Pro ou perso ? Le grand flou

Repris de l’article publié par Homonuméricus
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La dissolution de l’entreprise fordiste continue. Et la multiplication d’outils de communication numériques toujours plus performants, simples d’utilisation et surtout d’accès universel n’y sont pas pour rien. Un dossier publié par The Economist et décortiqué par Hubert Guillaud dans Internet Actu signale l’émergence d’un homo mobilis toujours en mouvement, toujours connecté. Ce nouveau mode de vie, en faisant voler en éclat les frontière matérielles et symboliques qui isolent le lieu de travail d’autres espaces d’activité est marqué pour l’individu, par un effacement progressif des limites entre le temps personnel et le temps professionnel.

Cet effacement repose sur une double invasion d’ailleurs : d’un côté l’équipement des salariés par de multiples outils de communication nomades augmente leur disponibilité pour répondre aux sollicitations plus ou moins urgentes liées au travail. C’est l’effet Blackberry. De l’autre, l’accès au téléphone, au courrier électronique et au Web de la plupart des postes de travail permet une utilisation, sur le lieu de travail, de ces outils pour des fins personnelles. Le roman satirique D’un point de vue administratif, récemment publié par Francis Mizio en fournit une illustration caricaturale et hilarante.

Syndicats et directions d’entreprises ne voient chacun que la moitié du problème et tentent tant bien que mal de contingenter ces invasions réciproques via des chartes informatiques et une jurisprudence qui s’élabore progressivement. Les unes et les autres se rejoignent cependant en défendant une conception de l’organisation du travail typique de l’ère industrielle, c’est-à-dire reposant sur une séparation radicale entre les deux univers. Le problème semble cependant beaucoup plus profond qu’il n’y paraît et on peut être sceptique quant à la pérennité de ce modèle.

Car outre les lieux et les temps, ce sont les systèmes de signes eux-mêmes qui s’effondrent aujourd’hui les uns sur les autres. On oublie trop facilement combien l’ordinateur personnel a joué le rôle d’un Cheval de Troie au sein des foyers en y faisant entrer tout un vocabulaire, un système de représentation documentaire et donc des types d’activités directement hérités de l’entreprise moderne : le bureau, les dossiers et les fichiers, les traitements de texte, claviers et moniteurs sont autant de supports à des postures physiques et intellectuelles, à des activités et de types de représentations qui proviennent directement du monde du travail et qui ont envahi les activités de loisirs. Mais, exactement de la même manière que pour les lieux et les temps, on assiste aujourd’hui à une invasion réciproque où les outils qui se sont développés pour l’activité de loisir s’introduisent de moins en moins subrepticement dans les lieux de travail. L’émergence des outils dits Web 2.0, ou plus classiquement ceux que fournissent aujourd’hui gratuitement des géants de l’Internet comme Google commencent à constituer une lame de fond en terme d’usages qui n’est pas sans répercussion sur les univers professionnels. Le phénomène dit du P.A.L.C. est typique de cette évolution. Il représente l’énervement des utilisateurs qui ont du mal à comprendre pourquoi les environnements de travail que leur fournit leur entreprise sont moins puissants, moins utilisables, de moins bonne qualité que ceux qu’ils utilisent gratuitement chez eux pour leurs loisirs. De nombreux signes indiquent que les services informatiques de ces organisations de travail réagissent mal à cette pression. Utilisant souvent l’argument sécuritaire, ils tentent d’en décourager l’utilisation, par exemple en bridant les machines de leur parc informatique. Un récent article paru dans ReadWriteWeb expliquant comment contourner ces barrières pour continuer à chater, échanger des fichiers, rester en contact avec ses réseaux sociaux, en dit long sur l’état du rapport de force entre les services informatiques et les salariés au sein des organisations.

Plus récemment, et plus localement, le service qui assure la sécurité du patrimoine scientifique du CNRS a préparé une recommandation pour l’utilisation des services gratuits par les personnels de l’organisme de recherche français. Commenté en particulier par Hervé Le Crosnier, ce document décourage évidemment toute utilisation de ces outils dans un cadre professionnel, ciblant ses attaques en particulier sur le logiciel Gmail. Les arguments évoqués sont évidents : manque de fiabilité, problèmes de confidentialité, problèmes de dépendance, brouillage des cadres de l’activité. De manière un peu étrange, le document insiste aussi sur le caractère lucratif de cette activité de service pour les entreprises qui les fournissent, comme si c’était un problème en soi. Plus intéressant : les auteurs s’adressent aussi aux responsables des services informatiques en les encourageant à fournir des services à la hauteur des attentes de leurs utilisateurs. Peine perdue ? L’argument de la taille ne joue pas autant qu’on pourrait le croire ; car la plupart des services Web 2.0 très attirants, faciles d’usages et efficaces que l’on voit fleurir tous les jours sont conçus et supportés par de petites équipes au sein de start-ups. Alors, quel pourrait être l’élément déclencheur ? Eh bien peut-être justement la prise de conscience au sein de ces services informatiques qu’ils ne travaillent pas dans des bulles étanches, que leur utilisateurs ne constituent plus un public captif et qu’ils se trouvent placés en situation de concurrence avec une foultitude de fournisseurs de service en dehors de leur organisation ; bref, que la bataille des usages n’est jamais gagnée d’avance.

C’est la figure du professionnel-amateur qui émerge finalement au terme de cette analyse. Le terme dePro-Am qui désigne les amateurs concepteurs de services ou de produits qui n’ont rien à envier à ceux conçus par les professionnels peut très bien s’appliquer ici, dans un sens légèrement différent : il désigne aussi les professionnels qui tirent parti de leurs expériences d’amateur pour améliorer leur efficacité et leur satisfaction au travail.

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Posté le 11 mai 2008

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