Activités informationnelles et éducation

Introduction au séminaire « Economie du numérique dans l’enseignement », organisé par
le Ministère de l’éducation nationale le 25 octobre 2007

Session « Du modèle économique du numérique dans l’éducation »
© Philippe Aigrain, 2007. L’usage de ce texte est soumis aux termes de la licence :
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Bonjour. Je remercie les organisateurs de m’avoir fait confiance pour fournir l’une des mises en perspective de vos travaux. Comme vous l’avez peut-être deviné à la lecture du titre de mon exposé, je vais être un élève peu docile, en vous proposant de regarder au-delà du numérique, au delà de l’enseignement et au-delà de l’économique.

La nature de la rupture informationnelle

Pourquoi regarder « au-delà du numérique » ? Parce que le numérique ou la numérisation désignent une partie seulement des transformations induites par les techniques informationnelles. Cette partie est bien sûr importante, mais on gagne à analyser un environnement plus large. L’appellation numérique met l’accent sur des produits et non sur les activités dont ils sont l’objet. Indirectement, elle met l’accent sur la distribution ou l’échange plus que sur la production et l’usage. Cela est si vrai que le ministère parle souvent de « ressources numériques » pour remettre dans la boucle les activités non nommées qui font usage de ces ressources ou les produisent. A l’opposé, lorsqu’on parle d’oeuvres ou de contenus numériques, on véhicule une vision tronquée des usages. Ce qui risque de passer à la trappe dans cette opération, ce sont les pratiques qui se développent au moyen des TIC, la mutation anthropologique qu’elles induisent.

Dès 1842, réfléchissant sur une technologie qui n’était encore qu’un projet, Ada Lovelace écrivait :

La machine analytique n’a pas de prétention à donner naissance à quoi que ce soit. Elle peut faire ce que nous savons lui apprendre à faire. [...] Mais il est probable qu’elle exerce une influence indirecte et réciproque sur la science d’une autre façon. En distribuant et en combinant les formules de l’analyse, de telle façon qu’elles puissent devenir plus facilement et rapidement traitables par les combinaisons mécaniques de la machine, les relations entre la nature de beaucoup de sujets dans cette science sont nécessairement éclairés d’une nouvelle façon, et approfondies [...] [1] Il y a dans toute extension des pouvoirs humains, ou toute addition au savoir humain, divers effets collatéraux, au delà du principal effet atteint »
 [2].

Bien sûr, Ada Lovelace ne pouvait alors prévoir la portée universelle des transformations induites par l’informatique. Mais elle mettait l’accent sur une dimension propre à l’activité humaine (ici de programmation) et soulignait qu’il s’agissait d’une extension des pouvoirs humains. D’où mon premier « avertissement » : ne laissez pas l’attention à la copie et à la (re)-distribution vous cacher l’essentiel : les vraies mutations informationnelles sont liées à la capacité de traiter l’information, de la créer, d’y ajouter de nouvelles facettes. Internet a ajouté à ces capacités une dimension collective. Le fait que le protocole soit conçu de façon « agnostique » à l’égard de ce qu’il transporte en a fait aussi le vecteur possible de toutes les formes d’activités informationnelles : de la communication inter-personnelle (avec l’email ou le téléphone sur IP) aux médias de flux (télévision sur IP par exemple), mais surtout et avant tout de toutes les formes intermédiaires d’échanges et de création [3].
Comme l’a noté Clarisse Herrenschmidt dans un ouvrage récent [4], et comme le défend depuis longtemps Bernard Stiegler, les TIC ne sont pas un média ou un changement technique, elles sont un instrument aussi fondamental que la lecture et l’écriture.

La situation de l’acte éducatif

L’éducation est faite de pratiques, tant pour ceux qui s’y forment et apprennent que pour ceux qui tentent de les y aider ou de les guider. La situation de ces pratiques s’est profondément modifiée depuis que l’individu en développement est mis en relation avec le monde de l’information par bien d’autres fenêtres que l’école. Le temps passé devant la télévision est assez mal connu pour les enfants de moins de 11 ans, mais il assez assez probable qu’il ne soit que faiblement inférieur au temps moyen de 3h30 par jour observé sur les adolescents et adultes. L’annonce de la création d’une chaîne spécialisée (BabyFirst) visant les enfants de 6 mois à 3 ans nous montre que ce sont les étapes de base du développement cognitif qui risquent de s’effectuer en interaction avec ces médias de flux. La chaîne ne diffuse aucune publicité : l’assurance d’une addiction hypnotique de toute une classe d’âge vaut bien ce petit sacrifice. Les inégalités sociales sont ici extrêmes : le temps passé devant la télévision est très nettement inférieur pour les enfants des milieux favorisés de l’éducation et une nouvelle sorte de privilégiés sans télévision apparaît [5]. Aux Etats-Unis, un transfert de temps significatif a eu lieu de la télévision vers l’usage des TIC, mais selon des modalités (jeux vidéos, programmes de flux sur internet) souvent très immersives et peu propices à la réflexion critique.

Face à la télévision, l’école a longtemps hésité entre le repli (ignorons la) et la collaboration (utilisons ce nouveau média) [6]. Puis ont émergé des approches qui tentant de mettre fin à l’illettrisme audiovisuel : ainsi du soutien à la lecture audiovisuelle de Catherine Trautmann lorsqu’elle était ministre de la culture et de la communication ou de la politique des enseignements artistiques du ministère Lang approchant par les pratiques la culture audiovisuelle. Comme souvent, ces politiques avaient été précédé d’expérimentations pédagogiques de terrain.

Pourquoi ce détour par l’audiovisuel après vous avoir justement dit qu’il ne fallait pas comparer les TIC à un média ? Pour exprimer l’espoir que la prise à bras le corps des TIC, la sortie de la valse hésitation entre « utilisons l’outil » et « protégons-nous de ses nuisances » n’attendra pas 50 ans. Que l’éducation saura se fixer comme mission l’équipement de l’individu pour vivre à l’ère de l’information et saura créer les conditions, y compris économiques et juridiques pour l’accomplissement de cette mission.

Qu’est ce qui pourrait y faire obstacle ? Là aussi le parallèle avec les politiques visant la sortie de l’illettrisme audiovisuel est utile. En 2003, je fus pendant 6 mois chargé d’une mission au sein de la direction scientifique de l’IRCAM. On m’avait notamment demandé de faire des recommandations sur la diffusion des résultats des travaux de l’institut. Un projet passionnant y était en cours : celui des écoutes signées. Il s’agissait de faire réaliser par des créateurs ou critiques des traces de leur écoute analytique d’oeuvres. Ces traces (interactives) étaient alors mises à dispositions de classes du secondaire pour que les élèves soient en position de se les approprier. Ce projet était l’une des composantes couvertes par une convention signée entre l’IRCAM et le MEN. Or celle-ci prévoyait qu’aucune utilisation ne puisse être faites des écoutes signées, de leurs logiciels support et de leurs sous-produits hors de la classe. Voilà qui paraît sans doute naturel à ceux qui pensent dans les catégories de la propriété informationnelle et qui oublient que l’IRCAM est financée à 97% sur fonds publics. Mais imaginons un peu que l’on applique la même idée à l’écriture, que ses techniques soient prêtées à l’enseignant ou l’élève à condition qu’il n’en fasse usage que dans la classe.

Activités hors marchés et économie

Avant l’apparition de techniques informationnelles génériques (l’ordinateur personnel, internet), la situation du rapport entre activités informationnelles et marchés était assez claire : la communication inter-personnelle était essentiellement hors marché, sauf en ce qui concerne la fourniture de moyens (postes, téléphone, machines à écrire, par exemple). A l’opposé, l’édition, les médias et l’innovation technique relevaient fréquemment d’activités de marché, l’acquisition des compétences et les infrastructures relevant souvent de l’action de l’Etat. Une transformation importante s’est opérée ces 15 dernières années.

Examinons où cette transformation nous a conduit en termes macro-économiques. Oublions pour l’instant l’acquisition de compétences informationnelles. L’économie actuelle de la vente de biens et services de contenus informationnels (édition de tous médias, radio et télédiffusion, services d’information en ligne, intermédiateurs financés par la publicité, etc.) représente au maximum 2,7% du PIB européen. Ce chiffre est remarquablement stable dans le temps. Que deviendra-t-il au fur et à mesure que l’accès en ligne se substituera à l’accès aux médias sur support ? Il est possible que cette substitution se fasse avec une baisse de la part du PIB qui y est consacrée pour diverses raisons : difficulté accrue de l’organisation de la rareté des copies pour l’immatériel, contraintes de budget temps et suppression - très partielle à mon sens - des supports.

L’économie de l’infrastructure informationnelle (informatique matérielle et logicielle, télécommunications, audiovisuel numérique, y compris la photographie et internet) représente plus de 7% du PIB européen. Nous avons donc une sphère informationnelle qui représente 10% du PIB ... dont seulement un tiers environ (si l’on y inclut aussi le logiciel propriétaire) se réalise sous la forme de ventes de produits et services de contenus. Le reste relève de la fourniture de moyens aux individus et aux organisations. Mais fourniture de moyens pour quoi ? Une partie de ces moyens va aux entreprises productrices de biens et services non-informationnels. On l’estime approximativement à un tiers. Le reste soit un peu moins de 5% du PIB [7] va aux individus, pour l’ensemble de leurs activités informationnelles. Ce montant a été multiplié par 3 en 45 ans. Comme ces activités ne donnent pas lieu à transaction économique spécifique, elles sont mal mesurées. En dehors de l’accès au commerce électronique de biens et services, ces activités se répartissent entre des continents qu’il est de plus plus en difficile de distinguer au niveau statistique [8] et pratique [9] : la communication interpersonnelle, le traitement personnel de l’information et les médias personnels et collaboratifs (accès et publication « hors marché »). Toutes ces activités se déroulent largement « hors marché » [10], c’est à dire que leur couplage avec l’économique n’est réalisé qu’au niveau de l’accès à l’infrastructure. Résumé : les individus (les ménages en termes statistiques) consacrent des sommes gigantesques à des activités informationnelles qui sont largement hors marchés.

Pourquoi vous peindre ce paysage macroscopique. D’abord parce que je suis persuadé que la structure de dépenses en TIC du système éducatif (hors formation) est ou tendra à être de même nature, à moins que vous ne soyez exceptionnellement dépendants de certains de vos fournisseurs. Ensuite parce qu’il éclaire les choix auxquels vous allez être confrontés.

Prenons un micro-exemple. L’enseignement de l’informatique en classes préparatoires scientifiques se fait au moyen du logiciel de calcul formel Maple. Sa place a été renforcée par le fait que l’épreuve correspondante qui n’était obligatoire qu’au concours de Polytechnique l’est devenue dans d’autres concours. La licence étudiant de Maple coûte 105 €, la licence pour un enseignant du supérieur 1035 €. Il y a des licences par établissement à quelques milliers d’euros qui excluent la distribution de licences personnelles aux étudiants et enseignants. On verra que ces aspects économiques sont en réalité secondaires, c’est l’effet de ces modèles commerciaux propriétaires sur l’éducation qui pose réellement problème. Il se trouve qu’il existe un logiciel libre issu de la version de 1982 du prédécesseur de Maple (Macsyma) logiciel qui a été maintenu pendant 20 ans par un chercheur d’un laboratoire du Departement of Energy américain. Malade, celui-ci a obtenu en 1998 la permission qu’il réclamait depuis des années de distribuer ce logiciel sous licence libre GPL. Il a été depuis amélioré, notamment sur le plan des interfaces graphiques. Il n’existe aucune fonctionnalité qui soit utilisée dans l’enseignement de classes opératoires qui ne soit pas disponible dans Maxima. D’ailleurs, les étudiants de CPGE font essentiellement de la programmation classique avec Maple et n’utilisent que très peu la programmation symbolique qui fait la spécificité de ce logiciel et de Maxima. Cela est sans doute du à la crainte que les étudiants se reposent sur la résolution automatique de problèmes permise par ce logiciel. Cela serait effectivement problématique, puisque le code source de Maple étant propriétaire, ils n’auraient même pas la possibilité de comprendre comment ce logiciel fait pour résoudre les problèmes. Conclusion : la dimension économique serait très secondaire si elle n’aboutissait à détruire le potentiel éducatif des ressources appropriées.

Est-ce que si l’éducation nationale décidait d’utiliser Maxima ou des logiciels similaires lorsque c’est possible, cela signifierait une disparition des intermédiaires éditoriaux ? Je ne le crois pas, d’ailleurs ce n’est pas vraiment par souhait de valorisation économique que les chercheurs du MIT ont donné une licence pour Macsyma à Symbolics ou ceux de Waterloo pour Maple à Watson Products. C’est qu’ils n’arrivaient plus à soutenir un nombre d’usagers croissant. D’une façon générale, c’est à une reconfiguration des intermédiaires que nous assistons et non à leur disparition. Ainsi par exemple du déplacement de l’activité éditoriale plus en aval, après que les contenus aient été diffusés ou les outils utilisés, mais aussi du développement en amont de fonctions à valeur ajoutée au moment de la production. Il y a deux grandes questions. Celle du financement et de la solvabilisation de la demande pour ces nouvelles fonctions éditoriales est la plus facile à condition de ne pas s’interdire les solutions potentielles pour des raisons idéologiques. Par solutions potentielles j’entends notamment toutes les formes de mutualisation sociale des ressources, qui doivent laisser aux individus ou usagers le choix d’orienter leur usage, mais que l’Etat peut contribuer à organiser. La seconde est de savoir si à l’issue de cette reconfiguration, la forme des activités éditoriales et les régimes de droits d’usage seront compatibles avec les pratiques éducatives dont nous avons besoin à l’ère de l’information.

Conséquences pour l’économie du numérique dans l’enseignement

Sur le tableau noir de Richard Feynman lors de sa mort, il était parait-il écrit :
« Ce que je ne peux créer, je ne le comprend pas11 »

Richard Feynman exagérait. Il avait une vision si exigeante de la compréhension qu’il mettait la barre un peu haut. Parfois, pour apprécier une chose, il suffit de créer non pas la chose elle-même, mais quelque chose de similaire. Parfois il suffit de manipuler une chose pour commencer à comprendre comment elle marche. Le plus souvent, c’est en adressant ce qu’on produit à d’autres que l’on comprend les limites de cette production et qu’on devient capable de la mener de façon plus riche ou créative.

A quelles conditions l’enseignement pourra-t-il construire un environnement numérique propice pour assurer les trois volets de sa mission telle que la définissait Judah L. Schwartz : transmettre les connaissances constitutives d’une culture, construire les compétences nécessaires aux activités professionnelles, former l’individu autonome, critique et capable de coopération dont a besoin la démocratie ?

Je ne peux que lister quelques conditions nécessaires :

  • Reconnaître les mutations introduites par les techniques informationnelles. J’entends des professeurs se désoler des devoirs copiés-collés d’internet. Ne devraient-ils pas avant tout enseigner à effectuer de bonnes compilations analytiques, construites avec esprit critique à partir de la masse des informations disponibles sur internet ?
  • Ne jamais laisser le produit remplacer la fonctionnalité, l’usage remplacer la pratique, la procédure remplacer le projet.
  • Exiger que les instruments informationnels des activités de l’esprit utilisés dans le système éducatif soient librement utilisables, modifiables et partageables.
  • Reconnaître la communauté éducative comme productrice.
  • Obtenir dans l’environnement juridique une exception éducative qui n’enferme pas l’acte éducatif dans les seuls établissements d’enseignement et qui permette la diffusion de ce qu’il produit (par exemple des vidéos de cours où des photographies extraites de livres sont présentées).
  • Organiser l’économie du domaine autour de ces buts, en accompagnant l’évolution des acteurs éditoriaux pour leur permettre de les servir d’une façon renouvelée.

Merci de votre attention.

[1Cette phrase n’a pas été citée dans l’exposé oral.

[2Ada Lovelace, Notes by the translator to the Memoir of Luigi Federico Menabrea, trad. par mes soins, http://www.fourmilab.ch/babbage/sketch.html

[3Le protocole internet a été conçu pour que l’intelligence (entendre l’intelligence insérée dans les programmes tout comme l’intelligence des êtres humains) soit « à la périphérie ».

[4Les trois écritures : Langue, nombre, code, Editions Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, mai 2007

[52% de la population française, mais rattrapés récemment par la télévision sur internet.

[6L’analyse que j’ai effectuée des forums du Grand débat sur l’école montre que pour l’immense majorité des intervenants, seules ces deux options étaient prises en compte.

[7Justification de ce chiffre : informatique et télécoms représentent à elles seules 4,2% du budget des ménages soit 3% du PIB. Si l’on ajoute l’ensemble des dépenses liées aux médias numériques (photographie, vidéo et musique) et différentes dépenses de la collectivités pour l’infrastructure des activités informationnelles, on obtient le chiffre mentionné.

[8En raison de la convergence des infrastructures.

[9Parce que les activités intermédiaires dominent, cf section « nature de la rupture informationnelle ».

[10Pour une analyse lumineuse du rôle des activités informationnelles « hors marché », voir Yochai Benkler, The Wealth of Networks, traduction française à paraître aux Presses universitaires de Lyon

Posté le 23 décembre 2007 par Michel Briand

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