés dans des codes techniques qui influencent à leur tour la formation du personnel technique. Dans un sens, nous sommes passés d’une démocratie directe ouverte de la technique à une forme représentative secrète. Mais en quoi cette représentation consiste-t-elle ? Comment et par qui les intérêts et choix locaux ont-ils été traduits en codes techniques capables de fonctionner à travers le temps et l’espace ? Y a-t-il un équivalent dans le domaine technique de la dichotomie global/local et de la notion associée de témoignage politique ?

Clairement, la localisation spatiale n’est pas ce qu’il y a de plus important. A leur consternation les syndicats l’ont découvert lorsque les grandes entreprises ont utilisé les moyens de communication et de transport de la technologie avancée pour renvoyer la production hors de leur portée. Donc, même là où le "global" technologique peut encore être appréhendé en termes géographiques, son identification avec la surface entière de la planète rend les unités géographiques locales incapables de l’ influencer. La dichotomie spatiale global/local, qui constitue la base de l’organisation de la représentation politique, ne peut être transposée directement dans la sphère technique.

Le développement de systèmes techniques à grande échelle suggère un principe alternatif d’organisation : le réseau technique lui-même. Nous avons vu au chapitre 5 comment le réseau sert de terrain privilégié à la contestation et la polémique. Et naturellement nous sommes tous inscrits dans tant de réseaux, médical, urbain, productif, et autres, que nos divers personnages techniques recouvrent une grande partie du paysage politique.

Si on entend par le "global" technique les grands réseaux, alors le "local" correspondant devient le cadre institutionnel de base d’où peuvent émerger les résistances tactiques. Celles-ci ne sont pas nécessairement liées à la localisation géographique. En tant que patients, par exemple, les individus peuvent se réunir dans un hôpital, ou même en ligne (voir le chapitre 9). En tant que citoyens urbains, ils peuvent être unis le long du couloir d’une autoroute proposée -et contestée. De nouveaux types d’alliances complètement nouvelles peuvent suivre les voies du réseau entre, par exemple, des porteurs de chaussures Nike aux USA et les travailleurs asiatiques qui les fabriquent. Parfois les relations habituelles entre le gouvernement et les citoyens se renversent, et la création d’un organisme gouvernemental de règlementation fait naître un sous-groupe de clients qui, en agissant ensemble, acquièrent un substitut technologique de la citoyenneté traditionnelle (Frankenfeld, 1992 : 464).

Là où les individus délibèrent et agissent dans pareils cadres techniques "locaux", ils reproduisent dans le domaine technique exactement la même sorte de participation populaire qu’estiment tant les défenseurs de la démocratie forte quand elle apparaît dans un cadre géographique local. Il est vrai que cette délibération peut être fortement médiatisée, et l’action paraître inattendue d’un point de vue traditionnel, comme dans le cas des boycotts de consommateurs, mais dans une société technologiquement avancée ces interventions sont l’équivalent de l’action géographiquement localisée du passé.

L’intérêt du participant

Qu’est-ce qui unit les individus dans ces nouveaux cadres de réseaux ? Dans la mesure où ils y sont inscrits ensemble, ils ont ce que j’appelle "l’intérêt du participant" dans la conception technique et la configuration des activités où les réseaux les engagent (Feenberg, 1995:104 et suite). Le concept d’intérêt du participant se rapporte aux divers impacts de l’activité technique sur l’individu : effets secondaires, salutaires ou nocifs, conditions préalables et conséquences sociales, effets sur les conditions de vie, et ainsi de suite. Certains impacts sont bien connus, surtout quand ils sont exprimés par les syndicats dans la production. En tant que noeuds dans les réseaux techniques de la production, les travailleurs ont un intérêt du participant dans des domaines tels que la santé et la sécurité du travail, le niveau de d’instruction et de compétences, et ainsi de suite. Des phénomènes parallèles caractérisent chaque type de participation dans un réseau dans chaque domaine technique, bien que leur importance diffère d’un domaine à l’autre.

Les travailleurs, par exemple, se préoccupent avant tout de l’impact de la technologie sur la sécurité de l’emploi, ce qui peut être une considération mineure dans d’autres domaines. En effet, le mouvement ouvrier constitue un cas plutôt limité de la politique technique, bien qu’il fonctionne souvent comme modèle implicite de la lutte autour de la technologie. Les limites de ce cas sont dues à l’évolution particulière du mouvement ouvrier américain, qui a concédé après la deuxième guerre mondiale que la plupart du contexte social et humain de la production reste en dehors des sujets légitimes de négociation. Ainsi les problèmes ouvriers ont tendance à être formulés d’une manière à faire abstraction des implications les plus importantes de la technologie pour les travailleurs.

Cette limitation converge avec la tendance des sciences économiques et de l’éthique appliquée à considérer la technologie comme donnée, une constante, l’arrière-plan à partir duquel les individus recherchent leur bien-être et font face à des choix moraux. Mais, selon Hans Radder, "ce qui est tout aussi important [que ’les choix moraux,’ ’les effets secondaires défavorables,’ et ’les coûts et les bénéfices’] dans une évaluation normative des technologies (proposées) c’est la qualité du monde naturel, personnel, et socioculturel où les gens en question devront vivre afin de mettre en oeuvre avec succès les technologies en question " (Radder, 1996 : 150). Ces considérations donnent lieu à des luttes techniques qui définissent le monde. Elles sont l’équivalent technique d’actes législatifs majeurs. A mesure qu’elles se multiplient, la signification démocratique de la politique technique finira bien par s’éclaircir.

Il n’y a pas d’exemple plus convaincant de ce phénomène que le mouvement des handicapés pour une conception technique éliminant les obstacles à leur mobilité (Sclove, 1995 : 194-195). Voilà un cas où un changement très simple dans la conception technique, la rampe du trottoir, transforme la vie quotidienne d’un grand nombre de personnes. Ce changement de conception était exclu dans les codes standard tant que les handicaps furent considérés comme des problèmes privés. Quand finalement les handicapés revendiquèrent des installations leur permettant de participer à des activités sociales ordinaires, cela eut un impact sur beaucoup de dispositions techniques. Le nouveau code technique de construction est sémantiquement vierge des considérations éthiques qui l’ont justifié et ne traite que du ciment, mais en fait il représente un groupe social défini et ses revendications pour un monde mieux adapté.

Quoique plus complexe, l’exemple de la lutte autour du SIDA discutée dans le chapitre précédent révèle comment la vie à l’intérieur d’un réseau technique peut faire survenir l’ intérêt du participant pour changer un monde techniquement constitué. Les revendications des patients pour généraliser l’expérimentation étaient une manière d’adapter la médecine aux besoins des malades incurables. Il est à noter que ces revendications entraînèrent des modifications significatives des règles gouvernant l’expérimentation. L’utilisation de placébos, la condition exigeant que les sujets n’aient participé à aucune expérimentation antérieure, et la limitation de l’expérimentation à des échantillons statistiques réduits, figurent parmi les dispositions classiques remises en question.

Ces contestations partaient de considérations éthiques, bien qu’on puisse difficilement parler de questions de droit dans le sens fort où le Code de Nuremberg a défini les exigences absolues que les sujets humains peuvent avancer indépendamment des coûts et des conséquences. A mon avis, il serait plus raisonnable de dire que ces revendications reflètent l’intérêt du participant qui définit quel bien la médecine doit fournir dans la mesure où sa légitimité comme profession repose sur l’aide aux malades.

Qu’est ce qui est en jeu dans ce cas-ci ? Du côté des patients, il est évident que le souci principal était la survie, mais ce serait une erreur de réduire l’ensemble du mouvement à cette seule préoccupation. Les patients vivaient une grande partie de leur vie dans un monde défini par la médecine, pourtant le fait d’avoir une maladie incurable semblait leur interdire l’assitance médicale et les soins. Ils n’acceptèrent pas cette situation, mais essayèrent d’amener l’organisation de la médecine à se conformer à leurs besoins humains comme participant au monde médical. A cette fin, ils proposèrent de transformer la médecine expérimentale en forme standard des soins pour malades incurables, s’incorporant ainsi entièrement au système. Cela imposa en retour une nouvelle approche déontologique et les changements de conception technique correspondants.

Du point de vue des chercheurs, le problème se posait différemment. Pour eux l’expérimentation était un moyen de connaissance, et non pas d’assistance médicale, moyen limité déontologiquement par respect des droits de l’homme. Puisque les patients partageaient le but cognitif des chercheurs et leur inquiétude à propos de l’abus des sujets humains, un compromis était possible. Il nécessita la traduction des revendications morales des patients en une forme technique appropriée afin de pouvoir les satisfaire au cours de la production de la connaissance. Ces revendications furent incorporées au code technique de l’expérimentation, c.-à-d. formulées en termes techniquement rationnels pour guider la pratique.

Pour en arriver là, les patients furent entraînés toujours plus profondément dans des processus politiques, et même dans le processus de la conception technique expérimentale, au cours de leur lutte pour établir un compromis acceptable (Epstein, 1996). Il en résultât un nouveau code technique soutenant une pratique sensiblement modifiée de la médecine expérimentale qui se situait à l’intersection de l’intérêt du participant des patients et de la préoccupation scientifique des chercheurs. Ici nous voyons l’éthique jouer un nouveau rôle, en quelque sorte celui de commutateur entre le social et le technique.

La démocratisation profonde

De même que la démocratie représentative gère efficacement l’espace, une forme équivalente de représentation peut démocratiser le pouvoir technique à base temporelle. Mais il y a des différences significatives entre les représentations dans ces deux domaines. La représentation technique ne tourne pas autour du choix d’un personnel de confiance, mais implique que les revendications sociales et politiques s’incarnent en codes techniques. Ces codes cristallisent un certain équilibre des pouvoirs sociaux. Le problème de la loyauté du représentant, du respect du mandat, est bien moins important dans la représentation technique que dans la représentation géographique. Cela tient au fait que l’entrée dans une profession technique entraîne la socialisation dans ses codes. Un spécialiste qui ignorerait les intérêts intégrés dans le code échouerait aussi techniquement. Aucun contrôle semblable sur l’idiosyncrasie et l’intérêt personnels n’est en vigueur dans le monde de la politique ordinaire.

Cela ne signifie pas que le personnel technique soit dépourvu d’idiosyncrasie et d’intérêts personnels, mais ces défauts prennent une forme différente. L’expertise a historiquement servi le pouvoir de classe. La tendance à favoriser les intérêts d’un petit groupe au pouvoir est fortement ancrée. Un système technique non-démocratique peut offrir des privilèges à ses serviteurs techniques qui pourraient être menacés dans un système plus démocratique. Ce ne sont pas des problèmes qui se résolvent en renvoyant les bons à rien comme nous le faisons de temps en temps au moment des élections. L’investissement en compétences techniques est trop considérable, le coût d’opportunité de s’en passer trop élevé, pour qu’une telle approche soit raisonnable. A la place, le moyen le plus important d’assurer une représentation technique plus démocratique reste la transformation des codes techniques et du processus éducatif qui les inculque.

Cela explique peut-être pourquoi les formes les plus communes de la lutte dans le domaine technique sont les rationalisations démocratiques décrites dans le chapitre précédent, les diverses polémiques, les appropriations, et les dialogues qui modifient les codes techniques. Les sociologues et les historiens ont prêté attention à ces phénomènes naissants, mais leur place dans la théorie politique démocratique n’a été que rarement explorée, et surtout sous l’angle des auditions publiques et des commissions de non-experts dans la résolution de controverses (Fiorino, 1989). La difficulté à en expliquer la signification démocratique n’est pas une excuse pour faire de la théorie politique aujourd’hui comme si le progrès technique avait cessé en 1776.

Habermas est tout aussi atteint par cette allergie à la technologie que les autres théoriciens politiques, ainsi que je le montrerai dans le chapitre suivant, mais son approche dans ses travaux récents peut apporter du nouveau à la discussion de la représentation technique. À la différence de beaucoup de théoriciens, Habermas affronte directement le fait que l’Etat moderne est aussi un complexe administratif et non pas simplement une constitution faite chair sous forme de corps élus. Prendre en considération l’administration, ce qu’ Habermas fait plus ou moins dans les termes de la théorie des systèmes, ajoute un élément de réalisme bienvenu. En substituant le mot "technologie" à "administration" dans plusieurs parties de son argumentation, on obtient une paraphrase intéressante qui conforte ma position ici. (Les différences entre la technologie et l’administration seront reprises dans le chapitre suivant.)

Habermas soutient que la conception démocratique classique de l’Etat comme auto-réflexion transparente de la volonté du "peuple" se heurte à l’opacité d’un vaste secteur administratif dans les sociétés modernes. Ce secteur est censé répondre principalement à la norme d’efficacité, mais la complexité de ses tâches est telle qu’il transgresse nécessairement les limites des seules mises en oeuvre. L’administration est constamment obligée d’aller au-delà du choix simplement pragmatique des moyens les plus efficaces à des fins explicitement légiférées. Comme elle s’engage dans toutes sortes d’affaires inéluctables qui doivent être tranchées sur des bases normatives, sa légitimité est mise en doute. L’exemple médical développé ci-dessus en est un cas typique. La Food and Drug Administration était au centre de la polémique et n’a pas pu échapper à ses responsabilités en se référant à la législation ou à des considérations d’efficacité. Dans ce cas-là comme dans beaucoup d’autres, l’action de l’Etat ne peut se concevoir adéquatement comme l’incarnation de la volonté publique formulée dans une assemblée centrale, telle qu’un corps législatif, capable de voir et de maîtriser la société dans son ensemble. Mais alors comment légitimer ses décisions ?

La solution d’Habermas est l’administration participative, une administration ouverte à l’influence de contributions publiques diverses. Ces contributions suivraient la forme fragmentaire de l’action administrative, intervenant au besoin dans des cas spécifiques plutôt que de procéder par déduction à partir de principes généraux. Voici comment il explique sa position :

"Dans la mesure où l’administration ne peut s’empêcher de faire appel à des raisons normatives quand elle réalise des programmes légaux ouverts, elle devrait être en mesure de faire ces démarches de législation administrative dans des formes de communication et selon les procédures qui satisfont les conditions de la légitimité constitutionnelle. Ceci implique une "démocratisation" de l’administration qui, en allant au-delà d’obligations particulières de fournir des informations, compléterait de l’intérieur les contrôles parlementaires et juridiques sur l’administration. Que la participation des usagers, l’utilisation de médiateurs, de procédures quasi-juridiques, d’auditions, et autres processus de ce genre, suffisent à une telle démocratisation, ou que d’autres mesures doivent être trouvées dans un domaine si sujet à l’interférence et qui dépend tant de l’efficacité est, comme toujours concernant de telles innovations, une question d’équilibre entre imagination institutionnelle et expérimentation prudente. Bien sûr, des pratiques administratives participatives ne doivent pas être considérées simplement comme des substituts de la protection légale, mais comme des procédures qui sont efficaces ex ante pour légitimer les décisions qui, d’un point de vue normatif, se substituent aux actes législatifs ou de justice" (Habermas, 1996 : 440-441).

La prise de décision technique, comme l’administration de l’Etat, va souvent bien au-delà de questions d’efficacité pour façonner l’environnement social et la vie des citoyens. Elle aussi a des implications normatives et requiert des mécanismes de légitimation basés sur la participation du public pour être intégrée au cadre d’une démocratie moderne. Ces mécanismes doivent en assurer le caractère représentatif et écarter le soupçon que les décisions sont purement arbitraires ou bien motivées par des intérêts secrets. Comme nous l’avons déjà vu, sans un tel développement dans la sphère technique, la technologie deviendra de plus en plus objet de méfiance et de contestations. Les rationalisations démocratiques sont des exemples de telles légitimations participatives.

Ces considérations sur la représentation nous mènent loin du concept de la communauté qui apparaît souvent dans la réflexion sur la démocratisation de la technologie. Il me semble nécessaire de nous éloigner de notions peu réalistes comme l’utilisation de réunions électroniques nationales de citoyens pour décider de questions technologiques, ou la transformation de la technologie pour l’adapter au cadre local de la prise de décision d’une assemblée générale des citoyens d’une localité. De telles procédures délégitiment implicitement les formes d’intervention dont nous disposons aujourd’hui et qui en général ne sont pas basées sur le principe d’un gouvernement majoritaire dans une communauté.

Mais nous ne devrions pas complètement abandonner l’idée de contrôle démocratique classique dans la sphère technique. Bien entendu, là où le contrôle local est possible il est souhaitable, cependant, je crains qu’il ne soit beaucoup plus rare que ne le pense Sclove. Concernant les questions de contrôle local de l’administration, il est raisonnable de se laisser guider par des considérations d’ordre pragmatique. Nous avons d’autres modèles moins ambitieux de contrôle technocratique que la démocratie forte, tels que l’organisation collégiale de professionnels. Ces formes collégiales d’association des professeurs et des médecins ont des racines éloignées dans les vieilles guildes de métier. Tout comme l’investissement professionnel dans le travail, la collégialité a été remplacée presque partout par la gestion capitaliste et ne survit que dans quelques cadres spécialisés et archaïques tels que l’université et l’hôpital. Même là elle est de plus en plus menacée. Ce n’est pas l’essence de la technologie mais les exigences de l’économie capitaliste qui expliquent ce résultat (Braverman, 1974 ; Noble, 1984). Raffinée et généralisée, la collégialité pourrait faire partie d’une stratégie pour réduire l’autonomie opérationnelle du management et créer des ouvertures systématiques sur des rationalisations démocratiques. Le rétablissement de formes collégiales serait une étape significative vers la démocratisation des sociétés modernes basées sur la technologie.

Il y a d’autres possibilités d’intervention électorale. Le sommet des bureaucraties techniques pourrait et devrait être choisi par des moyens démocratiques conventionnels. Déjà les actionnaires élisent les cadres supérieurs des entreprises dont ils sont propriétaires. Les conseils d’administration des entreprises publiques dépendent de fonctionnaires élus. La représentation électorale pourrait être élargie pour offrir la citoyenneté à tous les participants dans les institutions techniques majeures. En fait une version radicale de cette idée fut proposée pendant les Événements de mai sous le nom d’ "autogestion".Les syndicats allemands et quelques syndicats scandinaves mirent en pratique un vestige décevant de cette idée en obtenant des droits de _co-gestion", c’est-à-dire la participation de représentants du syndicat dans les conseils d’administration. Mais jusqu’ici ces réformes ont eu peu d’influence dans les sociétés avancées.

Je pense qu’il y a deux raisons à l’échec relatif du contrôle électoral des institutions techniques. En premier lieu, partout où un certain degré de contrôle a été cédé, comme dans le cas de la co-gestion allemande, ce fut dans un contexte politique qui ne permettait pas de changements majeurs dans les codes techniques. Ainsi il s’avère que la co-gestion consiste surtout à préparer des négociations du travail conventionnelles, fonction utile mais qui a peu de rapport avec la démocratisation de la technologie.

Il n’est pas étonnant que l’appartenance au conseil d’administration reste inefficace dans une société où les relations techniques dans la production sont incontestées. En effet, l’absence d’une telle contestation est probablement la condition pour devenir membre d’un conseil d’administration sous le capitalisme. Chose plus inquiétante encore est le manque de pression pour démocratiser les institutions techniques publiques où les enjeux sont élevés pour tous, des institutions telles que les services publics, la médecine, et la planification urbaine qui aujourd’hui sont plus ou moins contrôlées par des fonctionnaires élus, si contrôle il y a. Ces institutions ne sont pas contraintes par la logique du marché et pourraient constituer un terrain plus réceptif à l’expérimentation. Mais comme Dewey l’avait prévu, la dispersion de la citoyenneté technologique, combinée avec une culture privatisée et un processus public dominé par les média, explique la passivité d’une société qui n’a pas encore compris à quel point elle est affectée par la technologie. Ce n’est qu’à partir d’une prise de conscience que les citoyens pourront revendiquer le contrôle électoral sur les institutions qui dominent la technologie.

Puisque la direction technique a une place distincte dans la division du travail, elle restera toujours séparée de la masse, et ne peut pas être remplacée par l’action populaire. Néanmoins, l’autonomie opérationnelle des experts et des dirigeants pourrait être sensiblement réduite. Sa maximalisation dans le système actuel sert la domination de l’élite. Cette domination serait menacée si l’autorité technique était modifiée de façon à permettre l’élargissement progressif de l’initiative tactique des subalternes. Comme nous l’avons vu, c’est précisément ce que beaucoup de membres des couches moyennes revendiquèrent au cours des Evénements de mai. À la différence de la démocratie "forte", j’appellerai "profond" un mouvement pour la démocratisation qui inclut une stratégie combinant la rationalisation démocratique des codes techniques avec le contrôle électoral sur les institutions techniques. Une démocratisation profonde changerait la structure et la base du savoir du management et des experts. L’autorité en viendrait à privilégier l’agir humain dans les domaines sociaux techniquement structurés. La démocratisation profonde promet une alternative à la technocratie. Au lieu d’apparaître comme une anomalie et de l’interférence, la participation publique serait normalisée et incorporée aux procédures habituelles de la conception technique.

Edition originale "Questionnig Technology", Andrew Feenberg, Routledge, London, 1999.

L’adresse originale de cet article est http://fsm-sciences.org/spip.php?article177

[1Cf. Hickman (1990) pour la théorie de Dewey sur la technologie et la communauté.

[2Cf. Winner (1986 : chap.5) pour une critique de la politique de décentralisation contenant aussi une appréciation des motifs.

Posté le 8 novembre 2008 par Andrew Feenberg

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