Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans Articles, Débats, Nanotechnologie, NBIC, par Rémi Sussan, le 02/09/08
(magazine en ligne sous licence Creative Commons)
Les révolutions dans les mentalités se repèrent parfois par des signes discrets. Ainsi, une idée, un concept défendu dans des milieux marginaux ou très spécialisés, se retrouve brusquement sous les feux de la rampe, reconnu par les grands médias et traité sérieusement par ceux-ci. Peu de temps après, les milieux intellectuels commencent à l’analyser sérieusement, puis les hommes d’affaires et finalement les politiques s’en emparent. L’idée, jadis jugée comme folle ou sans intérêt, a gagné en respectabilité. C’est ce qui semble arriver aujourd’hui à la notion de “Singularité”.
La Singularité : une rupture vers un nouveau monde
La Singularité vient récemment de faire la Une d’un numéro spécial de la célèbre IEEE Spectrum et, par rebond, du New Scientist. Une reconnaissance inattendue pour une théorie qui aurait, il y a peu, été renvoyée sans un regard au rang des délires pour geeks ou amateurs de Star Trek (alors que l’univers de Star Trek est complètement à l’opposé de la notion de Singularité). Une théorie d’ailleurs née des spéculations d’un auteur de science-fiction (mais également professeur de mathématiques et d’informatique), Vernor Vinge, auteur d’un article devenu fameux sur le sujet.
Qu’est-ce que la Singularité ? A l’origine c’est un phénomène mathématique, souvent utilisé en physique théorique. C’est le moment ou la description d’un objet cesse d’être possible parce qu’une ou plusieurs des variables qui le décrivent deviennent infinies (c’est ce qui se passe lorsqu’on divise par zéro). La “Singularité technologique” popularisée par Vinge postule que l’évolution exponentielle de la technologie atteindra bientôt un point au-delà duquel il ne nous sera plus possible de l’appréhender. En extrapolant la loi de Moore (qui implique un doublement de la puissance de calcul tous les 18 mois), il apparait qu’en 2035, l’homme aura créé une intelligence supérieure à la sienne mettant ainsi fin à l’ ! ;ère humaine.
La Singularité n’est donc pas synonyme du “progrès”, aussi fulgurant soit-il. C’est un évènement, une rupture, une transition de phase, quelque chose qui survient en un temps assez court (restant à définir ce qu’on appelle “assez court” sur le plan historique : quelques mois, quelques années ou quelques siècles ?). Sous l’impulsion de cette accélération, de cette transformation brutale et inattendue, le monde va changer de nature. Grosso modo, on peut diviser les visions de la Singularité en deux grandes tendances, d’ailleurs non contradictoires :
- la première postule que c’est l’accélération du progrès technologique qui nous y précipitera.
- La seconde intègre bien sûr ce facteur, mais insiste sur un point fondamental : ce qui provoque la Singularité, c’est la croissance exponentielle d’une variable spécifique : l’intelligence.
Une croissance sans fin
Le premier à avoir noté une telle accélération des découvertes et inventions est sans doute l’architecte Buckminster Fuller, dès les années 30. Il ne prévoyait pourtant pas que cette vitesse accrue aboutirait à une espèce de transformation radicale précipitant l’humanité dans un futur inimaginable. Le mathématicien américain, Stanley Ulam, plus tard, mentionna le premier l’idée d’une Singularité :“l’accélération constante du progrès technologique et des changements du mode de vie humain, semble nous rapprocher d’une singularité fondamentale de l’histoire de l’évolution de l’espèce, au-delà de laquelle l’activité humaine, telle que nous la connaissons, ne pourrait se poursuivre.” (Cf. Wikipedia). Puis Vinge lui donna la forme que nous lui connaissons aujourd’hui.
La fameuse “loi de Moore” qui prédit l’accélération de la vitesse des processeurs ne serait pas un cas spécialisé applicable seulement à un domaine local : elle constituerait un modèle de l’évolution humaine dans son ensemble. Ainsi, pour Ray Kurzweil, l’un des principaux supporteurs de la Singularité (son livre, traduit en français sous le titre Humanité 2.0 s’appelait originellement The Singularity is near - la Singularité est proche) : “Le paradigme de la loi de Moore - le progrès s’accroissant de façon exponentielle s’avèrera non seulement indéfiniment vrai dans le domaine des circuits logiques, mais s’appliquera à une multitude d’autres technologies. Cela amènera une singularité qui nous permettra de télécharger notre conscience dans les machines et, de fait, de vivre indéfiniment. La Singularité se produira dans environ 15 ans”. Selon sa “loi des retours des accélérés“, “nous ne ferons pas l’expérience de 100 ans de progrès au cours du XXIe siècle. Ce sera plutôt 20 000 ans de progrès (en comparaison avec le rythme actuel)”.
S’inspirant de la loi de Moore, le roboticien Hans Moravec avait extrapolé, dès 1988, les progrès des capacités des ordinateurs en les comparant avec celles des cerveaux humains. Si la courbe continuait à suivre cette tendance, expliquait-il, les machines devraient atteindre le niveau des humains dès 2010.
A la courbe de Moore on peut ajouter une autre, peut être encore plus effrayante : la courbe de Carlson, qui mesure les progrès en biologie synthétique et ouvre des perspectives vertigineuses… Perspectives qui semblent confirmées par la liste des avancées accomplies depuis un an dans ce domaine.
Le déclic nanotechnologique
Pour certains, c’est l’ensemble des technologies confondues qui déclenchent la Singularité. Mais pour d’autres, c’est une innovation particulière qui constituera le déclic. Par exemple, en nanotechnologie, ce peut être la découverte de l’assembleur universel : la machine capable de créer n’importe quoi avec une précision atomique, faisant entrer l’humanité dans une ère d’abondance (puisque permettant de créer et dupliquer des objets physiques), et ouvrant, elle aussi les portes de l’immortalité (grâce à un corps “cybernétique” recréé au niveau moléculaire). Une hypothèse séduisante, mais, comme le rappelle Richard Jones, dans son article pour IEEE Spectrum “Rupturing the nanotech rapture” (que l’on pourrait traduire par Casser l’extase nanotechnologique), un peu trop optimiste. L’idée de “nanomachines autoréplicatrices” capables de recréer l’intégralité de la réalité est certes des plus séduisantes, mais elle se heurte à de nombreux obstacles.
“Si la biologie”, explique-t-il, “est capable de produire une nanotechnologie sophistiquée grâce à des matériaux “mous” comme les lipides et les protéines, se dit la pensée singularitarienne, imaginons à quel point serait plus puissante notre nanotechnologie synthétique, si nous pouvions utiliser des composants solides, rigides, comme le diamant. Et si la biologie peut générer des moteurs fonctionnels et des assembleurs en recourant aux sélections aléatoires de l’évolution darwinienne, ces systèmes se révèleraient encore plus puissants s’ils étaient conçus rationnellement à partir des connaissances que nous avons acquises au niveau macroscopique”. Malheureusement, rappelle Jones, le monde microscopique est truffé de phénomènes totalement incompatibles avec les techniques d’ingénierie traditionnelles, comme le mouvement brownien, qui imprime aux particules un mouvement aléatoire, ou les forces de Van Der Walls, un type d’attraction très faible entre les molécules, mais qui joue un rôle fondamental au niveau nanoscopique. Au final, précise Jones, “en 15 années d’intenses recherches nanotechnologiques, nous ne nous sommes même pas approchés du progrès technologique exponentiel nécessité pour atteindre les buts singularitariens”.
Jones reste cependant un optimiste. En copiant la vie, en adoptant ses méthodes, nous pourrons effectivement développer une nanotechnologie sophistiquée - mais cela prendra beaucoup plus longtemps que ne l’estime Ray Kurzweil.
Exit donc la Singularité nanotechnologique. Mais c’est sans importance. Car pour la plupart des singularitariens, Vinge en premier, c’est une autre avancée technologique qui précipitera la Singularité : la création d’une intelligence artificielle supérieure à l’intellect humain. L’article de Vinge, qui lança le concept, débutait d’ailleurs ainsi : “Dans les trente ans, l’humanité aura les moyens de créer une intelligence suprahumaine. Peu après, l’ère de l’espèce humaine aura pris fin. Un tel progrès est-il inévitable ? Et s’il l’est, comment gérer les évènements afin de pouvoir y survivre ?”
Un pronostic apparemment plus inquiétant qu’enthousiasmant…
Bonus
- “La chanson de la Singularité”, créé par Charlie Kam sur le modèle de l’air célèbre “I Am The Very Model of a Modern Major General”, tiré de l’opéra de Gilbert & Sullivan, The Pirates of Penzance.