C’est wikipédie qui l’est : vers une guerre de position.

un article repris du blog Affordance

Un article repris d’affordance, le blog d’un maître de conférences en sciences de l’information (olivier.ertzscheid )
Réflexions, analyses, signalements.

La phase 5 de la bataille encyclopédique est engagée. Rappel des faits.

  • Round 1 : phase d’observation. Les grandes Dames encyclopédiques observent d’un oeil distant (et parfois sarcastique) l’essor de la toute petite Wikipédia.
  • Round 2 : l’offensive. Devant l’engouement suscité et le succès (ou la renommée) avérée de la petite encyclopédie qui monte qui monte ... les grandes Dames fourbissent leurs armes. Les arguments de bonne foi et - plus fréquemment - de mauvaise foi sur la ligne éditoriale, la fiabilité, la nature même du projet pleuvent.
  • Round 3 : la contre-offensive. C’est la fameuse querelle des anciens et des modernes avec la très sérieuse revue Nature dans le rôle d’arbitre et un opposition point à point entre la fiabilité des informations publiées dans Wikipedia et dans Britannica. Le résultat de cet arbitrage n’en a toujours pas fini d’être commenté mais il démontre que d’un strict point de vue qualitatif, les reproches adressés à Wikipedia ne tiennent pas.
  • Round 4 : l’alignement. Puisque le modèle
    contributif-collaboratif-ouvert mène la danse, puisque les usagers en redemandent, puisque l’encyclopédisme d’usage est entré dans les moeurs, les grandes Dames se décident à s’y mettre. De son côté, Wikipedia tire également les enseignements d’un encyclopédisme plus "traditionnel" et réfléchit sérieusement à des stabilisations ponctuelles de certains de ses articles en même temps qu’elle fait le choix du papier comme support de cette fixation (pour plus de détails, voir mon dernier billet sur le sujet).

Voilà où nous en sommes (à peu près ...) aujourd’hui. Mais il ne vous a pas échappé qu’un match ne se joue pas en 4 rounds (sauf par KO), et le cinquième s’annonce également épique. Alors que les critiques commencent à leur tour à pleuvoir sur les virage collaboratif de l’encyclopédie Larousse (là et là notamment), Hubert nous apprend que Britannica se lance dans le tryptique collaboratif. Je copie-colle un extrait du billet d’Hubert :

  • "une version totalement ouverte dans sa consultation pour que les journalistes ne citent plus seulement Wikipédia, et une version qui intégrera 3 niveaux de contenus : ceux créés par les utilisateurs, par un pool d’experts et le contenu de la dernière édition de la Britannica elle-même."

Ne serait-ce ma mauvaise foi galopante, je me hasarderais à écrire que vouloir satisfaire tout le monde est parfois le plus sûr moyen de ne contenter personne. A lire l’intégralité du billet d’annonce de Britannica ainsi que l’article s’en faisant écho sur Wired, ce qui me saute aux yeux, c’est que l’argumentaire principal derrière ces mutations encyclopédiques n’est pas - ou alors à la marge - une réflexion sur la nature même du projet encyclopédique au XXIème siècle. Ce qui motive cet habillage collaboratif, le "nerf de la guerre" c’est - du côté des grandes Dames - la course à l’audimat, la course à l’attention. Derrière cette course il y a une évidence contingente : la meilleur encyclopédie du monde ne vaut rien si elle n’est pas lue. Mais à la manière des charades à tiroirs, cette contingence en cache une autre : être lu est une chose, être lu par des prescripteurs en est une autre.

Or les principaux prescripteurs de l’économie de l’attention, ses principaux relais, sont aujourd’hui les journalistes et les bloggeurs. Ainsi donc derrière l’accès gratuit de Brittanica pour les "web publishers", derrière le lancement très médiatique du Larousse collaboratif, la cible visée est transparente, évidente. Le virage collaboratif n’est au mieux qu’un habillage marketing destiné à gagner la seule vraie bataille : celle du positionnement dans les moteurs de recherche. Car derrière ce positionnement se trouve le graal : argent, renommée, notoriété et cercles vertueux - ou vicieux - associés.Or en ce domaine, on connaît depuis longtemps les liens affinitaires qui lient la première Encyclopédie mondiale (Wikipedia) au premier moteur de recherche (Google). Je m’en suis ici même fait l’écho à de nombreuses reprises. Et cette "guerre de positions" au sens littéral du terme n’en finit pas d’affoler. Dernière polémique en date, celle des entreprises du CAC 40 ou plus exactement des agences de relations publiques qui vivent sur leurs dos, lesquelles s’émeuvent de la place prise aujourd’hui par Wikipedia dans ... les relations publiques. Le dernier article d’Ecrans est là-dessus aussi remarquable qu’édifiant : "Wikipedia terrorise le CAC 40."

Alors ? Alors Wikipedia a - à mon sens - permis d’instaurer un virage radical dans la définition du projet encyclopédique (encyclopédisme d’usage). Les autres grandes Dames ont - d’aussi loin que les articles mentionnés dans ce billet permettent d’en juger - fait l’économie de cette réflexion de fond au profit ... d’une recherche du profit. Fait l’économie d’une réflexion sur le Projet Encyclopédique dont elles sont porteuses, pour la quête d’une viabilité économique concernant la diffusion de leur encyclopédie. Autre chose qui me frappe dans tout cela, c’est une inversion des "literacies." Jusqu’ici, les "références encyclopédiques" étaient un exercice et un passage obligé pour l’étudiant, le chercheur, l’amateur. Elles étaient "devant être recherchées". On "se" devait de les rechercher. Elles n’avaient donc pas à se soucier de marketing, faire autorité suffisait. Pour des raisons sur lesquelles je ne vais pas m’étendre (faudrait une thèse là dessus) mais que les habitués de ce blog ont l’habitude de croiser, notre approche de la connaissance a changée en même temps que changeaient les modes de constitution et de transmission de cette connaissance. Le résultat c’est que les encyclopédies sont engagées aujourd’hui dans des péripéties dignes des grandes guerres d’éditeurs au moment de l’attribution d’un prix littéraire. Il faut "aller chercher" le chercheur, l’étudiant pour qu’à son tour il soit tenté de renouer avec la tradition de "la-référence-encyclopédique-mais-pas-Wikipedia." Inversion des literacies donc. Parce qu’on ne peut pas éternellement ménager la chèvre et le chou, l’autorité et la notoriété, "être à la fois Jean Dutour et Jean Moulin" comme disait l’autre. Or ce combat est perdu d’avance. Non pas que les encyclopédies n’aient pas les moyens de le mener (toute l’actualité prouve au contraire qu’elles sont toutes disposées à s’offrir ces moyens, si peu nobles soient-ils), mais ce combat n’est pas le leur. Elles n’en maîtrisent ni l’alpha, ni l’oméga. Ce combat, c’est celui des moteurs de recherche qui sont les seuls à disposer de la force de frappe nécessaire pour faire significativement bouger les choses, dans un sens ou dans un autre. Aucune agence de RP, aucun habillage collaboratif n’y changera quoi que ce soit. Quand une encyclopédie (qu’elle qu’elle soit) fait de sa quête de notoriété une ambition première, elle sacrifie nécessairement sa valeur d’autorité. Les encyclopédies qui font aujourd’hui ce pari là oublient une chose simple : la notoriété de Wikipédia est un épiphénomène.

La notoriété de Wikipedia n’est qu’un épiphénomène. Cette notoriété ne s’est pas exclusivement construite sur la place manquante des autres encyclopédies dans la sphère numérique. Elle s’est construite sur une propagation massivement partagée de l’indice d’autorité accordé à l’essentiel des articles de La Wikipedia. Rendre accessible est une chose. Etre accessible (au sens propre comme au sens figuré) en est une autre.

Sur le même sujet, voir le billet de Didier Durand qui revient sur l’article d’Ecrans et la - pathétique - "stratégie" de l’agence EuroRSCG.

Posté le 6 juillet 2008 par Michel Briand

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