Facebook-Edvige, les rapprochements hasardeux

Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans Débats, Identité numérique, Opinions, identités actives, par Daniel Kaplan, le 05/09/08

(magazine en ligne sous licence Creative Commons)

Dans une tribune parue dans Libération et intitulée “Edvige-Facebook, les liaisons dangereuses”, l’avocat Vincent Dufief situe sur le même plan le fichage policier préventif qu’opère le fichier Edvige, et le dévoilement volontaire d’informations intimes par les internautes sur leurs blogs ou sur des “sites sociaux” tels que Facebook :

“Grave constat que celui d’une génération qui, appâtée par la facilité avec laquelle on peut exister grâce à Internet, sacrifie volontairement une liberté aussi importante que sa vie privée. N’était-ce pas la période propice pour lancer Edvige, sachant que l’opinion publique était comme anesthésiée ?”

Pourtant, la concomitance entre Edvige et Facebook, la similarité de certaines des informations (notamment les préférences politiques) qu’ils exploitent, ne suffisent pas à démontrer leur équivalence. Edvige est la dernière manifestation en date d’une tendance policière aussi ancienne que les fiches cartonnées et qui saisit chaque occasion pour grignoter du terrain ; les pratiques sociales sur l’internet émergent et s’approfondissent depuis un petit nombre d’années et fournissent aux individus des moyens nouveaux d’affirmer qui ils sont, d’étendre et d’exploiter leurs réseaux relationnels, de bâtir leurs projets. Edvige stocke par principe de soupçon, sans nous demander notre avis ; les individus en réseau font des mêmes informations ! “sensibles” (et de bien d’autres qui le sont souvent moins) un usage stratégique, pour se construire eux-mêmes dans la relation aux autres, pour apparaître au monde sous un jour qu’ils auront au moins partiellement choisi.

Du point de vue qui compte, celui des individus, de leur liberté et de leur autonomie, tout oppose donc les deux démarches !

Mais on ne peut voir ces différences si l’on se contente de sacraliser l’idée de “vie privée”, dans une définition historiquement datée et géographiquement située (en Occident).

L’article de Vincent Dufief exprime en fait la perplexité de ceux qui tentent d’assurer la protection de la vie privée (telle qu’elle est définie, pour simplifier, dans la loi “Informatique et libertés” de 1978) face à la disjonction entre les principes qu’ils défendent et les pratiques sociales réelles. Ce phénomène de disjonction est tellement constant qu’il a reçu un nom, celui de “privacy paradox” (paradoxe de la vie privée) : alors qu’ils s’affirment, enquête après enquête, de plus en plus inquiets du fichage numérique généralisé, les individus connectés divulguent sans cesse plus librement, voire plus joyeusement, les informations qui les concernent.

Pour de nombreux militants ou spécialistes, cela ne peut ressortir que de l’inconscience ou de la tromperie : l’ado de 15 ans qui est, selon Vincent Dufief qui se trompe sur ce point, l’utilisateur type de Facebook, ne peut pas savoir à quoi il s’expose, d’autant qu’il n’a pas lu des conditions d’utilisation en effet illisibles.

Et si, au contraire, il le savait fort bien, sans avoir besoin de lire le manuel ? Et si, à l’époque des réseaux, l’enjeu était de passer d’une approche de la vie privée conçue comme une sorte de village gaulois – entouré de prédateurs, bien protégé, mais qui n’envisage pas de déborder de ses propres frontières – à la tête de pont, que l’on défend certes, mais qui sert d’abord à se projeter vers l’avant ?

Il n’y aurait pas alors de “paradoxe”, mais un changement profond du paysage, des pratiques, des aspirations, auquel nous ne savons pas encore répondre.

Si tel était le cas, alors nous devrions repenser assez profondément l’édifice juridique et politique qui relie la “vie privée” aux libertés individuelles et collectives. Pour ce faire, les spécialistes et militants issus de la tradition “informatique et libertés” doivent à la fois informer (voire alerter) les nouvelles pratiques, mais aussi s’y intéresser sincèrement, ce qui n’est pas suffisamment le cas. En appelant les pratiques à rejoindre les concepts, plutôt qu’au dialogue entre les deux, on se condamne vraisemblablement à l’inefficacité.

Esquissons quelques pistes qui pourraient émerger de ce dialogue.

La protection “par défaut” de certains éléments de la vie privée, qui demeure nécessaire, pourrait se compléter de dispositifs de “maîtrise”, plus complexes et mouvants, qui permettraient aux individus – dans des limites à redéfinir – d’organiser à leur manière ce qu’ils veulent défendre, ce qu’ils veulent exposer et ce qu’ils sont prêts à négocier. Au lieu de les pousser à se cacher, ces dispositifs aideraient par exemple les individus à négocier ce qu’ils vont laisser savoir d’eux-mêmes (et en échange de quoi), mais aussi se déguiser, à mentir de manière crédible, à disparaître momentanément, ou encore à dissimuler l’information ! pertinente sous des masses d’informations aléatoires. A organiser stratégiquement l’opacité, plutôt qu’à la considérer comme acquise.

Les protections collectives publiques, qui restent elles aussi indispensables, se complèteraient également d’outils collectifs destinés à “surveiller les surveillants” (à commencer par l’Etat), à dénoncer publiquement les pratiques délétères – jusque, pourquoi pas, aux class actions. Plus sûrement que l’action publique, c’est la pression des internautes qui a récemment contraint Facebook à renoncer à certains projets d’exploitation des informations personnelles dont il dispose.

Cette nouvelle architecture associant protection et maîtrise “active” n’émergera pas toute seule. Il y a des recherches à entreprendre, des idées à explorer, des innovations à tester ou promouvoir, des débats à mener. Mais il faut s’engager sur ce chemin.

Daniel Kaplan

Ce billet est issu des travaux (en cours) d’un groupe de travail “Informatique & libertés 2.0 ?“, réuni dans le cadre du programme “Identités actives” de la Fing.

Posté le 7 septembre 2008 par Michel Briand

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